dimanche 31 décembre 2023

Retour




Le refroidissement de la surface externe du corps entraîne inexorablement la faiblesse, puis une insensibilité progressive. Arrivés à cette période, une partie des malades revient à la vie, une autre fraction succombe à l'oubli, et une dernière tombe dans un état particulièrement fiévreux et exalté, fort dangereux, qui peut se prolonger longtemps et durant laquelle les malades parlent avec une frénésie qui frôle la folie. Chacun sait qu'au commencement d'une épidémie tous les remèdes dits éprouvés sont inactifs. En particulier lors de l'apparition d'une sorte de maladie nouvelle. À la fin de cette épidémie les moyens et les médications les plus variés opèrent quelques miracles. Cela signifie que la maladie, une fois déclarée, suit sa marche fatale, et enlève, d'une manière ou d'une autre, en dépit de toute intervention médicale, si rationnelle qu'elle soit, plus de la moitié des personnes frappées.

Rapport du cinquième jour de l’envoyé spécial Ulysse par notre Grand Vérificateur des Croyances 

- Progressivement, ma peau s’était mise à brûler. Ce n'était pas seulement une sensation que je ressentais de l'intérieur mais mes propres yeux ne me laissaient pas le choix de l'interprétation. Je brûlais. Dès lors je n'avais qu'une solution, je me jetais à l'eau, espérant par ce geste mettre fin à ces brûlures insupportables. J'avais conscience de l'ambiguïté de mon geste. Je ne sais si je cherchais à mettre fin à mes douleurs ou à ma vie. Naturellement, il m'est plus facile aujourd'hui d'essayer de mettre de l'ordre dans l'enchevêtrement de mes pensées et de mes actions, mais alors mes gestes et mon esprit étaient plus que désordonnés. Fort heureusement cela ne dura pas… Je nageais longtemps et, sans que je l’aie prémédité je me retrouvais comme un naufragé sur une autre île bien plus petite que la précédente. Ma peau s’était refroidie. J’étais épuisé, mais j’avais l’agréable sensation de revenir à la vie.




Observé

 
 

Le souvenir de ma chute s’était estompeé peu à peu. Je ne boitais plus et je retrouvais goût à l’observation. Je ne savais pas alors à quel point cette chute allait faire partie de ma vie. Je n’avais point revu de ciel comparable à celui de ce jour-là, mais, je dois le dire, il me semblait que son image, très estompée cependant, était restée dans ma tête. C’était un peu comme si, par moment, vivement, cette image, sans même que je l’identifie, se superposait à la réalité et puis très vite tout se remettait en place. En ce moment même je ne sais où je me trouve. Cela peut paraître bizarre mais j’avais obéi aux ordres et aux instructions que l’on m’avait communiqués. J’étais arrivé après quatre jours de voyage. Chaque jour était une sorte de voyage dans l'inconnu et chacun de ces voyages avait été fort différent des autres. Et puis je me suis retrouvé là sans savoir comment. Un beau matin je m’étais retrouvé en un lieu parfaitement inconnu avec un bandeau noir sur les yeux. À peine l’avais je enlevé que je fus complètement aveuglé par le soleil. J’entendais au loin, ce que j’imaginais être les rugissements des vagues qui s’écrasaient sur les rochers. Et puis j’eus bientôt la conviction que j’avais été débarqué sur une île. Cette île ne ressemblait à rien de ce que j’avais connu jusqu’ici. Sur le moment elle me donna l’impression d’être presque déserte. Tout y était petit, sans doute à cause du vent et du sel. Il y avait un petit village, enfin non, tout juste quelques maisons plus ou moins groupées et qui me paraissaient être abandonnées. J’attendais avec impatience des instructions concernant la mission qui m’avait mené jusqu’ici. Comme je devais observer… simplement observer… j’observais… Les jours passèrent en silence… silence que j’observais lui aussi… Je ne savais pas alors que moi aussi j’étais observé…



 
 
 
 

samedi 30 décembre 2023

Lâcher prise

 


Ulysse, envoyé du Grand Vérificateur des Croyances, avait été prévenu:
Il semble y avoir, quelque part en ce monde, un autre monde rouge et brûlant où flottent des nuages rosés à l'odeur prenante : âcre et sucrée. Quiconque la découvre risque la contamination et risque fort d’y perdre sa santé. À ce stade pourtant, s’il commence à avoir froid, le sujet devrait immédiatement cesser de…* … souffrant d'évacuations abondantes et de toutes sortes, qui prennent bientôt un caractère suspect, deviennent blanches comme de l'eau de riz et, curieusement, inodores. Il perd la notion du temps et se laisse porter par son imagination. Parmi les conséquences de cette perte de sucs, on notera la soif ardente et une perte sévère de poids, qui associé à la faiblesse du pouls, l’émoussement de la voix et les crampes douloureuses dans le système musculaire, en particulier dans les mollets, paralysant la peur naturelle, le font lâcher prise et se laisser emporter par la moindre brise. Il s'envole littéralement. Naturellement tous ces symptômes sont sujets à variations selon la nature profonde du porteur…

* malheureusement, le billet sur lequel a été soigneusement les instructions a été sérieusement abîmé et le malheureux Ulysse ne peut, pas plus que nous les lire…ce qui ne sera pas sans conséquences…

Rapport du quatrième jour d’Ulysse, envoyé spécial du Grand Vérificateur:

- J'avais basculé dans le vide. Cependant contrairement à ce que j'imaginais, je ne tombais pas à pic. Je flottais. De longs fils nuageux m'entraînaient dans leurs sillages odorants. J'avais l'impression de retomber en enfance. La véritable odeur de ces nuages était une odeur de barbe-à-papa.
Je sentais vaguement, malgré mon indolence et sans rien que je puisse observer le confirme, un regard qui pesait sur moi.



Observation


 




Deuxième rapport, dit rapport du soir,  du troisième jour
envoyé au Grand Vérificateur des Croyances :
Rapport manuscrit d’Ulysse, envoyé très spécial des Hautes Sphères 

Sans doute exagérais-je en ce temps là… mais il m’était difficile de laisser faire le temps ce que je devais faire par moi-même, aussi dès lors que je me suis relevé de ma chute, malgré de fortes douleurs qui avaient envahi mon cerveau, allant claudiquant de gauche et de droite, je me remis à mes observations. Cependant la première chose que je constatais était que le soir tombait… Il s’était donc passé une journée sans que je puisse me souvenir de rien, excepté le début et la fin… Laissant de côté les contrariétés liés aux risques inhérents aux faits accidentels d’une existence que je pensais indépendante, je me mis à rédiger le rapport promis et attendu. Cependant, comme vous pouvez le penser, je n’avais pour ainsi dire rien à raconter. Je pensais, bien confusément, que dès lors que je me mettrai à écrire un mot en enchaînant un autre le souvenir de ma journée me reviendrait… Ce ne fut pas le cas ce jour-là…
 
 
 
 
 
 
 

vendredi 29 décembre 2023

Émotion

– Cette aurore est la première du monde. Jamais encore cette teinte rose, virant délicatement vers le jaune, puis un blanc chaud, ne s’est ainsi posée sur ce visage que les maisons des pentes ouest, avec leurs vitres comme des milliers d’yeux, offrent au silence qui s’en vient dans la lumière naissante. Jamais encore une telle heure n’a existé, ni cette lumière, ni cet être qui est le mien. Ce qui sera demain sera autre, et ce que je verrai sera vu par des yeux recomposés, emplis d’une vision nouvelle.
 

Bernardo Soares (Pessoa), in « Vivre, c’est être un autre », in Le livre de l’intranquillité, trad. F. Laye, Paris, Christian Bourgeois
 
 
Quand une pomme nous semblait rouge dans l’Éden, elle était glorieusement, parfaitement et primitivement rouge. Il n’était pas nécessaire qu’il y ait une longue chaîne causale allant de la microphysique de la surface, à travers l’air et le cerveau, jusqu’à l’expérience visuelle avec laquelle elle entretient un lien contingent. Plutôt, la rougeur parfaite de la pomme nous était simplement révélée. La rougeur qualitative de notre expérience dérivait entièrement de la présentation de la rougeur parfaite dans le monde.
 
 
David J.Chalmers, « Perception and the Fall From Eden »
 
 
 
 
 
 
 
Premier rapport du troisième jour envoyé au Grand Vérificateur des Croyances :

- Au petit jour, après que le soleil se fut levé, alors que je montais une fois encore au sommet du rocher, le ciel, soudainement baissa d’intensité et se mit à rougir. Je ne sais ce qui en fut la cause, mais je sentis aussitôt mes yeux et ma tête s'échauffer. Je sentis que je perdais pied et dans le vide ce fut comme si j'avais été projeté. Il me semblait que du soleil, en silence, me parvenait une attraction telle que, littéralement, sans aucun effort vers lui je volais. Je n'avais plus aucune autre sensation que d'être envahi, comme lorsqu'une émotion vous envahi, par une sorte de rougeur assez agréable au début... Je venais probablement, pour la première fois, d'être mis en en présence de ce pourquoi j'avais été missionné. Et j'eus dû être plus attentif car dès cet instant je ne me suis souvenu de rien...


Surveillance

"La philosophie avance difficilement un paradoxe plus grand aux yeux des gens que quand elle affirme que la neige n’est ni froide ni blanche, le feu ni chaud ni rouge."

David Hume, Lettre à Hugh Blair du 4 juillet 1762, publié dans Mind en Octobre 1986;


Chaque jour, du mieux qu'il le peut, Ulysse, envoyé très spécial des Hautes Sphères, se remémore le but de sa mission et les nombreuses recommandations d’usage en ces cas-là.
 
- En premier lieu une prévenance aigüe contre toute forme d’enthousiasme pour la société civile qui sans cesse joue de ses charmes pour distraire tout observateur… reconnus ou pas…
- En second lieu, contre l’enthousiasme tout court. Il n’est pire danger si ce n’est la fréquentation des réseaux sociaux…
- Notre Confrérie sous le contrôle de son Grand Vérificateur des Idées, est chargée de prescrire les mesures de désinfection conformes à l'état actuel de l'expérience et de la science, elle a pour mission de les faire appliquer par tous et elle le fait de la façon la plus précise. Elle possède en outre dans la personne du Référendaire sanitaire un organe propre à surveiller et à encourager les mesures morales, mais il n'est pas tout puissant, l'autorité exécutive ne lui est pas conférée d'une manière qui puisse suffire. De là, l'intervention de notre Commissariat d'Éthique appliquée, qui a jugé utile de charger un de ses membres, moi-même sous le nom de code Ulysse, de l'élaboration d'un résumé succinct des mesures propres à prévenir l'introduction de cette épidémie en nos contrées. Pour cela et pour d'autres raisons tenues secrètes, je suis actuellement en train d'observer les régions les plus sauvages et les moins connues de notre monde.
 
Notice écrite  la main par un anonyme:
Mais sans que notre envoyé s'en doute, au même instant, pour des raisons officiellement similaires aux siennes, une autre confrérie le surveille avec la même attention que nous-mêmes la surveillons.


jeudi 28 décembre 2023

Métaphore

 

 
 
– Est ce là tout ce que vous dit alors notre maître ?
– Non, non, non content de semer le trouble dans mon esprit… il continua…
– Pourquoi dites-vous cela? Parler de trouble… de semence…
– Parce qu’il continua…
– Je parlais du trouble dans votre esprit…
– J’ai dit qu’il semait le trouble, sans savoir si c’était intentionnel ou pas, mais je n’ai pas dit qu’il avait germé… Cependant, quelque chose d’autre avait germé… Je me demandais alors, sans trop y réfléchir, s’il avait tous ses esprits…
– Et que se serait-il passé si vous aviez eu cette réflexion?
– J’aurais alors gagné beaucoup de temps…
– Gagné du temps à quel sujet?
– Au sujet de ses esprits… J’avais employé une formule toute faite sans me rendre compte que j’avais soulevé le lièvre…
– Que vient faire ici le lièvre?
– C’est une métaphore…
– ?...
– Une image si vous préférez.
– Comme nous!
– Non... c'est un procédé de langage dans lequel une action ou des acteurs jouent à la place des autres...
– C'est comme je disais... mais revenez à votre récit et souvenez-vous que vous devrez aussi, mais plus tard, me raconter l'histoire du lièvre qui a semé quelque doute dans mon esprit...!
Il continua de me conter le rapport d'Ulysse à propos des "âniomes stellaires"



"Immédiatement, nous avions envoyé notre meilleur spécialiste sur place, avec mission d'observer avec une exactitude sans limites, le fonctionnement, le comportement et les effets de ces "âniomes" sur la personne humaine et surtout les populations. Nous vous tiendrons informés, jour après jour de l'état de sa mission.

9 mars, 25ème année 

- Long voyage cette nuit. Peu dormi. Aujourd'hui, juste après mon réveil, les "âniomes" se sont dispersés. Juste eu le temps d'escalader un rocher et de les voir disparaître à l'aube.
Conclusion : ne pas faire de conclusions hâtives et rester attentif."
 
 
 

Une légère différence

 

 
Indépendamment des observations et des conclusions finales que pourrait tirer Ulysse, votre serviteur et envoyé chargé de mission sur le terrain:

10 mars de la 25ème année 

Il est à noter une légère différence dans la présence de nuages. Leurs formes allongées ne correspondant pas, de par leurs couleurs et surtout leur odeur, âcre et sucrée, au canon déjà observés en cette matière. Malgré le calme apparent et la désertification bien réelle de cette région, je ressens une accélération du flux du temps et une présence qui pourrait bien être à l'origine de ce que je ressens. Je sais bien que ce que je viens d'écrire contient une sorte de simplicité qui confine avec la bêtise et je crains fort que le pressentiment suivant représente une suite logique et concrète à ce que nous pressentions.
Conclusion légèrement restreinte: ressentir, contrairement aux faits, ne donne guère matière à une conclusion.
De manière indépendante, nous possédons contre les invasion de cette sorte, un plan de mobilisation soigneusement étudié, dont la non observation serait considérée comme un délit de haute trahison. Les principes généraux nous ont été dictés par la loi dites de Troyes, sur les épidémies. De leur côté, les autorités concernées ont établi, avec une intelligence digne d'éloges, les détails d'exécution à chaque endroit, déterminé par avance et soigneusement analysé avec la souplesse nécessaire à une bonne adaptation.



mercredi 27 décembre 2023

"âniomes stellaires"

« Écrire devant être, le plus solidement et le plus exactement qu'on le puisse, de construire cette machine de langage où la détente de l'esprit excité se dépense à vaincre des résistances réelles, il exige de l'écrivain qu'il se divise contre lui-même. C'est en quoi seulement et strictement l'homme tout entier est auteur. Tout le reste n'est pas de lui, mais d'une partie de lui, échappée. Entre l'émotion ou l'intention initiale, et ces aboutissements que sont l'oubli, le désordre, le vague, —issues fatales de la pensée, — son affaire est d'introduire les contrariétés qu'il a créées, afin qu'interposées, elles disputent à la nature purement transitive des phénomènes intérieurs, un peu d'action renouvelable et d'existence indépendante...»

Paul Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci



– Ce que nous entendons de notre maître n’est pas seulement ce qu’il envisageait de dire…
– Qu’est-ce à dire?
– C’est aussi et surtout ce qui lui a échappé…
– Auriez-vous un exemple, je vous prie.
– Je n’en ai point à l’esprit mais il me semble à propos de vous répéter une chose étrange toute entière contenue dans ce qu’il me dit un jour où il ne me semblait point être égal à lui-même ou du moins comme je l’entendais… Ce jour-là, c’était comme s’il faisait un rapport en l’adressant à quelqu’un d’autre que nous. Il ne nous regardait pas et faisait comme si nous n’étions pas là et dans ce rapport, en une sorte de préliminaire il situait un souvenir et son action. Mais d’autre personne que nous, il n’y avait pas… Nous étions, comme d’habitude, seulement les trois. De plus, dans ce préliminaire il parlait de nous… en oubliant, consciemment ou pas, que nous étions là… 

 
Soucieux d'emmener son image cheminer avec lui, c'est-à-dire  des  perroquets à son image , l'auteur ne se rend pas compte de la difficulté qu'il y a à le suivre. L'aurait-il appris que cela ne lui eut servi à rien. La difficulté n’étant pas de nature intellectuelle mais simplement due à la confusion extrême des nombreuses sollicitations qui submergeaient son esprit. De plus,  cet esprit n'étant  point  de nature unitaire, il faudrait dire: ces esprits  pluriels... ce qui complique d'autant plus le langage et le déchiffrage de ce langage...

"Notre pays est encore, jusqu'ici, pour un certain temps, épargnée du fléau qui sévit alentours. Il menace de se répandre avec la rapidité que permettent les moyens de transport actuels. Il peut faire son apparition chez nous, et nous devons grâces à la Providence si nous restons épargnés. Pas moins ne devons-nous nous croiser les bras, et nous flatter de posséder l'immunité contre cette calamité. De vastes et lugubres taches rouges appelées "âniomes stellaires"
qu'il ne faut pas confondre avec les "angiomes stellaires"sont récemment apparues dans notre ciel."
 
* Le terme est, après de nombreuses et infructueuses recherches, est manifestement inventé par l'auteur 

Dédoublement

  
Phèdre

Mais d'où peut donc, ô Socrate, venir ce goût de l'éternel qui se remarque parfois chez les vivants? Tu poursuivais la connaissance. Les plus grossiers essaient de préserver désespérément jusqu'aux cadavres des morts. D'autres bâtissent des temples et des tombes qu'ils s'efforcent de rendre indestructibles. Les plus sages et les mieux inspirés des hommes veulent donner à leurs pensées une harmonie et une cadence qui les défendent des altérations comme de l'oubli.

Socrate 

Folie! ô Phèdre; tu le vois clairement. Mais les destins ont arrêté que, parmi les choses indispensables à la race des hommes, figurent nécessairement quelques désirs insensés. Il n'y aurait pas d'hommes sans l'amour. Ni la science n'existerait sans d'absurdes ambitions. Et d'où penses-tu que nous ayons tiré la première idée et l'énergie de ces immenses efforts qui ont élevé tant de villes très illustres et de monuments inutiles, que la raison admire qui eût été incapable de les concevoir?

Paul Valéry, Eupalinos ou l’architecte 


 

 Troisième réflexion consacrée à la vingtième séance de  M. Don Carotte

Je n’avais pas mesuré à quel point Damon… Daemon ou Daïmon… comme il arrivait à Platon le le Petit de dire s’appeler, pouvait être considéré comme un dédoublement de personnalité… C’était une erreur, aujourd’hui je le sais. Mais sur le moment, je considérais qu’il s’agissait d’une sorte de malentendu. Maintenant je me rendais compte qu’il ne pouvait être dû qu’à moi-même… Je n’imaginais même pas qu’il put y avoir une autre forme de dédoublement que celle des humains … J’étais loin de pouvoir concevoir ce que j’allais apprendre plus tard…




mardi 26 décembre 2023

Un décor

« Je crois à chaque instant que je vais discerner quelque forme, mais ce que j'ai cru voir n'arrive jamais à éveiller la moindre similitude dans mon esprit.»

Paul Valéry, Eupalinos ou l’Architecte
 

 – Serait-ce… là, devant nous, cette vérité dont parlent si souvent les hommes et notre maître en particulier?
– Ce n’est qu’un décor et peut-être moins que cela… l’image d’un décor…
– Ne croyez pas que nous puissions voir ce qu’ils voient. Nous ne sommes pas ce qu’ils sont et si nous pouvons voir c’est uniquement dans ce qu’ils nomment image. Ce qui est au-delà nous ne pouvons que l’entendre par la voix de notre maître…
– Quel serait ce doute qui vous habite et dont je ne doute pas?
– Je ne sais pas si la voix que j’entends est toujours la sienne…
– Diriez-vous qu’il nous serait possible d’entendre la voix de quelqu’un d’autre que lui…. Qui appartiennent à son monde… en dehors bien sûr des voix de notre monde?



 

Désordre

 
«L'incertitude objective, gardée dans l'appropriation de l'intériorité, est la vérité ».

Kierkegaard 


– Parmi toutes les questions que nous n’avons pas encore abordées…
– Dites-moi.
– L’une retient particulièrement mon attention et me dérange quelque peu.
– Laquelle?
– Celle de notre maître… Comment se fait-il que nous l’ayons choisi pour guide?
– Votre question est mal posée puisque ce choix n’est pas le nôtre… et ne peut pas l’être!
– Pourquoi donc?
– Parce qu’il n’est pas seulement notre guide… il est d’abord notre créateur et c’est parce qu’il est notre créateur que nous subissons le mouvement de ses idées! 
– Alors, se pourrait-il, pardonnez mon insolence… je sens que je vais peut être vous fâcher, se pourrait-il que ce soit nous qui serions… un peu… des maîtres… ses maîtres… ou du moins des sortes de guides?
– Rien n’est moins sûr… comment cela pourrait il se faire?
– En nous donnant en spectacle! En réagissant à ces mouvements qu’il ordonne et à qui... nous... enfin, comment dire... il nous arrive bien souvent de ne pas nous y soumettre entièrement... et ainsi de les désordonner? Je crois sincèrement que c’est ce désordre qu’il suscite et... plus encore, qu'il espère...



lundi 25 décembre 2023

Échos

« Chaque nouveau lecteur privilégiera des échos intérieurs que nous n'aurons pas su percevoir, et négligera tel de ceux que nous proposons: il se construira ainsi son propre objet de lecture (…) à la fois partiellement identique, et pourtant irréductible à celui d'autrui.»

Aragon, le fantasme et l'histoire: Incipit et production textuelle ...
De Lionel Follet






– Pourquoi notre maître écrit-il tout ce qu’il nous donne à répéter?
– Chaque fois qu’un lecteur lit, il répète ce que l’auteur a déjà dit… mais notre maître ne peut pas entendre ce qu’il dit… ni comment il le dit, et c’est là le plus important. Lorsque nous répétons, en imitant sa voix, nous lui donnons à entendre sa voix… mais…
– Continuez!
– ... il entend sa voix de l’extérieur, comme quelqu’un écoutant un enregistrement…
–Et alors?
– Il ne se reconnaît pas vraiment… Et puis donner à entendre c’est aussi donner à comprendre…
– Comment cela?
– Il arrive que nous lui donnions à entendre ce qu’il ne sait pas…
– Qu’est-ce ?
– Une part cachée, contenue dans le son et qu’il ignore et qui, de fait, ne lui est pas directement accessible …
– Pardonnez mon inconstance, je suis conscient de passer du coq à l’âne, mais ce que vous dites me fait, je ne sais pourquoi, penser à cette question qui est bien souvent présente à mon esprit…
– Dites-moi.
– Sommes-nous naturels… au sens de: faisons nous partie de la nature?
– Si je m’en tiens à la seconde partie de votre question, la réponse de notre maître, certes imparfaite… est positive: si, en profanes, nous ouvrons la question… alors oui il est possible que nous fassions partie de la nature… le tout est de pouvoir, d’avoir les arguments pour dire comment…
– Et c’est là, probablement, que les choses se gâtent!
– Tou est affaire de définition…
– Ce qui pose la question… de la définition du mot définition…
– Le mot même le dit… presque malgré lui… En lui résonnent aussi, comme en chaque mot, des échos lointains…



Point de vue


« C’est une sotte présomption d’aller dédaignant et condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable. »

Michel de Montaigne

 
Le colonel Ortho ou la Divine Providence 
 
Divine providence où les certitudes sont incertaines… Toute, absolument toute histoire pourrait être une sorte de démonstration de la fécondité de l’imaginaire. Le vrai comme le faux dépendent du point de vue… Cette histoire-ci aussi… peut-être… au point de paraître irréelle, naïve ou pire… de mauvaise foi. Au questionnement ineffable de l’intuition, elle parle de ceux qui s’ouvrent au mystère, au surnaturel. Un rien où tout est, rien ne commence et rien ne finit…







dimanche 24 décembre 2023

Soudainement

 


“Ce n'est point soudainement
que les épidémies frappent les hommes, elles n'éclatent avec intensité qu'après s'être lentement préparées.”

HIPPOCRATE


Il en est de même pour certaines histoires… Celle du colonel Ortho par exemple… pour qui le fil du temps s’est sérieusement enroulé sur lui-même enrôlant à sa suite toute une pléiade de mots dont on a, tout comme lui, peine à comprendre le sens. Or c’est précisément la tâche que le colonel s’est ordonné à soi-même…


Hypotypose

 

« Ces descriptions, qui sont si vives, se distinguent des descriptions ordinaires. Elles sont appelées hypotyposes parce qu'elles figurent les choses, et en forment une image qui tient lieu des choses mêmes: c'est ce que signifie ce nom grec hypotypose.»

Bernard Lamy, La réthorique ou l’art de parler, PUF 
 
 

Carnet de l’Enfant Lune
Septième page
 
 
Rien n'est moins bien éclairé que ce qui produit la lumière... et c’est à ses abords immédiats qu'habite la nuit la plus dense.

Souvent j'entendais des voix. Je n'étais pas fou, je n'en étais pourtant pas au point de croire que les pierres de la montagne ou les herbes dansantes de la colline fussent capables de parler notre ou tout autre  langage. L'eau, le vent et les arbres chantent, c'est entendu, mais les pierres... J'arpentais la montagne. En cercles de plus en plus larges tracés par la voix des choses et par la mémoire des pieds. Mes jambes et mon corps reprenaient force et vigueur. Chaque morceau de bois que je trouvais constituait une trace de mémoire. Je les retournais sept fois dans mes mains avant de les rejeter ou de les emporter. Et puis un jour, je la vis de loin dans le chemin de l'eau. Au pied d'une cascade imposante, fièrement dressée, face à la cascade, elle semblait, en désaccord avec sa nature terrestre lutter contre le courant, pour remonter à la source: une roue de bois, soulevée puis couchée par les courants, cerclée de métal rouillé et rongé mais encore brillant par endroit. Soudain coincée elle maintenait sa position entre deux pierres, mais, profitant des mouvements de l'eau, tournait sur elle-même, semblant éternellement en mouvement.
 
 
 
 
 

samedi 23 décembre 2023

Chose

«  Des hommes réduits à leur pure existence biologique ne sont plus des hommes; le gouvernement des hommes et le gouvernement des choses coïncident.»

Giorgio Agamben, Quand la maison brûle, Rivages, p. 12
 
 

 
Personne ne sait et personne ne saura jamais si l'irruption de Pinocchio, l'Autre, était une invention de l'enfant Lune, ou si ce fut sous l'impulsion de Pinocchio, l'Autre, lui-même... ou d’autres encore…Certaines idées sous formes d'images, traces de la première réécriture de ses cahiers, subsistent luttant contre le temps et les cheminements incessants de son imagination. Certes elles ont été corrigées, redessinées encore et encore au fur et à mesure des copies et de la maîtrise qu'il obtenait en dessinant avec ténacité plus qu'avec talent. Ces copies lui permettaient progressivement de comprendre ce qu'était son histoire. Histoire dont la signification et l'existence lui échappait. En ce sens, et sur ce point seulement, il ne le savait pas encore, il commençait à ressembler à tous ceux qu'il avait rencontré sans le savoir... Il n'en était pas de même pour Pinocchio, l'Autre, qui, comme son nom l'indique est tout autre chose... On peut , d'ailleurs, se demander si le mot chose convient...
 
 
 

Un certain chariot

 « La traduction la plus commode de "muthos" serait sans doute histoire. Le mythographe recueille des histoires, le mythomane en invente de façon intempestive, le poète ou le romancier en racontent. Ne croyons pas que la “grande” histoire, savante et posée, se prive tout à fait de mythes, même si l’obligation à laquelle elle défère la met précisément en garde contre l’extrapolation fabulatrice et l’embellissement.»

Qu'est-ce qu'un mythe ?, Michel Guérin, La pensée de midi
 
 

– Grande est...
– Faites silence... écoutez!
 

 
Carnet de l’Enfant Lune
Sixième page
 
 
En ce temps-là, après tout le temps passé dans le silence de l'oubli, une troisième sorte d'images m'apparaissaient régulièrement, le jour ou la nuit, comme des cauchemars me rendant prisonnier. Elles étaient d'une grande violence. Mais elles aussi, tout comme chaque chose, contenaient une part de vérité. Impossible de les manipuler. Soit elles ne changeaient jamais, que ce soit au-dehors, dans le chemin de l'eau ou dans le monde de ma nuit, soit elles se transformaient littéralement à vue d’œil... Pourquoi ne pouvais-je pas avoir confiance en ces images.

 

 
Patiemment, je me mis à la recherche de ce que je connaissais. La pensée que le chariot était passé avait traversé mon esprit. J'en avais la certitude. Il était revenu... J'avais très nettement vu une malle tomber dans la rivière. C'était la malle... Celle qui m'avait rendu prisonnier. J'en avais la certitude. Je me mis à sa recherche. Comme un fou, je cherchais... jusqu'à en perdre la vue. Le soleil était très puissant ce jour-là. Jusque là les eaux tourbillonnantes s'étaient faites ses alliées et puis les nuages se sont accumulés. Tout s'est assombrit... mais cela n'explique pas tout... C'est de trop de lumière que j'étais devenu aveugle.
 
 
 
 
 
 
 

vendredi 22 décembre 2023

Rideau

 
« Au sens le plus large du mot, il semble qu’on appelle esprit une certaine manière dramatique de penser. Au lieu de manier ses idées comme des symboles indifférents, l’homme d’esprit les voit, les entend, et surtout les fait dialoguer entre elles comme des personnes. Il les met en scène, et lui-même, un peu, se met en scène aussi. Un peuple spirituel est aussi un peuple épris de théâtre. Dans l’homme
d’esprit, il y a quelque chose du poète, de même que dans un bon liseur, il y a le commencement d’un comédien.»

Henri Bergson, Le Rire, PUF, 1959, p. 437.

 


– J'ai eu peur.. et je frissonne encore...
– Vous délirez?
– Pendant un instant j'ai cru... enfin... j'ai eu l'impression que le rideau se déchirait... J'ai eu l'impression d'un organisme vivant et que nous en faisions partie...
– Faites silence... Écoutez l'enfant Lune...
– Sait-il qu’il est sur une scène de théâtre?
– Son savoir est infiniment plus grand que le nôtre… mais cela il ne le sait pas.
– Pourquoi son savoir est infiniment plus grand que le nôtre !
– Parce qu’il ne répète rien…
– Que fait-il?
– Il représente…

 

Prison


« On s’attend d’ordinaire à ce qu'un tracé d'écriture soit en accord avec le sens des mots qu'il fixe sur le papier et que la mise en page soit en accord avec la signification du texte. De même, on sait que la matière du support et des tracés peut contribuer à éclairer un texte, dont elle enrichit ou explicite la signification par le biais de ses complicités avec le message linguistique. À l'inverse, il peut advenir que la matérialité d'un texte soit en contradiction avec le texte et puisse même le démasquer comme un faux. Le cas que je présenterai ici est d'une autre nature: ce n'est pas le texte lui-même, mais plutôt le témoignage de l'auteur sur les circonstances de la genèse qui se trouve directement mis en cause par le dossier génétique. Et ceci par le plus direct des moyens: l'existence pure et simple d'un dossier, alors qu'elle est niée par l'auteur.»



Une idée avait germé dans l'esprit de l'enfant Lune. Il avait dans sa tête vu défiler de nombreuses histoires, mais, à ce jour, il n'avait encore aucune idée de la sienne. C'est ainsi qu'il se mit à écrire maladroitement dans son premier cahier. Naturellement, à part lui, la langue qu'il employait était parfaitement incompréhensible et n'était nullement adaptée à l'écriture. C'est ainsi que les cahiers commencèrent dans la langue des images. Encore faut-il comprendre ce que cette langue signifiait pour lui qui était, selon nos conceptions, aveugle, sourd et muet...
 
 
 
 
Personne ne sait comment étaient vraiment ces premiers cahiers dont il ne reste aucune trace. Tout juste peut-on extrapoler à partir des corrections successives de l'enfant Lune dont on sait, à partir de ses écrits ultérieurs, comment elles furent mises en œuvre à partir du moment, très imprécis, où l'enfant Lune commençait à sortir de l'isolement de ce que d'aucuns voulurent appeler sa prison. Aujourd’hui, sans annotations en marge et sans commentaires à la fin ces cahiers réunis, regroupant images et textes corrigés par l'enfant Lune, qui n'est plus ce qu'il était, reforment une énigme qui n'aura jamais de fin... mais il se peut que, mise en garde contre les faux semblants et les vraies illusions, cette fin, à l'image de tout le reste, n'en a peut-être pas fini de vous tromper.
 
 
 
 

jeudi 21 décembre 2023

Représentation

 
"Nom commun. (Philosophie) Identité propre; ce qui fait qu'une personne est unique et absolument distincte d'une autre. Sous l'influence de la phénoménologie, l'usage s'est répandu de désigner l'individualité proprement humaine par le terme technique «ipséité»."
 
 
 
– Seriez-vous en quête de quelque chose?
– À quoi pensez-vous?
– Une sorte d’authenticité existentielle…
– Cette drôle d’idée qui, selon notre maître, consiste à devenir soi-même?
– Je ne vois pas ce qui serait drôle!
– Sauriez-vous me dire comment nous pourrions ne pas être nous-même? Nous ou quiconque d’ailleurs…
– Je crois que votre exemple est bien choisi!
– Pourquoi moi?
– Parce que vous et moi avons été éduqué, ou conçu en ce sens… Tout ce que vous dites est soigneusement choisi… à commencer par votre voix qui n’est pas la vôtre… mais celle de notre maître…
– Et alors? Vous aussi!
– Chacun à sa façon … C’est vrai… mais  cette idée de devenir, exprime dans mon… ou notre cas pourrait être une destination…
– Comme celle d’un voyage? C’est surprenant…
– Cependant n’oubliez pas qu’elle s’inscrit dans le cadre des pensées de notre maître…
– Nous n’en sortirons jamais!
– C’est là notre destinée… notre seule origine... et notre seul espoir…
– Il y en aurait un!
– … Ce qui signifie que la connaissance partielle, mais particulière que nous pourrions avoir interfèrerait avec l’itinéraire spirituel de notre maître…
– Je ne vous suis plus…
– En sorte que le degré suprême du savoir … de notre maître…correspond au point où il atteint sa vraie ipséité, point que Jankélévitch assimile à l’innocence... ou à l’enfance.
– Je commence à comprendre… Nous ne sommes point... comment dire... de simples réalités naturelles et, en tant qu'images de... nous serions ses enfants, en quelque sorte... au sens plus large, l'enfance... ce seraient… nous... enfin... tout cela dans la tête de notre maître.
– D’où l’idée, absolument essentielle dans notre cas, d’un itinéraire spirituel ayant pour office de le ramener, par-delà notre enfance perdue...
– Le ramener à notre enfance... lui? Notre maître...Vous me mettez en confusion... Vous savez bien que notre enfance n'existe tout simplement pas!
– Je parlais simplement du concept de l'enfance perdue, et de celui   d'«innocence citérieure»...
– La langue... enfin le jargon que vous utilisez me désespère à jamais... Qu'est que tout cela veut dire?
– L'espoir ne peut être dans les mots.
– Alors... où se trouve-t'il ?
– Dans le ton et dans les inspirations...
– Encore un mystère!
– Oui, mais un mystère à notre mesure.
– Que voulez-vous dire?
– C'est un mystère qu'il s'agit simplement de découvrir.
– En soulevant le rideau simplement je suppose!
– C'est cela, regardez l’enfant Lune va reprendre… Voyez comme le rideau se lève... on dirait un œil qui s'ouvre pour voir les spectateurs...