jeudi 31 décembre 2015

31 décembre (158)

Épisode 158

Sois sans crainte : cette île est pleine de rumeurs,
De bruits, d'airs mélodieux qui charment sans nuire.
Tantôt ce sont mille instruments qui vibrent,
Qui bourdonnent à mes oreilles. Tantôt des voix,
Alors même que je m'éveille d'un grand somme,
M'endorment à nouveau pour me montrer en songe
Dans les nuées qui s’entrebâillent, des trésors
Prêts à m'échoir, tant et si bien qu'à mon réveil
Je supplie de rêver encore.

Shakespeare
La tempête
Acte III, scène II ( Caliban )


 « Nous sommes tous dans le caniveau,
mais certains d’entre nous regardent les étoiles. »

Oscar Wilde

Cher Justin
Il est de coutume, en ce dernier jour de l'année, de présenter ses vœux, je ne vais pas manquer à la tradition... Mais auparavant, comme le sujet est... disons délicat au vu de ma situation... De plus, il semblerait qu'il faille que je prête main forte à l'un de vos fins limiers...

 
 "Si l'erreur est corrigée chaque fois qu'elle est décelée,
alors le chemin de l'erreur est celui de la vérité."


H. Reichenbach


mercredi 30 décembre 2015

30 décembre (157) De paradoxe en paradoxes

Épisode 157


« Ainsi, mille cygnes blancs ne suffisent pas à prouver que tous les cygnes sont blancs;
mais un seul cygne noir suffit à prouver que tous les cygnes ne sont pas blancs.»
Paradoxe de Hempel

 
Sitôt que la moindre des interrogations est formulée, le symbolisme se met en marche.
L’objet de notre étude ne peut être touché du doigt, il est le doigt.
Aussi limitées ou, au contraire, aussi démesurées que soient la pensée et les idées,
le labyrinthe qui les contient fonctionne sans qu'il soit nécessaire d'y entrer
car nous y sommes.

Cher Justin
Pour parler comme vous, de là où je suis jusqu'au lieu où vous êtes il n'y aurait qu'un pas si ce pas fut de grandeur suffisante. De la même manière la distance qui sépare nos idées pourrait être considérée comme presque nulle selon l'unité de mesure que nous utiliserions... Mais ce serait oublier, nier même, ce qui constitue cette différence et qui en elle-même n'est pas mesurable...

mardi 29 décembre 2015

29 décembre (156)

Épisode 156


"Il n'y a plus de honte maintenant à cela, l'hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d'homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu'on puisse jouer aujourd'hui, et la profession d'hypocrite a de merveilleux avantages. C'est un art de qui l'imposture est toujours respectée, et quoiqu'on la découvre, on n'ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement, mais l'hypocrisie est un vice privilégié, qui de sa main ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d'une impunité souveraine. On lie à force de grimaces une société étroite avec tous les gens du parti; qui en choque un, se les jette tous sur les bras, et ceux que l'on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés: ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres, ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j'en connaisse, qui par ce stratagème ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d'être les plus méchants hommes du monde? On a beau savoir leurs intrigues, et les connaître pour ce qu'ils sont, ils ne laissent pas pour cela d'être en crédit parmi les gens, et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d'yeux rajustent dans le monde tout ce qu'ils peuvent faire. C'est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires."
Dom Juan ou le festin de pierre
Molière

Cher Justin
Il n'est de plus grand malheur que de ne pouvoir expier les fautes que nous avons faites... Si je pouvais... comme une faveur... vous faire la grâce de... Savez-vous que je ne suis guère loin de penser qu'il reste en moi-même un peu de reste de ce feu que je croyais éteint... Certes, comme vous pourriez le voir, à l'image de mon messager, si nous paraissions devant vous... je porte quelques cicatrices... mais laissons cela pour plus tard... Nous en étions à cette notion bien mal comprise qu'est la non violence.Ne croyez surtout pas que j'en sois au repentir ou à quelque louable pensée qui serait comme un de vos souhaits accomplis. Non, je n'ai guère changé, mais il me semble que votre oreille n'est guère formée à ce qui, même de loin, se puisse nommer "vérité"... ou, pour faire un pas moins long, s'approcher du "véritable". Vous saisissez, je l'espère, la nuance...

lundi 28 décembre 2015

28 décembre (155) Une fuite infinie

Épisode 155

" Quel est l'homme qui désire le plus vivement une révolution?
N'est-ce pas celui dont l'existence actuelle est misérable?
Quel est l'homme qui aura le plus d'audace à bouleverser l'État?
N'est-ce pas celui qui qui ne peut qu'y gagner, parce qu'il n'a rien à perdre? "

L'Utopie
Thomas More 




Cher Justin
Je crois que le moment est venu pour vous de cesser de fuir... Vous souriez? Vous ne devriez pas. Comment vous dites? Ce serait comme l'hôpital qui se moquerait de la charité? Vous trompez et vous vous trompez, cher Justin. Certes, les apparences sont trompeuses, j'en conviens. Comme je conviens que je suis physiquement placé dans la position du fugitif. Mais il est une chose que vous ne pouvez m'enlever: la parole. Certes vous faites tout pour que cette parole ne soit entendue. Avec succès! Soit. Mais là n'est pas l'important, et vous le savez bien puisque votre traque ne s'arrêtera jamais. Vous êtes-vous posé la question pourquoi cette fuite est infinie? Vous ne répondez pas... Pourrais-je essayer de vous "commenter" les règles du jeu que vous avez initié et que vous seul seriez censé connaître? Cela ne vous plait pas. Je le lis sur votre visage. Comme il est changeant... Lui si souriant l'instant d'avant, si grimaçant maintenant. On dirait que vous allez rugir comme un homme d'autrefois: sûr de son autorité et de son pouvoir sur les gueux... Ainsi, vous n'êtes pas beau, Justin. Même si je me rend bien comptes que cette laideur que vous portez en cette instant est dû à un voile qui flotte depuis bien longtemps, je ne peux m'empêcher de reculer d'un pas. Certes ce voile ne vous appartient qu'en partie et vous pensez que personne ne le voit. Vous vous trompez, ce n'est pas qu'ils ne le voient pas, ils n'en disent rien non par manque de courage mais par illusion. Votre récit est gage d’espérance. C'est là une grande réussite.Comme promis je vais vous parler de quelque chose qui va vous rendre votre votre sourire, il s'agit de non-violence... Le délire de la raison? Je vois que vous êtes en forme et votre sourire, comme par miracle, est revenu... mais laissez-moi quelques instants... j'ai quelque affaire à régler que je ne puis repousser...


dimanche 27 décembre 2015

27 décembre (154) Un peu de jeu

Épisode 154

"Tu vivras pareil à un lièvre, dans la peur perpétuelle d'être englouti par le plus fort."

 Lucien de Samosate
Le songe
Ou la Vie de Lucien

 


– Que vous a dit votre maître?
– Je ne puis vous dire ce que je tiens de sa bouche...
– Pourquoi cela?
– Parce que pour moi, en tant que chien, ce ne sont que des sons. Une musique si vous préférez.
C'est l'énergie qui la porte et non les notes qui me parlent.
Elle accompagne leur danse qui, elle aussi et avant tout, me parle.
L'inspection de l’esprit n'est pas chose aisée,
celle des corps va bien plus vite et ne se laisse égarer par certains artifices...


Cher Justin
Vous le savez mieux que moi, Auguste mon compagnon perroquet, vous a échappé. Je le sais de source sûre. Mais il se pourrait que cette source soit tarie... Tout va si vite... Ceux qui m'ont informé ont, à leur tour, disparu. Et je ne pense pas qu'ils puissent, eux, "faire désertion", comme vous dites. Seriez-vous pour quelque chose dans cette nouvelle disparition? Vous ne voyez pas ce à quoi je fais allusion. Ce serait une une dérive fictionelle ou un dérangement du cerveau... Je vous remercie, mais j'en doute et le doute ne vous profite pas. Mais laissons cela. Parlons plutôt d'Auguste que vous n'avez pas épargné, il me semble. Comment, vous ne l'avez pas touché? Je connais cette musique, mais surtout sa source. Pour ce que je peux en juger... "celui qui juge les gens n'aura pas le temps de les aimer"*, ce que vous dites ne sont que des mots. Ce ne sont pas les vôtres et vous savez très bien les prendre là où ils sont et vous les approprier sans scrupules. Hélas, votre parole, si elle sait se placer et flatter n'a plus beaucoup de poids dans la balance... tout au plus le poids d'une demi-vérité, c'est-à-dire celui d'un mensonge... Vous savez, cher Justin, je me demande si je ne préfère pas les mensonges qui forment une histoire "véritable", aux demis-vérités qui racontent un vrai mensonge... Vous n'aimez pas ce que je vous dis. Vous avez raison, je ne vous les dis pas pour cela. Je vous les dis pour établir une vraie dispute. Je vois un de ces sourires "mystérieux et repus qui s'installe sur votre visage... Vous semblez satisfait. Comment? Le masque serait tombé. Mon masque? Vous vous trompez lourdement cher Justin, c'est du vôtre que je parle... mais j'admire la façon dont vous savez, avec si peu, si bien court-circuiter. L'habitude certainement, mais à ce point je vous admire... Seulement, je vous l'avoue, je ne m'y habituerai jamais. Tant pis. Puisque nous en sommes, déjà à la cour de récréation, recréons! J'en étais à la dispute que vous pratiquez si bien... en la niant... en la taisant et, avec une science consommée, que vous faites apparaître dans la bouche de qui ose s'opposer... Le tour est joué. Les apparences sont sauves. Quel magnifique théâtre et dans lequel vous apparaissez comme le héros. Et tout le monde d'applaudir comme un seul homme se voyant dans le grand miroir! Seulement, vous le savez, tout cela a un prix: le silence. Le silence et le secret. Le silence, le secret et la censure entrelacés, entretissés... Le silence est le secret. Le silence, le secret est la censure...
Vous ne comprenez pas? Vous faites semblant cher Justin. Nous sommes entre nous. Laisser entrer un peu de jeu dans la conversation. De quel jeu s'agit-il? Ce jeu n'a pas de nom, je pensais juste au jeu qui est nécessaire dans tout mouvement mécanique. Celui qui, même infime, permet le mouvement... Et si vous voulez que notre conversation se mette en mouvement, nous devons tous deux laisser se faire un peu de jeu... Vous ne voulez pas? Tant pis pour vous. Je n'ai qu'à venir à vous et alors seulement. vous joueriez! Je n'en doute pas mais alors, à quel jeu jouerions-nous? Vous et moi seul le savons bien. Et à ce jeu, personne, hormis vous, n'en connait les vraies règles... Comment? Personne, sauf peut-être moi, vous me flattez, mais je n'y crois guère... C'est ce qui s'appelle du jeu, dites-vous. Oui, après tout c'est sûrement un peu vrai... En tous cas cela y ressemble. Pardonnez mes hésitations, de mon point de vue elles sont nécessaires si ce n'est vitales. C'est "pas du jeu"! Ah! Que vous êtes devenus rapide. Presque loquace...  Eh bien, à votre tour vous devrez prendre ces hésitations "pour du jeu".


* Mère Teresa

samedi 26 décembre 2015

26 décembre (152)

Épisode 151

Garde tes pensées et fuis la malice afin que l'intelligence enténébrée
ne prenne une chose pour une autre.
  Thalassius l'africain

– Pourriez-vous me dire cher Auguste Perroquet, ce qui semble  en ce jour vous remplir d'aise?
– Je me sens comme un nouveau-né.
– Cela me surprend d'autant plus qu'hier, quand nous nous sommes quittés, il m'a semblé percevoir chez vous comme un léger malaise.
– C'est précisément là que se trouve l'origine de mon bien-être...
– N'allez-vous point m'en dire un peu plus?
– Hier, j'étais mal-à-l'aise parce que tout était, en quelque sorte, disons confus. Aujourd'hui cette confusion a disparu. Et vous en êtes la cause.
– J'ai de la peine à comprendre.
– C'est facile, hier encore vous m'aviez , disons, suggéré de continuer à remplir mes fonctions. Je trouvais cela surprenant. Mais cette nuit, retournant en tous sens les diverses possibilités qui tantôt s'offraient à moi et tantôt se refusaient, j'en suis arrivé à la conclusion que la meilleure était la vôtre.
– Voudriez-vous m'en dire un peu plus.
– En réalité, ce que je ne vous ai point hie, c'est que cela fait depuis un certain temps que je ne l'ai plus vu... et il me cherche. Non point que cela fut la même recherche que vous ou votre maître. Non, je crois même qu'il est inquiet.
– C'est tout à son honneur...
– Oui...
– Mais comment savez-vous qu'il vous cherche?
– J'ai vu les chiens.
– Les chiens bleus?
– Comment savez-cela?
– Je les connais. Peut-être même puis-je dire que je les connais bien...
– Comment les avez-vous découverts?
– Ils sont venus sur l'île de mon maître... qui est aussi la mienne... en vérité... qui est d'abord la mienne...
– Que voulez-vous dire par là? Vous aussi vous avez une île?
– Oui, et je puis vous dire qu'elle est presque en tous points pareil à la vôtre...
et que c'est là que j'ai emmené mon maître quand tout a mal tourné pour lui. Je l'ai emmené là-bas parce que c'est là que je suis né et pour en revenir aux chiens, eux aussi ils y venaient.
– Sur votre île?
– Oui et aussi ailleurs. Nous avons beaucoup voyagé.
– Ensemble?
– Oui.
– Incroyable.
– Pourquoi?
– Parce que...eh bien... comment faisiez-vous pour communiquer?
– C'est très facile, ils sont bien moins compliqués que les hommes... et en plus eux aussi ils ont été instruits par eux. Et ce d'autant plus qu'ils vous connaissaient votre maître et vous.
– Comment cela?
– Spécialement éduqués pour cela, c'est eux qui étaient chargés de vous retrouver. Et ce n'est qu'à distance que suivaient encore les hommes de mon maître.
– Alors ils ont été bien éduqués... Ne souriez pas, je parle sérieusement.
– Si je souris, c'est que à moi aussi, je vous le dis sérieusement, ils ont été une aide très précieuse.

vendredi 25 décembre 2015

25 décembre (151) "Comme si de rien n'était"

Épisode 151
Nous n'avions conscience ni de notre misère ni de la mort omniprésente. C’était notre monde, notre réalité, notre quotidien. Nous n'avions rien connu d'autres ou alors nous l'avions oublié. Notre problème le plus important était de satisfaire la faim et de combattre le froid, deux aspects du destin qui nous talonnaient sans répit.

Les neiges bleues
Piotr Bednarski
 
– Aimeriez-vous aujourd'hui que nous retournions à notre vie d'avant, cher Auguste perroquet?
Seriez-vous prêt à renoncer à tous ce que les hommes nous ont donnés? Regardez dans quel état ils m'ont mis... Croyez-vous que vous pourriez leur échapper longtemps?
Je crois que pour vous il est encore temps de retourner vers votre maître...
– Peut-être, mais comment pourrais-je vivre avec quelqu'un dont je sais aujourd'hui qu'il n'hésite que bien peu devant le mensonge... Et comment pourrais-je prétendre servir un maître que je ne peu m'empêcher de critiquer...
– Vous le savez aussi bien que moi, il y a plus d'un chemin pour arriver au but poursuivi...
– Que voulez-vous dire par là?
– Je veux dire qu'il n'est pas nécessaire et surtout qu'il n'est pas toujours utile...
– qu'est.ce qui est inutile?
– Laissez-moi terminer, il n'est pas forcément utile qu'il connaisse ce qui vous passe par la tête...
– Si je comprends bien ce que vous dites... vous pensez que je devrais faire "comme si de rien n'était"... Expression que je n'ai jamais réussi à comprendre...

jeudi 24 décembre 2015

24 décembre (150) Un secret lourd à porter

Épisode 150


 


– Que signifie être circonscrit à un espace donné...
Le roi est fou quand il croit que son royaume serait plus grand que lui..
– Comment se fait-il que vous soyez venu près moi après ce que vous a dit votre maître?
– Je voulais vous faire part de ma sympathie. De plus, je crois que j'ai quelque doute à son sujet.
– Quelle serait la cause ou l'objet de ces doutes?
– La cause, il serait plus juste de préciser: l'une des causes, serait le fait qu'une partie de ce que je connais n'est pas conforme à ce qu'il en dit...
– Que dois-je comprendre de ce que vous laissez entendre?
– J'ai bien peur que je ne puisse répéter ce qui me parait faux...
– Voulez-vous dire que vous ne croyez pas à ce qui vous est dit?
– Plus que cela...
– Comment...
– Je crains que je ne crois plus en la parole de l'homme...
– Vous m'inquiétez. Seriez-vous devenu fou ? Se pourrait-il que les blessures que je croyais en voie de guérison aient eu des répercussions beaucoup plus profondes... Tout de même, pour être ce que nous sommes, il a fallu l'homme et surtout ce qu'il nous a révélé.
– Vous n'y êtes pas du tout. Le mouvement est tout l'inverse de cela. C'est pour ces réflexions que j'ai été attaqué et laissé pour mort.
– On vous a attaqué? Qui donc?
– C'est là le plus triste de l'histoire.
– Et pourquoi donc ?
– Parce qu'ils étaient mes compagnons de route.
– Vous êtes bien laconique. Vous parlez bien des hommes ?
– Oui.
– Mais la parole dont nous usons aujourd'hui nous a bien été donné par l'homme. Sans lui nous ne serions rien d'autres que des bêtes sauvages...
– Oui... mais...
– Mais ?
– ... mais... si le secret de la parole de l'homme nous a été offert, par le même occasion nous avons acquis ce que nous n'aurions jamais du connaître.
– Pourriez-vous être plus précis en donnant quelques détails pour que je puisse comprendre?
– Je ne sais si je dois vous le dire...
– Pourquoi donc ?
– Parce que c'est un secret...
– Et au point où nous en sommes ne voulez.vous pas me dire ce qu'est ce secret ?
– Je viens de vous le dire...
– ...
– L'art de mentir. C'est pour ce secret que j'ai été attaqué par trois de mes compagnons... des hommes..


Cher Justin
Je ne vous l'ai pas encore dit. Mon arrivée dans cette ville que je croyais dévastée tant la poussière., la saleté, les gravats et les bâtiment délabrés étaient nombreux. Sur l'évidence de ces ruines je construisais une pensée fausse. Je pensais que c'était un tout, alors que ce n'était qu'une partie... Un simple quartier en voie de démolition. Mais par les circonstances je ne pouvais le savoir. Nous vivions, mes compagnons qui m'avaient recueillit et moi qui par force devait m’intégrer, dans un espace restreint qui nous paraissait gigantesque. Une sorte de royaume dans lequel l'ordre avait disparu et dont nous étions très vite devenu les rois. Nous avions par nécessité dû établir des sortes de lois non écrites qui se transmettaient par le geste et le naturel plus que par l'écrit. Nous n'étions pas nombreux. Ce qui longtemps a facilité les choses. Puis notre groupe s'est agrandi et les anciens, dont je faisais partie, se sont mis naturellement à diriger... Par force et par expérience nous connaissions mieux les us et coutumes que les nouveaux. Ce qui devait arriver est arrivé. Il serait trop long de vous raconter pourquoi, d'autant plus que vous connaissez mieux que moi ce type de processus... Il vint à l'idée de nos nouveaux compagnons que je connaissais des secrets. Il faut dire que j'avais commis l'imprudence de leur parler de mon histoire et de ma vie sur cette ile isolée. L'imprudence ne fut pas vraiment cela, c'est en insistant sur le fait que cette mémoire était une sorte de trésor qu'ils en vinrent à considérer que j'avais vraiment trouvé un vrai trésor. Ils se mirent à me poursuivre pour que je leur donne des détails sur un trésor qu'ils imaginaient et qui n'était pas le mien. Un jour...

mercredi 23 décembre 2015

Fou ou roi (148)

Épisode 148


 


– Le roi est fou ou le fou est roi...
Le roi est fou quand il croit qu'il est roi...
– Chut, nos maîtres peuvent nous entendre...
– Se prennent-ils pour des rois?
– Ou des fous...

23 décembre (147) Au sein du nombre

Épisode 147

« Nous, les secrets vengeurs de l'Éternel, les juges implacables des crimes et les protecteurs de l’innocence, faisons aujourd’hui serment de citer à comparaître devant le tribunal de Dieu ceux que nous jugerons dignes.
Les cinq hommes vêtus de noir, le visage partiellement masqué, se levèrent et formèrent un cercle parfait autour du grand maître. À tour de rôle ils déclarèrent:
– Sur la Sainte-Vehme, nous prenons exemple.
– L'archange Raphaël guidera nos pas.
– Par souci du bien commun, nous agirons.
– Pour en finir avec ce monde de ténèbres.
– Pour que l'homme cesse d'être un loup pour l^homme.
– Le feu, le fer et la corde seront nos armes.
Ils firent silence. L'émotion les étreignait. Leurs efforts portaient enfin leurs fruits.»

De sang et d'or
Michèle Barrière
 
 
Cher Justin
Je vous adresse ces quelques mots en même temps que je formule pour vous tous mes vœux les plus authentiques d'un véritable rétablissement, et, croyez-moi Justin, j'étais prêt à venir de moi-même vous "rendre visite" et à vous les présenter de vive voix. Pourquoi ne l'ais-je pas fait? J'étais sur le départ quand, par le plus grand des hasard, j'appris qu'Auguste, mon perroquet bien-aimé, était soigné à trois pas d'ici. Naturellement, comme vous pouvez l'imaginer aisément je suis redevenu au mode "qui-vive". Je vous écris en marchant et en ayant soin de ne laisser aucune trace. Dans la rue comme dans mes écrits. Un peu vain? Sans doute, tel que j'ai appris à vous connaître... Mais seulement un peu... Ainsi je me suis remis à passer au peigne fin tout ce que je vous dis. J'ai commis l'erreur de penser que ma capture était à considérer comme chose faite dès le moment que vous teniez Auguste prisonnier. C'est ainsi que vous êtes arrivé jusqu'à la chambre Bleue où  fort heureusement je n'étais pas et au Salon Rouge où fort heureusement je n'étais plus... C'était une erreur de votre part et c'était sans compter sur la rage de vivre de ce volatil surprenant. Ainsi s'est-il évadé! Tout comme moi... On l'a retrouvé étendu dans les décombres incandescents de la Chambre Bleue. Il était vivant en dépit du bon sens. Vous devez être furieux... Cependant, on m'a dit qu'il n'était pas en état de me parler. Vous l'auriez "cuisiné" que... Non? Vous dites que ce n'est pas vous qui lui avez causé les blessures les plus profondes! Comment cela? Est-ce un demi-aveu? Je n'en crois pas mes oreilles... Vous l'avez soigné avec "bienveillance" et les blessure que je pourrais voir ne sont pas votre fait?  Oups... Le mot "bienveillance" m'a échappé, pardonnez-moi comme vous le pardonneriez à quiconque oserait vous offenser. Je vous rassure, dans ma bouche, ce n'était pas une offense... Vous ne désirez plus parler de cela! C'est dommage. Par ailleurs je suis au courant de ce qu'a raconté Auguste. Comment cela? Qui? C'est votre perroquet qui me l'a dit... Oups, voilà votre perroquet grillé, si j'ose dire. Il ne l'a pas fait exprès, je vous assure. Je l'ai entendu, tout comme vous, à l'insu de mon plein gré... Mais j'ai bien compris ce qu'il a dit ce n'était pas à vous qu'il s'adressait. Comment? Vous et vos ministre ne font qu'un! L'un ou l'autre, c'est pareil! Je comprend, ou plutôt je ne peux comprendre et il faudra bien qu'un jour nous reparlions de cela... Un jour où vous seriez calme, cela s'entend...
En fait, à une certaine époque, bien lointaine, j'avais bien pensé à discuter de la vanité de certains de nos comportements et de tout ce qui, selon moi, ne pourrait être achevé, mais déjà cet emportement dont vous venez de faire preuve et surtout de ce silence méprisant m'avaient déjà fait penser qu'une rupture serait inévitable. Je m'étais portant laissé persuadé qu'il ne s'agissait que d'une légère broutille due à cette faculté qui serait mienne, d’exagérer en toutes choses... Comment? C'est un point de vue? Certainement mais depuis ce jour, la censure et une interminable liste de règlements qui se nourrissent les uns les autres s'est abattue sur nous limitant considérablement les points de vue possibles... Au sein du nombre l'un se perd. Pensant à tout cela, j'étais accroupi dans l'obscurité et je vis, comme dans un rêve, clairement son esprit se disperser. Je peinais à réguler mes pensées. Des pensées qui m'envahissaient à mesure que je sentais mon corps se vider. Il y a quelques jours, cela et ces instants me revinrent en mémoire. Je revis ces regard, votre regard, et je cherchais sans répit un lieu stable sur lequel je puisse me poser. Le doute, dont pourtant je connaissais les ruses tout autant que les vôtres s'était posé sur moi.
– Je suis assis ici tout autant que je suis dehors, suivant les flèches des ruelles infinies et tortueuses qui marquent un chemin dont je ne sais si c'est le mien.
Vous ne devriez pas sourire, très cher Justin, cela ne vous embellit point. J'ai vu passer la meute. Votre meute. Bien loin de l'horizon et surtout bien loin d'un horizon d'attente. Cinq chiens bleus de la tête aux pieds, excepté, pour certains si j'ai bien vu, l’extrémité des pattes qui sont blanches. À moins que ce ne soit un jeu de lumière. Un de ces reflets dont on ne maitrise point l'origine et qui se joue de nous au gré des reflets et des miroirs. Vous pensez que je délire et que je serai bientôt à point... Il se peut que vous vous trompiez. Vous peinez à lire mes lettres et vous n'en comprenez aucun sens, si pour autant il en avait! Il vous suffirait pourtant, et en cela que je mets tous mes espoirs. Peut-être vous aiderais-je en vous donnant quelques précisions: d’observer le mode de progression et la nature particulière du mode de lecture qu’elles requièrent pour vous en convaincre. Vous souriez d'un air fatigué qui me font penser que vous ne tirerez pas grand-chose de cette lecture dont la matière semble vous paraitre totalement étrangère, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes...
Autant vous le dire, au sourire, je préfère, et de très loin le rire que vous n'aimez point...

mardi 22 décembre 2015

22 décembre (146) Jactance et bienveillance

Épisode 146

– Pourquoi faudrait-il analyser les messages que nous recevons?

Donnant, donnant...
je vous le raconterai quand vous m'aurez
 conté votre histoire... 
C'est ce que vous me disiez hier...

– Je m'en souviens fort bien, cher Auguste, mais hier est un autre jour et il se trouve que l'actualité
 me pousse à vous interroger sur point délicat...
Seriez-vous d'accord de m'aider?
– Cher Justin, vous devriez le savoir, tout dépend du sujet que vous allez évoquer et de ce que je puis en dire à la lumière de mes petites connaissances...
– Ne soyez pas trop modeste, j'ai appris à vous connaître et je vous l'avoue il m'arrive d'être fort surpris.
Pour en venir au sujet de ce qui me préoccupe, vous le savez sûrement, nous sommes en période de vœux. C'est-à-dire que les êtres "humains" comme ils disent, une fois venue la fin de l'année se disent et s'écrivent des formules de politesse le plus souvent charmantes et quelques fois "bienveillantes" à propos de leur santé, prospérité et bonheur...
– Qu'est-ce que c'est que "bienveillant"?
– C'est justement le centre de ce dont je vais vous entretenir de telles façons que vous puissiez, à partir de vos propres conclusions, me donner quelque conseil.
Il y a quelques heures, avant d'avoir l'heureuse et bienveillante surprise de votre rencontre, j'étais avec mon maître et je répétais avec ardeur ce qu'il essayait de me me faire mémoriser. Il insistait pour qu'il n'y ait aucune place pour la moindre déformation de ses propos qu'il me faudrait rapporter à votre maître. La difficulté provenait du fait qu'il me demandait de réciter, non ce qu'il disait, mais ce que l'on lui avait dit et qu'à son tour il me répétait. C'était assez compliqué et plus encore encore par le fait que, tout comme nous... ou peut-être est-ce l'inverse, ce humains, comme ils disent, parlent beaucoup.
Donc mon maître avait reçu des vœux. Chose banale s'il en fut. Cependant, ce qui mobilisait son attention était un sentiment diffus. Le sentiment que ce qu'il entendait contenait un sens qui ne lui apparaissait pas très clairement... ou plutôt, me disait-il, c'est l'inverse:
il lui paraissait très clairement que le contenu du message de vœux n'était soit pas très clair ou du moins qu'il pouvait exprimer quelque chose de plus qui n'allait pas tout-à-fait dans le même sens... si j'ose dire...
– Peut-être serait-ce plus simple pour moi que vous commenciez par le début et que vous m'énonciez ce dont parlais ce message!
– Vous avez entièrement raison. Le message parlait du "don de bienveillance".
– Ah! Je comprends pourquoi vous me disiez que c'est compliqué! Tout le monde n'est pas né avec les mêmes dons!
– Justement, ce n'est pas vraiment de don inné qu'il s'agit. Mais de l'action de donner que l'on apprend à mettre en œuvre, comme le dit mon très respectable maître. C'est très différent. Et en l’occurrence il s'agissait de donner sa" bienveillance".
– Qui donne à qui? Et puis est-ce que, dans ce cas, on donne tout? Et alors il ne nous reste plus rien...
– Tout de suite les questions compliquées... Justement c'est pour une part ce que je voulais discuter avec vous. Si je vous dis:

"Faire don à l'autre
De sa bienveillance
Nous est rendu par la vie"

Qu'entendez-vous, lorsque je vous dit ces mots avec toute la considération qu'il convient?
– La même chose que vous!
– Ce que j'aimerais savoir c'est ce que vous comprenez par cette belle formule!
– Tout d'abord il faudrait que je sache qui est "l'autre"! Le savez-vous?
– Pas plus que vous, mais je suppose que cela s'adresse à tout-le-monde.
– Ces vœux s'adressent donc à tout le monde! Ils sont universels! Cependant , si j'ose dire, ce ne sont pas des vœux...
– Qu'est-ce alors!
– C'est un constat. Une information, tout au plus. Il n'est pas dit que quelqu'un souhaite à un autre de "faire don à l'autre"... ou alors c'est sous-entendu...
– Laissez-moi vous dire la suite:

"Faire don à l'autre
De sa bienveillance
Nous est rendu par la vie
Sous la forme d'un
Remède miraculeux :
 La joie de la bienveillance"

– C'est beau! Mais si c'est un vœu, d'après le peu que je comprend, c'est un vœu curieux.
– Et pourquoi cela?
– Excusez-moi si je vais être un peu long, lent, mais surtout raisonnable. Il se pourrait que cela vaille la peine d'y consacrer un peu de temps. Tout d'abord je vais considérer ces mots sous un angle banal. C'est-à-dire sans que mon cerveau ne se mette à trop réfléchir comme disent nos maîtres bien-aimés. Je résume:
Quelqu'un souhaite à un autre, votre maître par exemple, de recevoir... ou de donner? Voyez comme c'est compliqué de simplifier... Non je recommence:
Quelqu'un souhaite à un autre d'avoir le don de donner à l'autre "sa" bienveillance. Donc il possède, si j'ose dire, la bienveillance. Il la donne, il l'offre et il explique pourquoi: parce qu'en donnant il va recevoir. Quoi? Il va recevoir un remède. Pas n'importe quel remède: un remède miraculeux. Et quel sera ce remède? La joie de la bienveillance dont je rappelle, au passage, qu'il l'avait déjà puisqu'il peut en faire le don! Passons sur cette possible incongruité et réfléchissons plus avant: Pourquoi,ce quelqu'un souhaite-t-il à un autre de faire don à un autre? Vous pouvez voir assez clairement l'enchaînement mais pas encore la cause!
Cette cause, si je n'ai pas l'esprit trop vif, pourrait être un certain manque. Après tout lorsque vous souhaitez quelque chose à quelqu'un, c'est bien parce qu'il est des plus probable que vous pensez qu'il est en manque!
Sinon pourquoi émettre un tel vœu?
Et là nous allons quitter les vicissitudes de la forme ou de l'énoncé pour plonger dans les profondeurs ou les bas-fonds abyssaux des sentiments humains:
Un tel est en manque, je souffre de le voir ainsi et pour son bien, je lui souhaite avec bienveillance d'être comme moi! Joyeux comme moi que la vie récompense d'une joie presqu'indicible.
Peut-il se réjouir celui qui voit le manque de l'autre?
Simplifions: celui qui dit  à son prochain qu'il est "en manque" est-il bienveillant?

– Permettez que je participe au débat puisque tel était votre demande...
Ne croyez-vous pas que vous êtes en train de justifier le don qui vous est souhaité. Je dis vous parce que je vous rappelle que le vœu, ou le vœu supposé comme tel, en vertu de la coutume de fin d'année, ces vœux étaient adressés à l'ensemble de l'humanité!
– Il se peut que vous ayez raison... Cependant même là il se pourrait qu'il y ait anguille sous roche...
– Qu'est-ce là! Vous me fatiguez avec vos sous-entendus et je ne suis pas loin de penser que, après tout, une certaine dose de bienveillance vous serait peut-être utile et ne vous ferait aucun mal...
– Comme elle ne ferait aucun mal à personne! Mais de quoi avez-vous peur de la longueur du raisonnement ou de ce qu'il contient. Contenance que l'on a vite fait de qualifier de malveillance sans même qu'il soit nécessaire de prononcer le mot !
Je n'ai absolument pas terminé mais vous vous en rendez compte, votre esprit fatigue et je dois recevoir des soins... je veille depuis déjà bien trop longtemps, mais revenez demain et je vous poserai d'autres questions. Et s'il nous reste un peu de temps nous reprendrons notre récit.
– Encore, n'est pas suffisant comme cela?
– Nous ne sommes qu'au milieu du gué... et un crue s'annonce.  Il faudra bien, d'une manière ou d'une autre, retrouver une des rives... Que pensiez-vous qu'il faille faire en ce cas.
– Je crois que vous devriez vous taire, faire silence en quelque sorte.
– N'est- pas là faire preuve de mépris?
– Il est inutile de dire ce qui ne peut être entendu à celui qui ne sait de toute manière pas entendre...
– Est-ce là un silence ou une bienveillance?
– Rien de tout cela. Une simple constatation que nous devrions garder dans le secret de nos cœurs.
– Vous avez raison... Heureusement que nous sommes seuls et que personne ne peut nous entendre.



lundi 21 décembre 2015

(145) Donnant,donnant...

Épisode 145




– Que vous est-il arrivé?
Cela fait bien longtemps
que je n'ai plus eu de nouvelles de vous.
– Taisez-vous...
C'est tellement inimaginable
que vous ne me croiriez pas
si je vous le racontais.
– Allez-y, je suis disposé à vous croire... 
– J'ai honte...
– Il n'y a sûrement pas de quoi.
– Comment pourriez-vous le savoir.
– Je n'en sais rien, il est vrai.
Le mieux serait de vous confier à moi.
– Vous me promettez de ne le dire à personne?
– Juré promis, si je mens je vais en enfer!
 – Qu'est cela?
– Donnant, donnant... et...
avec bienveillance,
je vous le raconterai quand vous m'aurez vous-même
 conté votre histoire...

21 décembre (144) Toute fin est aussi...

Épisode 143

«La dernière place appartint à l'onde, qui, s'étendant mollement autour de la terre, l'embrassa de toutes parts.»

Ovide, Métamorphoses, Livre 1
 
 
Cher Justin
Mes liens s'étaient défaits tout seuls. Comment? Je n'en sais rien. Vous imaginez ma surprise? Tant bien que mal, je rejoignis Julius et jetais un regard curieux par le soupirail. Je n'y voyais rien.

Julius me voyant si désemparé vint à mon secours :

– Au dehors, tout est calme et tout s'agite selon les rituels habituels. Personne ne peut vous entendre, personne ne veut voire ce que vous voyez, Baruch.

– Pourquoi me dis-tu cela Julius? D'autant plus que je n'y vois rien.
– Parce que c'est une sorte de vérité. Il faudra vous y faire. Le temps va vous aider.
– ...
– Disons que c'est vérifiable, si vous préférez la nuance.

– En ce moment ce ne sont pas les nuances qui m'intéressent.
– La vérité la plus simple est que ce sont "eux" qui allument les projecteurs.


Dans la main de l'enfant, une petite lumière vacille qui fait trembler son bras.
La cour dans laquelle j'avais été enfermé s'ouvrait vers le ciel. De lourds nuages se reflétaient dans les petites flaques irisées et se mêlaient aux odeurs âcres de la poussière humide, des matériaux à moitié décomposés et des fluides aux origines inconnues.
C'est à haute voix que je pensais. De toutes manières cet enfant lisait dans mes pensées. J'en étais certain.
– Il va pleuvoir. Sans abri, à la merci du ciel, il va falloir que j'accepte l'invitation de Julius.
Baruch, en se contorsionnant péniblement, entre dans l'obscurité du soupirail. Au passage son manteau se déchire et l'un des barreaux corrompu par la rouille, se rompt. Une profonde entaille, court de la poitrine jusqu'au nombril. C'est à moitié nu et les mains pleines de sang qu'il entre dans l'obscurité. Mon sang ne circule plus qu'à l'extérieur pendant que l'intérieur se vide et retourne à la terre.
Mes jambes se dérobèrent, cher Justin. Inutile de vous dire que je n'en menais pas large.
Je m’accroupis retenant de mes mains une part invisible de moi-même.
– À mes pieds je me répands. Le sang, miroir rougeoyant me renvoie mon image. Elle ne saurait être vue sans qu'elle annonce une fin prochaine.
Julius, sans émotion apparente, le plus calmement du monde, comme si tout allait de soi:
– Toute fin est aussi un début. Tout dépend des mots que vous allez employer...

dimanche 20 décembre 2015

20 décembre (143)

Épisode 143

«Que j’ai commencé tard à vous aimer, ô beauté si ancienne et si nouvelle ! que j’ai commencé tard à vous aimer ! Vous étiez au-dedans de moi ; mais, hélas ! j’étais moi-même au-dehors de moi-même. C’était en ce dehors que je vous cherchais. Je courrais avec ardeur après ces beautés périssables qui ne sont que les ouvrages et les ombres de la vôtre, cependant que je faisais périr misérablement toute la beauté de mon âme, et que je la rendais par mes désordres toute monstrueuse et toute difforme.»

Saint Augustin, in Confessions (399)
 
 
 


Cher Justin
Julius et moi avions des opinions et un degré d'intelligence fort différents, ce qui se comprend au vu de notre différence d'âges. Cependant, comprenez-vous... au vu des circonstances, il m'est tout de suite apparu que celles de Julius avaient un poids qui contrastaient avec sa taille et son jeune âge. Comprenez-vous que cette différence n'est en rien celle que vous pourriez imaginer... et telle que je me sentais même pas assez âgé pour en comprendre le sens. J'ai su, sans savoir comment et pourquoi, qu'elles marqueraient, au moment où il le déciderait, la fin de toute discussion. Je ne pus m’empêcher de me faire la réflexion suivante:
– Cela a pour mérite d'être clair et de sembler logique sans pour autant, je dois l'avouer, que rien ne soit éclairé du tout.

Ce n'était qu'une pensée que j'eus voulu garder pour moi-même. Mais, encore une fois, un léger frémissement était sorti de ma bouche mal fermée. Il n'échappa pas à la vigilance et aux capacités auditives exceptionnelles de Julius. Et c'est naturellement qu'il me répondit:
– Entrez, suivez-moi ! Faites comme chez vous. Vous ne savez à quel point...

Il s'interrompit. Brusquement. Il posa un doigt sur sa bouche et me barra le passage avec son bâton et me dit calmement:
– J'entends mais ne veut voir ni ne peut dire ce qui, en mon cœur, autrefois me ravissait.

Je ne comprenais pas:
– Pourquoi cela?

– C'est justement ce que je ne veux et ne puis dire. J'en ai fait la promesse.


Le mystère, loin de toute lumière, s’épaississait à vue d’œil...
- En somme, on pourrait dire que tu es prisonnier de l'intérieur et que moi je serais prisonnier de l'extérieur.


Julius ne répondit pas. Parler ne l'intéressait tout simplement pas.
Cher Justin il se passe une chose étrange, là, à l'instant où je vous écris. Tout me revient, non pas comme quelque chose, quelque événement qui se fut passé, mais comme si cela se produisait sous mes yeux:
Julius se faufile entre les barreaux et avec une agilité surprenante, il se saisit du chandelier, se débarrasse des planches encombrantes et se met à marcher de long en large sur l'échafaudage qui manque à tous moments de s'affaisser.

– Venez avec moi et je vous montrerai que vous vous trompez. Il n'y aucune différence entre ce qui dedans et ce qui est dehors et je ne suis, pas plus que vous-même, un prisonnier. Du moins au sens que vous accordez à ce mot.

Je ne savais que penser... même si penser était la seule chose qui me restait. Entravé comme je l'étais c'était le seul mouvement qui m'était permis. Du moins le pensais-je...


"Le chaos étant ainsi débrouillé,
les éléments occupèrent le rang qui leur fut assigné,
et reçurent les lois qui devaient maintenir entre eux une éternelle paix.
Le feu, qui n'a point de pesanteur,
brilla dans le ciel, et occupa la région la plus élevée.
Au-dessous, mais près de lui,
vint se placer l'air
par sa légèreté."

Ovide, Les Métamorphoses

La lumière de la lune creuse et déforme les ombres qui se répandent sur mon visage. Je ne pouvais donner suite à l'accueil et à l'invitation de Julius et pensait pour moi-même:
– Comment puis-je, en si peu de temps, être devenu à l'image d'une si grande déchéance?
Puis, dans l'enchaînement, à haute voix, m'adressant à Julius qui disparaissait par le soupirail d'où il était venu:
– Comment pourrais-je te suivre si je suis entravé de pareille façon ?

Dans l'ombre, sa voix mes parvient déformée. Profonde, rauque et un peu traînante. Je me mets à douter. Je ne sais si c'est vraiment lui qui parle:

– Rien n'est plus simple, levez-vous et vous verrez alors que rien de ce que vous pensez ne résistera au mouvement.
 

«Ah ! si de ce soupçon votre âme est prévenue,
Pourquoi nourrissez-vous le venin qui vous tue ?»

Racine, Britannicus


À peine m'étais-je redressé que la corde qui m'entravait, tel un reptile glisse sans un bruit, pour se coucher à mes pieds.

– Se pourrait-il que d'un simulacre j'aie été l'otage? Comment cette corde dont je porte l'empreinte gravée dans ma chair, a pu, d'un mouvement si fluide, se retrouver ainsi sans effet?

samedi 19 décembre 2015

19 décembre (142) Prisonniers de l'intérieur

Épisode 142

"Le chaos étant ainsi débrouillé, les éléments occupèrent le rang qui leur fut assigné, et reçurent les lois qui devaient maintenir entre eux une éternelle paix. Le feu, qui n'a point de pesanteur, brilla dans le ciel, et occupa la région la plus élevée. Au-dessous, mais près de lui, vint se placer l'air par sa légèreté."

Ovide, Les Métamorphoses



Cher Justin
 Cet enfant fut une bien étrange rencontre. Pas seulement à cause des circonstances de notre rencontre. Mais venait surtout du fait qu'il ne parlait pas comme un enfant:
 – J'entends mais ne veut voir ni ne peut dire ce qui, en mon cœur, autrefois me ravissait.

Interloqué j'interrogeais à mon tour:
– Pourquoi cela?


Je ne compris rien à la réponse de Julius:
– C'est justement ce que je ne veux et ne puis dire. J'en ai fait la promesse.


Si je résume, cher Justin, je dirais qu'il était prisonnier de l'intérieur et moi j'étais, en quelque sorte, prisonnier de l'extérieur.
Julius ne dit plus un mot. Parler ne l'intéresse tout simplement pas. Il se faufile entre les barreaux et avec une agilité surprenante, il se saisit du chandelier, se débarrasse des planches encombrantes et se met à marcher de long en large sur l'échafaudage qui manque à tous moments de s'affaisser.


– Venez avec moi et je vous montrerai que vous vous trompez. Il n'y aucune différence entre ce qui dedans et ce qui est dehors et je ne suis, pas plus que vous-même, un prisonnier. Du moins au sens que vous accordez à ce mot.






vendredi 18 décembre 2015

18 décembre (141) Des voix

Épisode 141
 
"Un dieu, ou la nature plus puissante, termina tous ces combats, sépara le ciel de la terre, la terre des eaux, l'air le plus pur de l'air le plus grossier. "

Ovide, Les Métamorphoses



Cher Justin
 Je vous l'ai dit ce n'était qu'un début... Les forces de l'ordre qui m'avaient enlevé... Je souris, pardonnez-moi, mais c'est le terme en soi qui me fait sourire: "forces de l'ordre"... Pourtant ces forces ne représentaient pas cette force, celle au caractère à la fois empirique, tragi-comique et purement spéculative que je croyais. Ce n'étaient pas vos envoyés, cher Justin. Cela je m'en suis aperçu très vite. Mais, malgré leurs uniformes, ce n'était pas la police locale non plus... Comme vous  l'avez constaté plus tard, j'avais été emmené dans des locaux aussi délabrés que ceux dans lesquels j'avais été amené à vivre depuis quelques temps. Malgré une grande capacité d'adaptation, je m'y morfondais un peu je vous l'avoue. C'est ainsi que j’entendis une voix sans savoir d'où elle sortait.
Je lui demandais:
– Qui es-tu?

La voix me répondit:
– Mon nom est Julius.
– D'où viens-tu?
– Je viens d'une histoire qui n'est pas la tienne. Et toi quel est ton nom?


La situation dans laquelle j'étais m'incitait à la prudence, aussi je fus surpris de m'entendre répondre:
– Je m'appelle Baruch.

C’était sorti comme cela, sans que j'aie eu à réfléchir. 
La voix qui m'impressionnait par sa gravité était pourtant celle d'un enfant. Entretemps, il était apparu aux barreaux d'une fenêtre donnant sur la cour. Éclairé par un chandelier dont pourtant les bougies n'étaient pas allumées, cet enfant avait un visage triste et lisse.


 Ses grands yeux bleus ne souriaient pas et semblaient perdus dans un lointain qui ne me disait rien.Et puis sans que je ne puisse rien voir, il avait disparu. Au même moment, on était venu me chercher et amené à nouveau dans cette salle à moitié vide dont je vous parlais hier.
L'homme dont je ne voyais que les médailles luisantes m'adressait la parole:


– Monsieur, nous avons fait quelques enquêtes à votre sujet. Plusieurs d'entre nous ont même procédés à des recherches assez poussées. En analysant avec soin ces enquêtes, il nous est apparu, malgré quelques zones d'ombre, que vous ne vous appeleriez pas Ante Penúl, mais Baruch. Baruch Descartes. Vous êtes le fils de Bethsabée Affinius, jusqu'à ce jour inconnue de nos services, et de Baltazar Chartaphilos, fils de l'illustre facteur Benedictus, fondateur de notre État, inusable dispensateur de bonnes paroles et que tous ici nous portons en notre cœur. Vous auriez la grande chance d'en être le descendant. Nous possédons un dossier si convainquant qu'il ne laisse guère de doute à ce propos. Cependant, il nous reste à faire la lumière sur quelques zones obscures de votre histoire. Pendant que nous œuvrerons pour votre bien, et le nôtre, vous serez assigné à résidence. Ceci ne devrait pas être considéré comme une condamnation, mais comme une chance à saisir...

Ante... Baruch ou qui sais-je encore? Je n'en croyais pas mes oreilles, cher Justin. Me voilà affublé d'un nom nouveau tout droit sorti d'un néant dans lequel je peinais à trouver un chemin.
Enfermé dans un taudis. Oublié du monde des vivants, moi Baruch, puisque tel est désormais mon nom, j'essaie vainement de m'y retrouver. Une aube s'est levée sur les vestiges d'un royaume poussiéreux.

– Ce ne peut être pire que le chantier duquel j'ai été emmené par un homme que j'ai fini par tuer.

Je ne sais si c'est vous, cher Justin, qui me soufflez la réplique. Je suis, je vous le confesse, un peu perdu. Mes pieds et ses mains sont liés. Une grosse corde est nouée autour de moi. Devant moi, laissés à l'abandon, s'étalent les restes oubliés et branlants de ce qui pouvait avoir été un atelier. Sous la poussière gisent encore les outils désaccordés et dispersés de quelque artisan disparu.

– Je dois supposer que mon piège a fonctionné. Je fais maintenant partie d'une histoire que je ne connais pas mais que je leur ai moi-même livré. Ils ont fait des recherches à propos des photos que je me suis approprié et que je leur ai montré par le biais de leurs cameras qui me suivaient pas-à-pas. Par ce fait, bien que prisonnier et incapable du moindre mouvement, je me sens libéré de mon passé. D'une certaine manière, je suis devenu un homme libre. 

Brusquement, comme si je me réveillais, j'avais été ramené à la réalité:
– Vous progressez déjà Baruch.

Une autre voix s'est faite entendre que je ne pouvais discerner et dans une sorte de transe, oubliant ma peur j'interrogeais à mon tour:
– Qui parle ainsi?

Curieusement la voix me répondit:

– Un homme qui cherche dans les ténèbres...



jeudi 17 décembre 2015

17 décembre (140) La porte de l'oubli

Épisode 140
 
"La justice ne tient pas à la façon dont nous punissons ceux qui ont mal agi. Elle tient aussi à la façon dont nous essayons de les sauver."

Gregory David Roberts, Shantaram

Cher Justin
 Je fus emmené avec force et grande délicatesse par des hommes, dont le moins que l'on puisse dire est qu'ils étaient bien équipés, vers un lieu tenu secret où se tint ce qui ne sera jamais, ô grand jamais, considéré comme un procès. J'avais été enfermé dans une arrière cour dont le désordre n'était guère différent de celui dans lequel je vivais depuis longtemps. Un de ces désordre dans lequel on peut trouver tout ce que l'on désire pour peu que l'on fasse preuve d'imagination et que l'on ne soit point obsédé par une trop grande rigueur quand aux perfections diverses... Revenons à ce qui ne doit pas être nommé "procès". On m'avait bien fait comprendre qu'il ne faudrait jamais que je considère cela sous cet angle. C'était, selon eux, ma seule chance de comprendre. Le moindre défaut de discipline sur ce sujet entrainerait immédiatement l’ouverture sans limite de la "porte de l'oubli". Ici telle est la loi!
Dans la pénombre, l'homme que me faisait face vous ressemblait, cher Justin. Je le dis pour me prémunir du danger de l'inachèvement. Je ne voyais presque rien de lui, à peine les fugaces scintillements des médailles qui pendaient en nombre sur sa poitrine. Elles brillaient aux rythmes désordonnées des innombrables bougies qui, pour peu que l'esprit fut bien instruit, formait un pont qui eut pu paraitre naturel au sens élémentaire, ou pour peu que l'esprit ne fut pas instruit, formaient une barrière infranchissable. En tous cas au delà du réalisme douteux de cette mise en scène, je me devais de reconnaître que je n'y comprenais rien et je dois vous avouer toute la peine que je dois mettre en œuvre pour ne pas que tout ce que je vous raconte ne dépasse évidemment pas les limites d'une réalité certes implacable, mais surtout impalpable. Tant de choses seraient à présenter qui dépassent en tous temps ce que je suis capable de vous écrire. Ce qui est cause d'un désordre que je regrette tout autant que vous. Cette succession d'actions me semblait n'être rien d'autre que la déambulation d'un aveugle dans un labyrinthe sans début ni fin devant un auditoire dont la moindre des qualités n'était pas sa surdité..

Le Grand Vigilant:
– Nous voici réunis au nom de nos principes. Ainsi nous ne pourrons en aucun cas nous déclarer juge de nos semblables. La justice n'est qu'une entité abstraite qui ne nous concerne pas. Cela ne peut exister chez nous. Certes, la justice est belle et bonne chose, mais n'améliore guère le sort de l'humanité tout entière. Certes, elle est digne de ceux qui méritent d'être appelés "philosophes". Cependant la quête d'absolu, chose si fréquente parmi eux, est source de mots si nombreux, qui peuvent avoir un nombre si considérable de significations que le temps qu'il faudrait, pour les énoncer toutes, ...encore faudrait-il que cela soit possible, équivaudrait à une condamnation à perpétuité pour quiconque les écoutait. Nous ne sommes et ne seront jamais de ceux-là. L'ordre et la raison nous commande. Le temps nous est compté. L'ordre, la raison et le temps nous dictent de nous en tenir à des faits simples et compréhensibles. Nous sommes particulièrement bien informés, Monsieur Penúl, et nous nous considérons, au vu de ces informations, que vous avez manqué à vos obligations !

Comme le plateau de la justice, ma pensée, cher Justin, hésitait et, ainsi, m'empêchait de répondre. D'un côté, avait pis place un sentiment désagréable:
– Ces affirmations peuvent en cacher d'autres, tripatouillait désagréablement une de mes oreilles.
D'un autre côté, je pensais que ce qui allait se passer ne pouvait être pire que ce que je vivait en cet instant. Ce qui chatouillait mon autre oreille de façon assez agréable...
– Et puis, d'une certaine façon, ce n'est pas vraiment moi qui suis en train de vivre ces événements. Cela devrait pouvoir me donner une certaine distance. Chacun ne peut donner que ce qu'il possède.
Au lieu de penser à voix basse, les quelques mots qui me traversèrent l'esprit traversèrent aussi la grande salle, qui à l’exception de la table devant laquelle je me trouvais d'un côté et eux de l'autre, me semblait quasi vide.
Ce qui se passa alors ne fut qu'un début et non une fin.

mercredi 16 décembre 2015

16 décembre (139 ) Derniers rayons

Épisode 139
 
"La vie humaine, spectacle répugnant, gisait
sur la terre, écrasée sous le poids de la religion,
dont la tête surgie des régions célestes
menaçait les mortels de son regard hideux,
quand pour la première fois un homme
osa la regarder en face, l'affronter enfin.
Le prestige des dieux ni la foudre ne l'arrêtèrent,
non plus que le ciel de son grondement menaçant,
mais son ardeur fut stimulée au point qu'il désira
forcer le premier le verrou de la nature."

Lucrèce, De la nature, I, 62
 


Cher Justin

À proximité presque immédiate de mon abri se trouvait une maison dont l'aspect me semblait familier. J'éprouvais une sorte de frisson chaque fois que je passais devant. Le soir surtout, quand l'ombre se répandait la rue et que la bâtisse, en douceur, s'illuminait sans attendre que ses fenêtres ne s'allument. J'avais l'impression de la voir s'éveiller. C'était comme si elle recueillait subtilement les derniers rayons d'un feu qui s'éteint et je me disais.

– Je reconnais cette porte et l'élégance qu'elle donne l'impression d'abriter. Nul doute ne me tourmente, je suis ici chez moi.

Autant vous dire que dès la première que je tentais de m'en approcher, je n'eus guère le temps de faire dix pas au-delà du portail pour qu'une sirène se fit entendre d'une toute autre manière que celles qui nous enchantent dans les contes pour enfants.



Vos vigoureux et rigoureux alliés, cher Vigilant, furent à la hauteur de leur tâche. Il ne fallut pas longtemps pour que mon expulsion eut lieu sans que personne ne soit là pour protester... Et pour que l'affaire n'entache pas plus l'ordre public, ils m'emmenèrent. 

mardi 15 décembre 2015

Une porte ni haute, ni basse (138)

Épisode 137
 
"Car les chants arrachés à l'âme trop brûlante
Les accents bégayés par la bouche tremblante
Tantôt frappés de mort et tantôt couronnés
Au gouffre de l'oubli sont toujours destinés"

Goethe, Faust, Prologue sur le théâtre
 


Cher Justin

Il est des choses et des sentiments qui ne peuvent être dits, soit par manque de temps, soit par manque d'à-propos, soit simplement parce qu'ils risquent d'être mal interprétés. J'ai le sentiment qu'en ce qui vous concerne c'est tout cela à la fois... La porte du taudis que j'habitais, qui était barrées de planches clouées m'obligeait à des contorsions plus vraiment de mon âge. L'image que je vous joins ne le montre pas très bien mais tant pis il faudra que vous mettiez en route cette imagination que je vous connais, même si je suis malgré tout assez surpris de voir combien elle peut être différente de la mienne. Mais, pour en revenir à cette porte et surtout aux mouvements auxquels elle me forçait, étaient une sorte de gymnastique qui, à défaut de me ravir, me ravivait plus qu'elle me gênait. Cette suite de mouvements procédait par vagues qui ont toutes pour effet de nous perdre et pour se ressaisir de nous périodiquement. Cette porte à moitié fermée était devenue une sorte de symbole dont j'étais la part manquante. Une part changeante et mouvante. Elle avait préservés et ravivés ces touchants secrets qui ne s'ouvrent ni ne se referment jamais. Elle m'obligeait, dans un seul et même mouvement à m'élever, à me prosterner et, à la fois, à penser à une sorte d'accouchement... en public de surcroît... S'il y a bien des mouvements qui nous"constituent" ce seraient bien ceux-là... Ne trouvez-vous pas? Vous ne n'aimez pas parler de cela? Il faudra tout-de-même que nous abordions le sujet, vous le savez bien, cher Justin.
À propos, cher Justin, où en est votre enquête à propos de cette mascarade dont vous me parliez et où vous auriez retrouvé les gants que vous m'aviez offerts? Vous allez m'en dire plus quand je vous rencontrais au chevet d'Auguste... Oui, c'est probable... bien que je ne me sois pas encore tout-à-fait décidé. Vous ais-je dit que je croise régulièrement vos chiens dans la rue? Ah! Ils vous l'ont dit...
Comment? Vous auriez participé aux recherches... Alors là vous m'étonnez. Mais auriez vous l’obligeance de me préciser de quelle recherche vous me parlez? La mienne ou celle qui concerne cet épisode tragi-comique qui s'est passé sur l'île? Il s'agit de cette dernière. Oui, vous me rassurez mais vous m'étonnez d'autant plus! Comment? Longtemps vous avez marché! Vous avez grimpé des chemins pentus, parfois trébuché sur des cailloux... et des ponts branlants et bruyants... mais vous y êtes arrivé. Où? Vous ne voulez pas me répondre... je le sens bien. Comment dites-vous, je vous entend à peine..? À bout souffle, les poumons en feu, les pieds écorchés, la chemise en lambeaux! Ah bravo! Malgré le brouillard épais qui vous fit penser que vous étiez "comme un aveugle" tous les muscles du corps tendus entre deux pas... Dans un infini inconnu! Comme vous y allez! Et vous aussi vous avez ressenti ce dont je viens de vous parler... Vous savez... la porte. L'image qui se présente à mon esprit est magnifique. Et alors qu'avez trouvé dont vous ne m'avez encore parlé?