mardi 30 avril 2024

Porte étroite

“La position du prophète est aujourd'hui particulièrement incommode et les rares qui essaient de l'assumer semblent souvent manquer de toute légitimité. Le prophète s'adresse, en effet, aux ténèbres de son temps, mais, pour ce faire, il doit se laisser investir par celles-ci et ne peut prétendre conserver intacte -par on ne sait quel don ou vertu- sa lucidité. Jérémie, au Seigneur qui l'appelle, ne répond que par un babillage: «Ah, ah, ah» - et ajoute immédiatement: «voici, je ne sais pas parler, je suis un enfant».”
Giorgio Agamben, Quand la maison brûle, Rivages, p. 39
 
 
 



Pour la première fois de sa vie, Julius, malgré le fait, évident pour nous, qu’une image se formait dans l’ombre de sa lanterne, n’arrivait pas à la distinguer très nettement. En cherchant à décrire et à expliquer ce qu’il avait sous les yeux, il en arrivait à formuler une hypothèse obscure et hautement spéculative:
... chaque présence possède en elle-même une sorte de lumière qui, à son tour et sans le vouloir, fait de l’ombre à ce qui se présente...
Joignant le geste à la pensée, il hisse la lanterne au niveau de son regard et se met avec force, vigueur et sagesse à observer la beauté du phénomène.  
Il repense alors à cet homme, un marin sans doute, un sac sur l’épaule, qu’il avait vu débarquer sur un ponton au milieu de nulle part. Pourquoi pensait-il à lui? Il ne sait mais croit l’entendre:
– Après que vous cessiez de rêver de voyages, une certaine sorte d’impulsion continue encore pendant longtemps à se conformer au déroulement ludique de votre pensée. Et il arrive souvent que celle-ci finisse par envahir totalement votre réalité et finisse par forcer la porte étroite que vous vous efforcez de fermer...



lundi 29 avril 2024

Dans le mêm temps



« On peut assurément écrire sans se demander pourquoi l'on écrit. Un écrivain, qui regarde sa plume tracer des lettres, a-t-il même le droit de la suspendre pour lui dire:
Arrête-toi! que sais-tu sur toi-même? en vue de quoi avances-tu? Pourquoi ne vois-tu pas que ton encre ne laisse pas de traces, que tu vas librement de l'avant, mais dans le vide, que si tu ne rencontres pas d'obstacle, c'est que tu n'as jamais quitté ton point de départ? Et pourtant tu écris: tu écris sans relâche, me découvrant ce que je te dicte et me révélant ce que je sais; les autres, en lisant, t'enrichissent de ce qu'ils te prennent et te donnent ce que tu leur apprends. Maintenant, ce que tu n'as pas fait, tu l'as fait; ce que tu n'as pas écrit est écrit: tu es condamnée à l'ineffaçable.
Admettons que la littérature commence au moment où la littérature devient une question. Cette question ne se confond pas avec les doutes ou les scrupules de l'écrivain. S'il arrive à celui-ci de s'interroger en écrivant, cela le regarde; qu'il soit absorbé par ce qu'il écrit et indifférent à la possibilité de l'écrire, que même il ne songe à rien, c'est son droit et c'est son bonheur. Mais ceci reste: une fois la page écrite, est présente dans cette page la question qui, peut-être à son insu, n'a cessé d'interroger l'écrivain tandis qu'il écrivait; et maintenant,
 au sein de l'œuvre, attendant l'approche d'un lecteur -de n'importe quel lecteur, profond ou vain- repose silencieusement la même interrogation, adressée au langage, derrière l'homme qui écrit et lit, par le langage devenu littérature.»

Maurice Blanchot, De Kafka à Kafka, Folio essais, p. 12

 

« N’écoute les conseils de personne, sinon du vent qui passe et nous raconte les histoires du monde.»

Debussy

J'étais bien loin de m'imaginer combien le pouvoir de Sophia et de Rosa était grand. Sans que je le sache, dès le jour où je le leur avais présenté, elles avaient su entrer dans son monde dont je ne possédais pas la clef.
Comme chacun peut le comprendre... je ne comprenais rien à ce qu'elles se disaient
Rosa & Sophia... sans que je puisse déterminer qui des deux parlait. On eut dit une seule voix et pourtant je voyais bien que les deux parlaient dans le même temps.
– Commute les feuillus communicants qui défigurent en nous chignons de nerfs et nœuds de viscères . Passent les Saignantes turpitudes du sondé. Revigorés,  les exèdres du redonde laissent les essoufflements du vent décoiffer ce qui nous rascasse et nous équivalente.
Comprenne qui pourra…


dimanche 28 avril 2024

Au cœur des profondeurs


 

 
Extrait du journal du professeur Tancrède
 
En ce temps-là j’ignorais, et c’est peu dire… qu’Auguste connaissait ces deux femmes. Constatant combien la dangereuse liberté que nous, officiers de hauts rangs, nous nous attribuions et la promesse d'une arrestation prochaine n’influençait en aucune manière le sentiment de nous sentir étroitement unis, bien au contraire. Je ne sais ni comment ni pourquoi
 Rosa fut mise au courant… mais lorsque je la vis, le soir même, fière de ce qu’elle considérait comme l'accomplissement de notre tâche et qui ne manquait pas d'humour gaillard sourit et pris l’air docte de l’orateur prononçant sa conclusion:
– Notre tâche n'est pas achevée… et si notre travail a produit un fruit dans lequel je me réjouis de mordre à pleine dent, observons combien les chemins dans le fruit sont possibles… Les vers, qui n’aspirent pas au repos, le savent aussi… Et qui sait ce qu’ils seront quand ils auront grandis et que le fruit aura pourri… Veillons à ne pas nous endormir en cédant à l'engourdissement de la joie car celle-ci ne peut être que passagère! 
C'est alors que je compris combien Rosa, sous des apparences légères, était, en faits et en gestes, tout à fait porteuse d'une idée puissante qui me la fit découvrir comme un guide sûr auquel je me promis de rester fidèle.
– Bandons nos arcs et visons, dans la mesure de nos possibilités, au cœur des profondeurs de nos espoirs les plus fous! 
Il est vrai que Rosa était surprenante, cette dernière réplique à laquelle je devrais consacrer un peu de temps pour bien la comprendre eût pu être attribuée à un âne, mais ce fut bien elle qui la prononça de farouche et fière manière.


samedi 27 avril 2024

Ventres à terre

 
« Surtout ne dégénère pas en homme lui disait son ami.»

L’homme qui riait, Victor Hugo


 

 
– Dites-moi! Qu'en est-il de ces femmes que nous avons vues devant ou dans le petit théâtre de rue? 
– Vous parlez de Rosa et Sophia... Laissons le professeur nous conter la suite...


 

Comme je l'ai déjà dit, je connaissais Sophia et Rosa depuis longtemps. De même qu'un montagnard atteignant un sommet qu'il a depuis longtemps désiré, grâce à l'expérience et aux aptitudes personnelles de Sophia et Rosa, dont le rôle n'a pas encore été présenté, je ressentais des sensations et des impressions très diverses parmi lesquelles la joie dominait. Comment, nous ne le savions pas, mais nous avions réussi à capter l'attention de Julius. il lui arrivait de nous suivre. Peu importe que le ciel fut alourdi de sombres nuages porteurs certainement de mauvais présages. Sortant de l'ombre, les formes floues de sombres uniformes qui marchaient vers nous ne pouvaient pas être autre que la conséquence de l'apparition publique un peu scandaleuse de mes deux compagnes. Il faut dire qu'en ce temps-là leur présence n'était guère tolérée qu'à l'église, dans la chaleur du foyer ou au bordel. Nous ne nous attardâmes point et sans demander notre dû nous filâmes "ventres à terre"ce qui fit bien rire mes deux protégées. Ainsi c’est dans la joie et la joyeuse reconnaissance que nous avons pu constater avec quel sérieux nous avions su nous y prendre

vendredi 26 avril 2024

Comparses

 
"Que jamais la voix de l'enfant en lui ne se taise, qu'elle tombe comme un don du ciel offrant aux mots desséchés l'éclat de son rire, le sel de ses larmes, sa toute-puissante sauvagerie."
 
Louis-René des Forêts, Ostinato, 1997.
 

 


– Croyez-vous qu'Auguste, à sa manière profite de Julius?
– Il m'est difficile de répondre. Si l'on se fie aux apparences, il me semble les deux s'entendent bien... si j'ose dire! Et si l'image devait être trompeuse, il faut veiller à ne pas en altérer le sens par mous-même. Écoutons ce qu'en dit le professeur Tancrède...

 

 



Ce que chacun peut observer, c’est le sourire d’Auguste… Un sourire permanent qui ne doit pas souvent à son humeur… Qu’il soit heureux ou qu’il soit triste ce sera avec le sourire… Un sourire qui dissimule une sordide histoire que rien ne laisse présager quand on le voit danser et jouer de son accordéon avec Julius. On peut, au passage, se demander comment cela a pu être possible puisque, cela a déjà été dit, Julius est sourd, ses yeux ne s'ouvrent jamais et jamais personne ne l'a entendu articuler un seul mot. Tout peut-on en certains occasions peut-on entendre, à peine ponctué par le souffle, une sorte de mélodie qui se confond facilement avec le vent ou, presque étouffés, de légers cris d'animaux. On pourrait aussi se demander si Auguste, contrairement à la foule, aurait le pouvoir de sentir la présence de Julius et à la manière de Julius d'enchaîner ses mouvements en parfaite harmonie avec les siens sans qu'il s'en aperçoive. Toujours est-il que la synchronicité entre les deux pourrait les faire passer pour des comparses si, pour autant Auguste, en dehors de sa relation avec Julius, eut été muet... ce qui était loin d'être le cas. Si les deux comparses vivaient dans leur propre monde, Auguste lui, vivait pleinement dans celui de tout le monde... Et ce monde le voyait, lui seul. En de telles occasions il y fort à parier que la foule entendait leur musique en pensant que c'était celle d'Auguste qui, d'imprévisible façon, devenait ces jours-là un musicien exceptionnel et l'argent qu'il récoltait alors dans son chapeau était sans commune mesure avec celui de tous les jours...







jeudi 25 avril 2024

Style

 
« Le style est chose relative, non pas seulement dans l'emploi différentiel des mots et des tournures, des formes et des couleurs, mais dans leur réception. Il est ou non perçu comme tel. Dans le premier cas, il s'accompagne d'un plaisir spécifique et s'apparente à une révélation. En tout état de cause, il reste voilé de mystère. Tout incite donc à rapatrier la question du style sur le terrain qui est le sien, celui de l'histoire, des luttes qui opposent les hommes entre eux dès la formation des premières sociétés.»

Pierre Bergounioux, Le style comme expérience, Éditions de l’Olivier 




– Qui donc est-ce là... avec Julius?
– Son ami Auguste.
– Je croyais que Julius ne connaissait personne!
– C'est un étrange personnage...
– Écoutons ce qu'en dit l'ancien juge Tancrède.


Jamais je n'aurais cru possible que Julius et Auguste puissent se lier d'amitié... et pourtant… Auguste, je l’ai connu alors que j’étais juge… C’était bien avant qu’il ne devienne ce qu’il est aujourd’hui… Il était un peu marginal… et puis il lui est arrivé ce que chacun ne peut ignorer quand on le regarde…



mercredi 24 avril 2024

Ombre portée

« … Pourtant, quelle somptueuse maison tu avais, toute luisante de l’éclat fauve de l’écaille de tortue, avec son alignement de barreaux où l’argent se mêlait à l’ivoire, sa porte qui rendait un grincement aigu quand tu l’ouvrais avec ton bec, et ses battants qui désormais gémissent de leur propre chef ! Elle est vide, cette prison dorée, et les cris qui remplissaient cette auguste demeure se sont éteints. Que s’assemblent ici en cortège les oiseaux savants à qui la nature octroya le noble privilège de la parole… »

Stace (Ier s. ap. J.-C.), Silves, II, 4.




– Seriez-vous d’accord pour dire que nous avons des destins parallèles?
– Si vous parlez de nous… c’est possible…bien que…
– Je parlais plus généralement de tous ceux qui, comme nous sont ses créatures…
– Vous parlez bien de notre maître?
– Comme il semble, non sans vénération et sympathie…
– Devrais-je, en ces mots,  déceler quelque ironie…
– Oui… non… je parlais de Julius… et de l’enfant Lune… et de Pinocchio l’Autre… sans compter les autres…
– Oui, je vois bien ce que vous voulez dire… et ma réponse est non… les parallèles ne sont pas censées dévier… or , si j’observe nos différentes trajectoires… je constate de nombreuses déviances… ou, je devrais dire plutôt déviations… et dans l’ombre portée des uns se trouvent une part des autres…
– Si je vous comprends bien, en extrapolant quelque peu, le jeu consisterait à sortir du jeu… en pénétrant cette ombre…
– Vous m’étonnez!


Au cœur

 « Le grain commence à germer, il perd sa forme de grain: il se perd lui-même, et ce n’est qu’ainsi qu’il peut donner des grains… »

 


 


Tancrède
 
Nous sommes le premier jour du printemps devant le petit théâtre. J’étais parmi les spectateurs et n'étais pas le seul à avoir remarqué la présence de Julius. Sophia, l’une des deux femmes comédiennes du théâtre, qui, pour tous, semblait complètement absorbée par son chant, en réalité, tout en chantant, l'observait tout autant que moi. Autrefois, en tant que juge… je l’avais bien connue… C'est dans la forme particulière de son langage qu'elle me transmit ce qu'elle avait ressenti à ce moment-là. 
– "Si ce mutant Brêche-cousue ne me fente, il ne peut pas me débrutir. Il falloit que par mes mains je m'émoussure de lui."
La simplicité n'était pas la forme en vigueur dans les tournures de Sophia. On peut avec une certaine expérience, qui ne garantit rien, traduire ce qu'elle dit alors par:
– Si ce muet qui se mue sans un regard ne me voit, il ne peut pas ne pas me sentir. Il faudrait que de mes mains je m'assure qu'il a raviné dans mes pensées.
Dès les premières rencontres que j’eus avec elle, l'apparition du langage de Sophia avait été et, jusqu’à aujourd’hui, reste un mystère que la pauvreté de mes mots ne peut pas expliquer en profondeur. Ses tournures, très particulières sont fortement marquées par le surnaturel qui échappe souvent à notre compréhension logique. Comment cette femme avait elle pu entrer en contact avec Julius… n’était pas la dernière des énigmes qui se dressait sur mon chemin… Ce matin-là, je suppose qu'elle a su parler au cœur de Julius plutôt qu'à son cerveau… et, singulièrement, je suppose, par la même occasion, qu’elle me parlait à moi aussi…


mardi 23 avril 2024

Répons

 « Le répons (le langage) n'est pas à proprement parler une réponse, c'est un écho, c'est une suite d'échos: ce que l'homme entend dans l'écho qu'il déclenche quand il parle, ce n'est pas seulement sa voix, c'est d'abord le fait même qu'il y ait du sens: le langage humain n'invente pas le sens, il doit se contenter de l'éveiller et c'est comme tel, en tant qu'il est cet écho ou ce renvoi, ce répons, que justement il se décale par rapport à ce que l'on attend de lui: quelque chose, en lui, sans fin défaille ou se dérobe.
Ce qui est en jeu avec cette perte, c'est à la fois tout ce qui se ramasse dans ce qu'il est convenu d'appeler l'arbitraire du signe, à quoi il faut toujours revenir, et tout ce qui déferle quand nous submerge le sentiment, si commun et si récurrent, de ne pas parvenir à dire ce que nous avons à dire.»

Jean-Christophe Bailly, Naissance de la phrase, Nous, p.15-16

 
 

– Vous arrive-t-il aussi de percevoir de furtives lueurs?
– Je ne sais comment il faudrait que je comprenne votre question…
– Pardonnez-moi, il m’arrive, certes rarement, mais tout de même plusieurs fois de percevoir, comment dire… quelque éclaircissement…
– Les furtives lueurs…
– C’est cela… mais l’important n’est pas là… 
– Et que serait-ce?
– L’important est ce qu’elles éclairent…
– Et…
– Eh bien je crois… qu’elles éclairent certains lieux, en des temps très anciens… 
– Et que se passe-t-il en ces temps-là?
– Je vois… où je crois voir… les premiers êtres parlants…
– Que disent-ils?
– Je n’en sais rien… je vois mais je n’entends rien… et quand il arrive que j’entende… je n’y comprends rien…
– Cela n’a pas de sens!
– Si… précisément… c’est de cela qu’il est question! Quelque chose, le mot peut-être, est perdu… mais le sens me parvient…





lundi 22 avril 2024

À jamais…

 

« L'anéantissement définitif de l'homme au sens propre doit, cependant, nécessairement impliquer aussi la disparition du langage humain, remplacé par des signaux sonores ou des mimiques comparables au langage des abeilles. Mais dans ce cas, argumente Kojève, ce n'est pas seulement la philosophie, c'est-à-dire l'amour de la sagesse, qui disparaîtrait, mais la possibilité même d'une sagesse en tant que telle.»

Giorgio Agamben, L’ouvert de l’homme et de l’animal, Rivages poche, p.21

 


– À force d’assister au théâtre des mots et inlassablement arpenter un nombre presque infini de variantes possibles du langage et de ses significations, croyez-vous que nous ayons fait un apprentissage suffisant pour obtenir un droit de parler  conséquent et ainsi, peut-être, accéder au dire..?
– On peut se demander si cette question n’en dissimule point une autre…
– Il y a, à l’évidence, dans votre attitude, et surtout dans le ton, une certaine désinvolture qui ne m’est point familière…
– … et il y a chez vous une tendance certaine à ne point accepter notre condition…
– Que sous-entendez-vous?
– Je ne sous-entends rien… j’entends que vous souhaitez être ce que vous n’êtes point…
– …et que, je suppose, je… nous serons à jamais!
– À jamais… c’est beaucoup dire…


Tancrède
 
Un jour où je me promenais sur les quais, j'observais un petit attroupement devant un minuscule théâtre de rue autour duquel se produisaient deux femmes. Il ne se passa guère longtemps jusqu'à ce que je distingue Julius au dernier rang des spectateurs. Il avait la tête clairement tournée vers nous et semblait complètement absorbé par ce qui se passait devant lui. Il émanait de lui une sorte de calme et de bien-être assez communicatif. Il me semblait qu'à ce moment-là il n'était guère différent, du point de vue des sens, des autres spectateurs. Bien entendu il ne pouvait être sensible à la beauté extérieure des deux femmes présentes sur la scène, mais il semblait tout aussi fasciné que les autres. Lorsque, pour tester ses capacités, je décidais de changer de place en entraînant Rosa dans un mouvement dansant qui nous emmena de l'autre côté de notre petit théâtre ambulant, il tourna la tête tout autant que n'importe qui mais bien plus rapidement. Rosa était l'une de ces deux femmes. Je la connaissais depuis longtemps mais je l'avais perdu de vue depuis les évènements. C'est alors qu'une question me vint à l'esprit: L'histoire, en soi, n'explique pas tout... Se pourrait-il que le mutisme de Julius et sa surdité soient, en quelque sorte, le résultat d'une sorte de dysfonctionnement provisoire plus que le résultat ou l'objet d'une absence irrémédiable?


dimanche 21 avril 2024

Réel

« Le clair-obscur n'est-il pas l'éclairage ambigu de la démarche aventureuse? Attirée par la certitude incertaine de l'avenir et de la mort, l'aventure, disions-nous, est à la fois close et ouverte: elle est donc entr'ouverte, comme cette forme informe, cette forme sans forme qu'on appelle la vie humaine; car la vie de l'homme, fermée par la mort, reste entrebâillée par l'ajournement indéfini de la mort. Pour celui qui est dedans, l'immanence signifie le sérieux, l'absence de forme, la clôture destinale, la certitude de mourir; mais pour le joueur l'existence demeure ouverte, et les formes, filles du libre arbitre, allègent la fatalité compacte. Ouverte et fermée, claire et obscure, telle apparaît la vie quand on est à la fois dedans et dehors.
À la ronde qui tourne dans les ténèbres de la nuit sans déboucher nulle part, l'homme de lumière, l'Ulysse des temps modernes désigne l'ouverture: et ce n'est qu'une entr'ouverture. Mais cette entr'ouverture nous donne déjà l'entrevision de l'infini. Le cercle est donc brisé. L'homme de lumière, c'est le principe du temps qui indique à la ronde nocturne le chemin de l'aurore.»

Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux, Champs essais, p. 57-58
 
 



– Loin de moi le désir de vous mettre dans l’embarras, mais pourriez-vous me dire si, dans le dédale des cheminements singuliers, et mis à part le fait que je les entrevois comme des personnages de lumière, Julius ou l’enfant Lune sont… des êtres réels?

– Il me semble que l'embarras que vous manifestez atteste clairement de la difficulté de la question… et je ne puis m’empêcher de vous répondre par une question… Qu’entendez-vous par réel?

– Il me semble que nous tournons en rond dans l’obscurité du langage…

– …et si, par chance, nous réussissions à rompre le cercle… qui peut savoir où cela nous mènerait?

– Au fond, au risque de me moquer quelque peu, le réel serait dans la difficulté de le définir…

– Je crois, si je puis me permettre… que le réel n’est point trop éloigné de la notion de vérité…

–… qui, elle-même, s’enferme dans un absolu refermé sur lui-même!

– Un absolu… dites-vous… refermé sur lui-même… c’est un peu notre maître…

– Et Julius serait celui qui rompt le cercle… et donc…

– Écoutons le professeur Tancrède... 





– J'eus beau utiliser toutes le ficelles de mon métier de marionnettiste, durement acquise lors des trois années d'apprentissage que je passais auprès de Maître Mariolle, rien n'y fit. Il me semblait que Julius demeurait un étranger dans toute l’acceptation du terme et ne participait pas du même monde que moi ou même, apparemment, de quiconque. Soit il ne ressentait nullement ma présence, soit il ne voulait pas me le faire savoir… ou encore… ne le pouvait-il pas. C'est alors que je sus précisément quoi faire. La marionnette était un excellent intermédiaire, mais il fallait qu'elle soit d'un tout autre ordre...

 

samedi 20 avril 2024

Inattendu

« C'est par le fait qu'il est en vie que l'animal se distingue de l'inanimé. Mais vivre s'entend de plusieurs façons et nous prétendons que quelque chose vit là où ne se trouve, ne fût-ce qu'une des manifestations suivantes: la pensée, la sensation, le mouvement et le repos selon le lieu, le mouvement selon la nutrition, le dépérissement et la croissance. C'est pour cela que l'on considère que toutes les espèces de végétaux ont également la vie, car visiblement ils ont en eux-mêmes une puissance et un principe qui leur permettent de croître et de dépérir dans des directions contraires. [...] Ce principe peut-être séparé des autres, mais les autres ne peuvent l'être chez les mortels. Et on le voit dans le cas des végétaux, puisque aucune faculté de l'âme ne leur appartient. C'est donc en vertu de ce principe que la vie appartient aux vivants [...] Nous appelons puissance nutritive (threptikon) cette partie de l'âme dont les végétaux mêmes participent.»

Aristote, De anima, (413a, 20 - 413b, 8)
 


– Croyez-vous que Julius soit, en quelque sorte, un prisonnier?
– Pourquoi dites-vous cela?
– Je faisais allusion au fait qu’il ne puisse ni voir ni entendre ou parler… ce qui fait beaucoup…
– Je crois que vous vous méprenez quelque peu. Si les yeux de Julius restent fermés cela ne veut pas dire qu’il ne voit rien… Il se pourrait que les stimuli divers, que nous ressentons aussi mais qui restent dans l’ombre et dont nous ne sommes pas conscients, prennent chez lui la première place, alors que chez nous ils sont occultés…
– Vous voulez dire qu’il imagine!
– Assurément… mais peut-être pas comme vous le croyez! Sans doute, sans trop vous poser de questions, croyez-vous à la réalité de ce que nous disent nos sens… 
– Douteriez-vous de cela?
– Je ne doute pas du ressenti… mais de l’interprétation qui en est fait et qui dépend de l’éducation de celui qui ressent…
– Voilà qui fait beaucoup d’intermédiaires…
– Je ne vous le fais point dire.
– Mais alors, pour être un peu plus concret, comment fait-il pour s’y retrouver?
– La première chose qu’il fait est de ne pas réfléchir… ni même penser…
– Que fait-il alors?
– Il bouge… et se laisse bouger… «Ceux qui ne bougent pas ne sentent pas leurs chaînes.»*
– 

* Rosa Luxembourg



Tancrède se sent comme un étranger dans un environnement que pourtant il connaît comme sa poche…
– Le monde avait changé. Je devais à tout moment m'adapter à l'inattendu qui sans cesse me guettait. Je m'étais, de façon inconsciente mis dans une position similaire à celle de Julius. Dès ce moment, rien ne me fut plus favorable pour le comprendre, bien que Julius, je le saurais plus tard avec certitude, ne concevait pas le monde sous forme de mots. Il faudrait ajouter qu'il ne pouvait le concevoir ainsi, ce qui fut la cause d'une grande perte de temps où je me fourvoyais à chercher selon les modèles de mon propre fonctionnement. Ainsi ce que j'écrivais se lisait comme un élément de mémoire. Mais cette histoire, aussi intéressante qu'elle puisse se révéler à me yeux, était la mienne et non la sienne. Une confusion s'était établie contre laquelle il me fallait lutter en changeant radicalement de point de vue. Pour cela je fis l'effort de me souvenir de ce que nous avait appris notre "Grand Maître de Justice", René Mariolle. L'enseignement de Maître René n'était pas banale du tout. Il utilisait un langage symbolique extrêmement vulgaire et imagé recouvrant une profondeur véritablement abyssale qui ne nous apparaissait que bien longtemps après. Ce fut le cas ce jour là.



vendredi 19 avril 2024

Énigme


« Que la langue, et toute langue en l'occurrence, soit la forme performée du langage, et sa forme sans fin mais toujours diversement actualisée, ce n'est certes pas là une découverte, mais si nous superposons la question de l'origine des langues (et, donc, de l'apparition du langage) à celle de la venue, en nous, de la phrase, autrement dit si nous rapportons nos problèmes, disons, d'expression à la question de la possibilité expressive qu'est le langage lui-même, nous entrons dans une sorte de tourmente spéculative qu'il semblerait peut-être prudent de contourner mais qu'il devient pourtant inévitable de traverser dès lors que l'on considère l'existence même du langage comme une énigme, c'est-à-dire dès que nous nous penchons sur le pourquoi et le comment de sa venue.»

Jean-Christophe Bailly, Naissance de la phrase, Nous, p.12


– Pour une énigme… c’est une énigme… peut-être vaudrait-il mieux, effectivement, contourner cette tourmente…
– Comment faire?
– Au lieu de répéter…
– Ne me dites pas que vous envisagez de…
– Je crois qu’il le faut…
– Vous seriez prêt à... inventer!
–  « Dès lors qu'une phrase s'invente, elle rejoue le scénario pourtant à jamais inconnu de la naissance du langage.»*
– Courage! Traversons en silence… Pour le moment... écoutons ce que nous dit l’ancien juge Tancrède…



De plus, très tôt, chaque matin, alors que le jour approchait, je gravissais les marches pour me rendre à mon bureau situé dans la bibliothèque en pleine rénovation, je croisais le chemin de Julius. Il jouait très doucement de son accordéon. On eut dit que l’instrument susurrait… et la grosse caisse resplendissait comme une lune… Le bâtiment dans lequel la bibliothèque avait été installée se trouvait être l'ancien palais de Justice. Par le plus grand des hasards le bureau qui m'avait été attribué en tant que professeur de littérature et de philosophie était exactement celui que j'occupais en tant que Grand Juge lorsque ce bâtiment était encore un tribunal redoutable. J’y entrais mais, à mon insu, mon esprit était entièrement occupé par la présence de Julius…

* Jean-Christophe Bailly, Naissance de la phrase, Nous


jeudi 18 avril 2024

Devenu

 
« Voilà pourquoi l'ennui affecte plus spécialement la conscience moderne, en dépit ou peut-être à cause et au travers de la durée garnie. Car il y a une conscience opulente, trop vaste, trop gâtée, qui ne sait plus à quoi employer ses talents et qui, réfléchissant sur elle-même, languit en se sentant exister. Plus la conscience est civilisée et compliquée, plus elle se montre exigeante; et plus il lui devient difficile de trouver hors de soi ces rythmes sympathiques et synchroniques, ces résonances fraternelles où l'on entend la nature vibrer à l'unisson du moi.»

Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux, champs essais 

 

 
– Écoutez ce que dit encore Tancrède!
– Vous ne m'avez pas encore dit qui il était...
– C'est un peu compliqué et vaste à dire et je ne veux pas vous perdre. Rapellez-vous simplement qu'il était juge avant que ne se produisent certains événements et qu'ensuite, il est devenu professeur...



– … cet exercice, écrire quelque chose de bien différent que des rapports ou des jugements, est nouveau pour moi, donna un résultat assez inattendu. Non seulement je pris plaisir à me mettre à écrire, mais ce que j'écrivais me paraissaient mieux correspondre à mes pensées que tout ce que j'avais pu dire jusque là à haute voix. Je suivais Julius pas à pas. Il m'était facile de le trouver puisqu'il ne passait pas un instant qu'il n'improvise une musique merveilleusement adaptée aux circonstances et qui s'inscrivait tellement bien dans la topographie des lieux qu'elle semblait en émaner ou, plus encore, à l'illustrer.
 
 

mercredi 17 avril 2024

Émotion

 
« L'émotion est généralement associée à la présence immédiate, à l'absence de distance: on est ému parce qu'immédiatement présent aux choses, parce qu'incapable d'instaurer la distance nécessaire à tout jugement. Est-il contradictoire de supposer une émotion de la distance? Une fois supposée l'émotion réflexive, autrement dit l'émotion de la pensée, on ne contredit en rien l'affirmation d'une présence aux choses. En effet, l'émotion réflexive est présente à la pensée, elle est en contact direct avec elle.»

Cynthia Fleury, Métaphysique de l’imagination, folio essais, p. 543




 
– Je suis, je vous l’avoue, un peu ému…
– Quel en serait la cause?
– Il me semble que Julius, un peu comme l’Enfant Lune, bien qu’ils ne nous ressemblent pas… est… un peu comme nous…
– Il me semble que là n’est pas le seul argument possible et peut être faut-il considérer le fait que nous ayons le même maître…
–… et créateur…
– Vous avez raison…,Ainsi pourrions-nous dire que nous sommes frères…
– C’est quand même un peu étrange… que de partager la même origine… ne trouvez-vous point?
– C’est comme vous dites!
– C’est pourquoi tout-a-l’heure je vous disais ressentir une légère émotion…
– Continuez donc votre récit je vous prie!
 
Beaucoup de temps est passé. Bien des années après les événements, le juge Tancrède est devenu professeur.
Il prend des notes pour préparer son cours:
 Les quelques mots sur l'origine du texte que nous allons, ces prochains jours, soumettre à votre digne attention vous en feront, nous l'espérons, comprendre l'intention. Le texte dont nous parlons n'a pas été écrit exclusivement dans le but d'être publié. Il fait suite à ma rencontre avec un personnage étrange répondant, si j'ose dire, au nom de Julius.
En écrivant cet essai, je voulais savoir dans quelle mesure notre conception de la vie était compatible avec les points de vue de Julius sur le temps…s'il est possible de dire cela à propos d'un aveugle... L'admiration que j'avais pour Julius, la conviction qu'il m'apportait non seulement une nouvelle présence physique mais aussi certaines interrogations sur sa ou ses manières de penser. Depuis le jour où j’ai pris conscience de son existence, l’idée que sensations et philosophie seraient des domaines différents s’était enracinée dans mon esprit. Mais il se pourrait, sous un autre angle, qu’ils puissent se compléter…Tout cela m'inspirait le profond désir d'essayer de pénétrer dans le monde, que je pensais obscur, de Julius. Mais cette recherche allait bientôt m'offrir un intérêt plus large. La conception du temps que semblait se faire Julius se manifestait par une expérience si directe et si immédiate qu'il semblait n'avoir aucune idée du caractère passager de ce temps. Il semblait vivre dans un présent qui me semblait, à moi spectateur complètement extérieur, comme quelque chose qui serait à la fois absolument innocent et complètement effrayant tout autant qu'immuable. Sans s'aventurer dans l'hypothèse d'un Temps absolu et primitif, comme abandonné de toutes spéculations intellectuelles, je pensais que la présence au monde de Julius s'harmonisait avec une croyance en un monde idyllique qui lui paraissait très naturelle. Julius devenait pour moi, comme pour tous ceux qui l'approchait, l'être le plus simple du monde. J'écrivis alors cette phrase qui était le point de départ de mon étude:
- Julius devenait ainsi, par son extrême simplicité, le phénomène le plus incompréhensible qui puisse exister.




mardi 16 avril 2024

Une sorte de vide


Selon Gérard de Nerval, «l'écho le plus lointain rebondit entre nous»; par cet écho, l'émotion la plus profonde du réel s'investit en nous. Plus l'écho provient d'un ailleurs lointain, plus le réel se densifie et révèle ses multiples richesses. Plus l'émotion réflexive fait résonner la distance, plus elle convoque la densité spécifique de l'activité contemplâtrier. L'écho lointain se définit comme le parcours même de cette distance, parcours invisible, chemin d'ondes, sorte d'itinéraire magique de la pensée. Au lieu de vouloir disséquer la pensée, l'émotion réflexive se réjouit à l'idée de suivre, voire parfois d'anticiper sa trace. L'émotion vibre à l'idée d'explorer l'espace problématique de la pensée. L'émotion réflexive est écho de la pensée.”

Cynthia Fleury, Métaphysique de l’imaginaire, folio essais, p. 547
 


– Croyez-vous qu’il nous manque quelque chose? 
– Expliquez-moi ce que vous entendez par là!
– Il me semble qu’il y a en moi une sorte de vide que je n’arrive ni à situer ni à décrire… ni à définir…
– Je crois que je saisis de très loin ce que vous ressentez… vous parlez d’une sorte de creux… qui, bien qu’étant vide et lointain nous pèse?
– C’est un peu cela! 



Au couchant, Julius rejoint Mimésis, une barque éventrée, légèrement balancée par les derniers ressacs et le vent, aux travers du vide de ses entrailles et de sa quille brisée grince et craque au ralenti comme une voix qui s’éteint, convoquant le passé disparu. Tout au long de la plage, au rythme de la houle, le temps s'écoule.
"Un soir, t'en souvient-il, nous voguions en silence..."
Julius sentait, enfin, sur son épaule, le soupir de la mer, soulagée de ne plus les porter.


lundi 15 avril 2024

L’autre

 

« S'il existe une interprétation possible du réel et de l'autre, elle est préalablement reconnaissance: au sein du monde imaginal, je re-connais le secret, la dette me liant à l'autre, soit la vérité première de la signification: être lié à cet autre que je ne connais pas encore, et ne connaîtrai jamais totalement. Interpréter cette première signification, c'est faire du souci éthique le seul moyen de connaissance. Je reconnais un dire pour l'interpréter au sein d'un dit qu'aucun dit ne peut habituellement dire, et c'est cela qui donne toute sa réalité à la parole imaginale. Au lieu de chercher à connaître le réel, je cherche à créer une parole réelle, ayant la densité du réel. Pour dire le réel et interpréter l'autre, il est nécessaire que ma parole acquière au sein de sa nature de parole, la réalité imaginale.»


Cynthia Fleury, Métaphysique de l’imagination, folio essais, p. 371

 


– Voyez-vous… il y avait… il y a… et il y aura toujours…
– Toujours quoi?
– Il y aura toujours le fait que nous ne sommes que les sujets de notre maître!
– Je crois que vous faites erreur… une sorte d’erreur d’interprétation…
– Je ne vois pas où vous voulez en venir. 
– J’en viens au fait que bien que nous soyons les sujets de notre maître, il ne nous est pas interdit de transcender cette relation… et ainsi de nous intéresser à l’autre…
– Et qui serait cet autre?
– Vous.
– Vous voulez dire moi!
– C’est cela…
– Vous vous moquez?
– Nullement… Vous et moi nous nous ressemblons et tous deux nous avons été créés à son image…
– À l’image de notre maître?
– Cela peut vous surprendre, mais oui nous sommes littéralement à l’image de notre maître…
– Je sens qu’il y a un mais… et de plus vous avez perdu le fil de votre discours… et du récit! Continuez, je vous en prie!



– Je sais trop la vanité du lecteur qui, tout comme moi, est certain qu'en telle situation la clef de la supercherie ne saurai lui échapper pour oser soutenir que Julius et nous serions dans la même réalité. Julius, lui ne se pose même pas la question. Il se contente d'être et ne voit aucune magie bizarre en ce qu'il est et moins encore en ce qui se passe autour de lui. Où qu'il se trouve, il se sent chez lui.


dimanche 14 avril 2024

Le cours des choses

 


– Qui vous a raconté cette histoire
Naturellement c'est notre maître... Qui d'autre voudriez-vous que ce soit?... 
– Et lui, comment croyez-vous qu'il en ait eu connaissance?
– Les mots vont et viennent et puis s'éloignent... car "ils sont enfants du temps"*...
 


En réalité, Julius possédait des dons bien particuliers et bien réels. Notamment celui de faire se déplacer les obstacles qui se trouvent sur son chemin... Certes personne ne peut le voir, ni le comprendre puisque quiconque serait là dans le moment où Julius passerait, qu'il se mettrait sans façon ni délai à débarrasser l'encombrement sans que son esprit n'y mette aucun frein. Tout occupé qu'il sera à cette tache, il ne s'apercevra pas du miracle permanent qui accompagne le passage de Julius Amphyon. En réalité, sans que la chose puisse être définie, c'est l'agencement de toute la ville qui change à son passage. Mais cela se fait de telle manière que personne n'y voit rien et oubliera instantanément tout ce qu'il a fait et pensé et reprendra "le cours des choses" après le passage de Julius sans autre conséquence qu'un sourire aux lèvres et une petite mélodie entraînante qui chante dans son cœur.
 
 
 
* Dialogue avec l'ange, Gitta Mallasz, aubier, p.216

samedi 13 avril 2024

En réalité


« Le monde imaginal est un monde où règne le logos, mais un logos de l'imagination gardant certains usages du mythe. C'est un monde de la médiation qui réévalue le logos en fonction du mythe et le mythe en fonction du logos, enfin, un monde qui, loin des cieux intelligibles et du sol terrestre, pose la pureté, dans cette intermédiarité même. Le monde imaginal est l'entre-deux dans lequel l'âme célèbre l'ascension vers l'absolu et l'efficace d'une expérience bien concrète. Voilà un monde où l'imagination s'érige en raison, où le rationnel garde le goût de la fantastique transcendantale, où la puissance imaginative est raisonnable, soit éthiquement rationnelle, car le monde imaginal a pour principe de rendre chaque forme imaginale exemplaire et manifeste. Ici la phantasia se nourrit d'admirable: là est d'ailleurs sa parenté avec l'imaginaire mythique.»

Cynthia Fleury, Métaphysique de l’imagination, folio essais, p. 129

 
– Qui a dit cela?
– Pour de telles paroles, peu importe qui les prononce ou qui les a prononcées, seul devrait émerger le sens qui les a produites…

 


Tous les habitants de la ville avaient plaisir à voir déambuler Julius sur son tambour comme le petit Prince sur sa planète. Personne ne pouvait s'empêcher de sourire en le voyant passer. Mais le plus surprenant était qu'une de crainte naissait en même temps que le sourire. Une sorte d'inquiétude commune qui tirait chacun de sa petite sphère individuelle. En le voyant rouler à une telle vitesse, chacun se sentait responsable de l'accident qui pouvait lui arriver. Ils en étaient sûr, les incontournables obstacles, pierres, cailloux et autres mobiliers urbains, immanquablement, allaient lui barrer la route. Chacun s'activait à débarrasser la rue du mieux qu'il pouvait. Et le miracle se produisait, jour après jour renouvelé. On eut dit que Julius Amphyon, le bien-nommé, déplaçait les pierres de son chemin. En réalité...