dimanche 30 juin 2019

(30) Aussi simple que cela...


« Voir un univers dans un grain de sable, et un paradis dans une fleur sauvage. Tenir l'infini dans la paume de la main, et l'éternité dans une heure.»

William Blake



– Pourquoi cette naissance serait, selon vous, un mensonge?
– C'est une mise en scène.
– Comment le savez-vous?
– Il me l'a dit.
– Et qu'en dit-il encore?
– Que le monde entier est une mise en scène.
– Il parle de notre monde ou du sien?
– Je vous l'ai déjà dit... notre monde n'est pas différent du sien et c'est pourquoi nous sommes à son image...
– Vous parlez alors de son monde et j'en déduis que le notre serait une illusion!
– Vous faites erreur... Il dit qu'il n'y a qu'un seul monde...
– Ce serait aussi simple que cela!
– Pas forcément...

(30) Naissance d'un mensonge




– Quel serait ce mensonge qui s'enroule sur lui-même?
– Nous y sommes... nous assistons à la naissance de l'enfant Lune...
– Vous déraillez!
– Nullement, nous y assistons... en direct...


(30) Un autre point de vue


– Il me semble que vous oubliez une chose... et non des moindres... encore...
– Dites-moi!
– Nous ne sommes point des humains!
– Et alors?
– Alors, nous pouvons être à leur image, puisque notre maître est un être humain.
– Ce n'est pas mon point de vue...
– Expliquez-moi.
– Prenez garde, le mensonge s'enroule sur lui-même...



(30) À son image



– Notre maître nous a-t'il crée à son image?
– Vous le connaissez aussi bien que moi...
– C'est possible...
– Vous n'avez pas l'air certain.
– C'est que je ne le suis pas.
– Pourrait-il ne pas nous avoir créé à son image?
– C'est une question bien difficile. Quand à moi, si j'ose le dire... j'en prend le risque, je crois que je lui ressemble en tous points...
– Effectivement, c'est un risque... et pas des moindres!

samedi 29 juin 2019

(29) Notre voix




– Qu'en dites-vous?
– Je vous l'ai dit, redit, et je le répète: je ne puis connaître le son de ma propre voix, pour autant qu’il ou elle existe, ce que je dis dépend des mots que j’entends se formant dans mon cerveau et il est bien difficile de les distinguer de ceux que j’entends dire par la voix de notre maître.
– Que disent ces mots?
– Pour le moment je n'entends que les vôtres... avec la même voix et les mêmes intonations que celle de notre maître...
– Vous ne m'entendez donc que si ce que je dis est dit avec sa voix?
– C'est probable.
– Pourquoi n’arrivons nous pas à connaître notre propre voix? Je parle de la voix qui serait notre voix.
– Encore faudrait-il faire la distinction entre la voix du perroquet, la langue du perroquet ou notre voix personnelle de simple perroquet parmi le peuple des perroquets... Et puis, s’il s’agit de cette voix personnelle et donc unique, elle nous est inconnue parce que nous n’avons n’a pas appris à la connaître. En premier lieu par le fait que nous l’entendons de l’intérieur et deuxièmement du fait que nous n’avons pas conscience de la manière dont nous utilisons nos organes...
– Est-ce bien nécessaire d'y réfléchir... ou ne vaut-il pas mieux ne point trop y penser et simplement dire les choses telles qu’elles se présentent ?
– Vous m’aviez posé une question et j’y répondais au mieux de mes possibilités...

– ...ou des siennes...
– ... avec ce que cela implique... Ainsi quand vous parlez des choses telles qu’elles se présentent on devrait pouvoir les identifier avant de les répéter.
– Pourquoi?
– Pour ne pas répéter les erreurs qu’elles peuvent contenir...




(29) Pourtant




– Sommes-nous en visite dans son monde ou lui en visite dans le nôtre? 
– Le monde de qui, le monde de notre maître?
– Non, je parlais de celui de l'enfant Lune.
– Vous vous trompez du tout au tout... il n'y a qu'un seul monde et c'est...
– Celui de notre maître?
– C'est cela.
– Pourtant... Regardez cette scène étrange... dans laquelle l'enfant Lune semble avoir disparu!
– Il n'a point disparu.
– Comment le savez-vous?
– Je ne dois pas le répéter...

(29) En visite





– Est-ce qu'il nous entend?
– Cela dépend...
– Cela dépend de quoi?
– Cela ne dépend pas de nous mais de la volonté de notre maître... principalement...
– Principalement... donc, si j'y réfléchis bien, cela ne dépend pas uniquement de notre maître...
– Bien réfléchi.
– Mais alors de qui ou de quoi d'autre?
– Il va falloir réfléchir encore...
– Vous le savez, vous?
– J'ai ma petite idée...
– Il me plairait que vous la partagiez avec moi et dites-moi aussi...  sommes-nous en visite dans son monde ou lui en visite dans le nôtre? 



(29) Selon sa volonté



– Est-ce qu'il nous voit?
– Qui donc?
– L'enfant Lune.
– Non.
– Est-ce qu'il nous entend?
– Cela dépend...
– Cela dépend de quoi?
– Cela ne dépend pas de nous mais de la volonté de notre maître... principalement.

(29) Notre voix





– Pourquoi n’arrivons nous pas à la connaître?
– De quoi parlez-vous?
– Je parle de cette voix qui serait notre voix.
– Encore faudrait-il faire la distinction entre la voix du perroquet...
– ... la langue du perroquet ou...
– ... notre voix personnelle de simple perroquet parmi le peuple des perroquets. Et puis, s’il s’agit de cette voix personnelle et donc unique, elle nous est inconnue...
– Pourquoi?
–  Parce que nous n’avons n’a pas appris à la connaître.
– Comment cela se fait-il?
– En premier lieu par le fait que nous l’entendons de l’intérieur et deuxièmement du fait que nous n’avons pas conscience de la manière dont nous utilisons nos organes...
– Est-ce bien nécessaire ou ne vaut-il pas mieux ne pas trop réfléchir et simplement dire les choses telles qu’elles se présentent ?
– Vous m’aviez posé une question et j’y répondais du mieux que je peux...

– Avec ce que cela implique... Ainsi quand vous parlez des choses telles qu’elles se présentent on devrait pouvoir les identifier avant de les répéter.
– Pourquoi?
– Pour ne pas répéter les erreurs qu’elles peuvent contenir...


vendredi 28 juin 2019


« Vieil océan, tu es le symbole de l’identité: toujours égal à toi-même. Tu ne varies pas d’une manière essentielle, et, si tes vagues sont quelque part en furie, plus loin, dans quelque autre zone, elles sont dans le calme le plus complet.»

Lautréamont



L'enfant Lune, égal à soi-même, oublie de grandir et court pour l'éternité dans ce qui n'est plus depuis longtemps...


(28) Selon nous





– Dites-moi...
– Oui?
– Selon vous et uniquement selon vous, qu’est-ce qui nous caractérise ?
– Selon moi? Vous aimeriez que je parle en mon nom?

– C'est presque impossible, mais je vais essayer.Vous me demandez ce qui nous caractérise nous autres perroquets pour ne pas dire psittacidés? C’est bien cela le sens de votre question?
– C’est cela, mais du point de vue d’un perroquet instruit comme vous et non de celui de notre maître...
– Je vous ai prévenu, c’est bien difficile à dire...
– Pourquoi?
– Parce que, étant donné le fait que je ne puisse connaître, ou du moins ne l'ais-je point appris, le son de ma propre voix, pour autant être sûr qu’il ou elle existe, ce que je vais dire dépend des mots que j’entends se formant dans mon cerveau et il est bien difficile de les distinguer de ceux que j’entends dire par notre maître.




jeudi 27 juin 2019








(27) Lumière matinale


« Il y a toujours un moment, dans la vie, dans toutes les vies, où sur le point d'atteindre une chimère longtemps caressée, nous nous rencognons en nous-même, soit par lâcheté, soit par un mouvement d'orgueil qui nous fait imaginer que cette chimère-là n'était pas la bonne, que nous en découvrirons une autre meilleure, bien plus exaltante, et nous croyons déjà l'entrevoir, elle scintille, elle nous appelle, de l'autre côté des mers, la voici, nous voguons vers elle, oubliant à chaque vague la précédente chimère, qui, d'abord, ne semble pas si différente de la nouvelle, et puis, peu à peu, la nouvelle paraît vraiment autre, sans aucune ressemblance avec l'ancienne et nous débarquons, nous aussi, tout neuf, total amnésique, inexpérimenté, prêt à la vie la plus nouvelle comme au premier matin de nos vingt ans.»




Huit-cents-dixième rapport de Don Carotte
Extrait du petit Livrer Rose bordé d'or



Il est certaine lumière lumière matinale qui nous fait oublier et d'autres qui ne sont que des souvenirs.

mercredi 26 juin 2019

(26) Délits de l'imagination


« Pour ce qui concerne l’influence de la littérature sur la vie sociale, on la trouve affirmée à de nombreuses reprises dans les années 1820-1840, dans des formulations qu’on gagne à avoir à l’esprit. Hugo trouve, en 1822, que « ce serait une étude digne d’un esprit grave que d’observer quelle est l’influence des idées littéraires sur les événements politiques, et la connexité des révolutions poétiques avec les révolutions sociales». Édouard Alletz, en 1837, se plaint: «... des rêves licencieux ou barbares dont [...] se nourrit, une certaine société qui se règle sur l’image du modèle idéal qu’on nous a forgé, de sorte que ce n’est plus la littérature qui est un tableau du monde, mais c’est la vie qui s’est mise à copier les songes; société bizarre, Babel indéfinissable, qu’on ne comprend qu’en l’habitant, pleine de confusion, d’erreurs effrayantes, d’ambitions déçues, de douleurs inouïes, de raffinements surnaturels dans les délits de l’imagination».

José-Luis Diaz, Quand la littérature formatait les vies



Huit-cents-neuvième rapport de Don Carotte
Extrait du petit Livrer Rose bordé d'or


Longtemps j'ai cru que pour que l'influence accrue de la littérature sur les mœurs ait été accentuée par les théories romantiques qui insistaient pour que la littérature cesse d’être affaire livresque pour être en prise directe sur la vie, et faire des écrivains non seulement des maîtres à penser, mais aussi des maîtres à vivre. Et puis je me suis mis à douter: encore faudrait-il qu'elle soit lue par le plus grand nombre... Ce dont je doutais et doute encore... Cependant je ne pouvais douter que cette influence soit bien réelle... ce qui me donne à penser et peut-être espérer, qu'il n'est point nécessaire que le plus grand nombre lise pour que certains mots n'exercent certaines influences... Influences d'autant facilitées, mais aussitôt, ou presque, annulées par le formatage, la perméabilité et la passivité des cerveaux dans lesquels tout se fait et se défait au rythme des marées, au gré du vent, la dictature du plaisir et le goût du ragot... 

(26) Diplomates



« Les livres suivent les mœurs et les mœurs ne suivent pas les livres. [...] Les petites bergères de Boucher étaient fardées et débraillées, parce que les petites marquises étaient fardées et débraillées. –Les tableaux se font d’après les modèles et non les modèles d’après les tableaux. Je ne sais qui a dit je ne sais où, que la littérature et les arts influaient sur les mœurs. Qui que ce soit, c’est indubitablement un grand sot. –C’est comme si l’on disait les petits pois font pousser le printemps.»

Théophile Gautier




– Il m'est venu à l'oreille...
– Dites-moi!
– Si je l'ai bien compris, je parle de notre maître, bien entendu... nous serions en quelque sorte des diplomates... mais...
– Quelle est donc la cause de ce mais?
– Je ne sais ce qu'est un diplomate et encore moins ce qu'est la diplomatie...
– Comme il me le disait: la diplomatie serait les yeux et les oreilles de la République...

(26) Radicale simplicité


" On peut envisager envisage quelques-unes des conséquences du formatage de la littérature, qui, en raison du nouvel ordre médiatique, contribue à la définition de modes de vie stéréotypés: la «vie de poète», la «vie d’artiste», la «vie de bohème». Mais ce formatage influe aussi sur les écrivains eux-mêmes, conduits à adopter des habitus en accord avec leurs choix littéraires: ce qui fait que les principaux scénarios auctoriaux ont engendré des «prêt- à-vivre»."

 

Huit-cents-huitième rapport de Don Carotte
Extrait du petit Livrer Rose bordé d'or


 – Ce qu'est la vie, je n'en sais presque rien, mais ce qu'est ma vie j'en sais beaucoup plus... et ce plus ressemble comme deux gouttes d'eau à ce rien qui nous dit avec une radicale simplicité ce qu'il est.



(26) Influences


« Si l’on pense que la littérature a une influence sociale, c’est qu’il y a eu, au cours de la période romantique, une révolution majeure affectant la sphère d’influence de la littérature: son action ne s’exerce plus seulement dans le monde des idées, mais elle passe dans la sphère de la vie pratique. Cette influence accrue de la littérature sur les mœurs a été accentuée par les théories romantiques qui insistaient pour que la littérature cesse d’être affaire livresque pour être en prise directe sur la vie, et faire des écrivains non seulement des maîtres à penser, mais aussi des maîtres à vivre.»

mardi 25 juin 2019

(25) Des règles floues


« Petite ivresse ou hébétude un peu inquiète, ou dégoûtée, lasse, angoissée, quand on referme le livre; et la platitude et le caractère absolument dénué de sens, purifié, du monde ainsi perdu, dans le monde regagné, semble l’image symétrique de ce que l’on ressent, parfois, lors de déception où versé la fin brusque de l’amour, le corps nu soudain recouvrant la perception de son état noyé de nouveau dans l’air qui l’entoure. Dans ce deux cas le mot (la fiction) de «réel» ne signifie qu’une chétive violence confisquée, turbulence perdue.
De même le plus bref des mots, dans son usage le plus simple, sacrifie son objet dans une formulation particulière. Expérience qui a été convertie en signe, en «mort» tel le souvenir qu’on gardait encore, il y a quelques siècles, d’un dieu, sur le tau d’une croix.
Mais sacrifices plus grêles et plus palpables au cours de la lecture, dont la hache sur nous est la langue dont nous faisons l’objet: les rituels personnels et incessants auxquels nous déférons sans cesse, les tours que notre manie ne supporte pas, les images que nous récusons, les mots que nous haïssons, ou les niveaux de langue dont l’emploi nous répugne ou que nous proscrivons. Chaque phrase est le reliquat d’une combustion linguistique dont l’étendue, si nous la comparons peu qui en résulte, confond par sa disproportion.  Mais nos têtes avant, à l’intérieur de nos têtes avant, à chaque instant lavées du sang d’un sacrifice plus obscur, plus opiniâtre, et plus étendu encore.»


Pascal Quignard, Petit traité I, Folio, p.278





– Je dois donc... je devrais dire... en partant de votre postulat, que vous n'êtes, vous-même, point innocent en disant cela! 
– Nous ressemblons tous à notre maître...
– Il y a comme un léger regret dans votre voix...
– C'est vrai.
– Il y a peu vous me demandiez si je lui avais déjà menti?
– E je vous ai répondu que le mensonge tout comme la comédie implique le jeu…
– Vous étiez bien vague.
– Parce que les règles sont floues…
– Pensez-vous encore que le mensonge soit une comédie?
– Plus que jamais et plus  encore...

– Et vous ajoutiez: la comédie est-elle un mensonge?
– C'est cela et dire, ou poser la question si chaque mot ne contient-il pas sa petite part d’authenticité? montre bien que le reste est une sorte d'imposture...
– Si c’est le cas, alors la comédie n’est pas seulement un mensonge!
– Et le mensonge n’est pas forcément une comédie. Il peut, en certains cas, aussi être un drame…
– … et le drame, en certain cas, peut…
– … être une comédie!
– On n’en sort pas!
– C’est ce que je vous disais...

(25) Innocence


« Non il n'existe pas de faits bruts, il n'y a que des interprétations.»

Frédéric Nietzsche, Fragments posthumes





– Pendant longtemps, il me semblait que notre maître était l'innocence en personne.
– Et puis?
– Et puis! Naturellement...
– Comment cela naturellement?
Cela me semblait couler de source...
– Quoi donc?
– Que cela ne pouvait être.
– Qu'il soit l'innocence en personne
– Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis?
– Lui ou plutôt ce qu'il disait...
– Et que vous disait-il qui vous a fait changer d'avis?
– Rien de spécial ou alors tout.
– Tout?
– Oui, en fait c'était simplement le fait de parler...
– Qu'est-ce qui vous fait dire que parler vous a fait changer d'avis à propos de l'innocence?
– Parler n'est jamais innocent... peut-être...
– Nous aurions donc, en apprenant à parler, perdu notre innocence?
– Encore eût-il fallu que nous nous l'eussions été...


(25) Hardiesse





– Que n'êtes-vous pas?
– Je n'en sais rien, je ne suis pas un spécialiste de rien du tout.
– Y-a-t'il des spécialistes de rien du tout?
– Ils sont légions... et nous en faisons partie...
– Et pourtant vous venez de dire que vous ne l'étiez pas!
– Il y a beaucoup de distance entre ce que nous sommes et ce que nous disons être.
– C'est un peu facile.
– Au contraire, là est la difficulté. 
– C'est périlleux.
– Vous l'avez dit!
– Trop peut-être... Vous me donnez un grand coup de pied, si j'ose dire, dans la foi aveugle avec laquelle je croyais en notre maître.
– Croyez-vous qu'il croie en nous?
– Plus le péril est grand, plus grand aussi doit être notre concours.
 – Sous le vent mauvais les branches des arbres un jour tomberont et ceux qui y ont trouvé abri, tomberont aussi...
– Vous l'a-t'il soufflé?
– Je ne le sais et ne puis le savoir.
– Un coup terrible vient d'être porté à l'arbre tout entier, c'est à nous de mettre tout en œuvre pour en conjurer la ruine...
 – Comment faites-vous pour parler avec cette hardiesse.
– C'est à lui que je dois tout...

(25) Dans les branches


« Nous ne cessons pas notre exploration
Et le terme de notre quête
Sera d’arriver là d'où nous étions partis
Et de savoir le lieu pour la première fois.»

T.S. Eliot, Four Quartets




– Écoutez comme c'est beau!
– Je vous écoute...
– Entendez-vous chanter les branches des arbres?
– Voulez-vous répéter.
– Je ne fais que cela.
– Comment peut-on poser de telles questions?
– Je partage votre avis.
– Comment pouvez-vous partager mon avis et pourtant me demander si j'entends les branches des arbres chanter?
– Ce n'est pas moi qui vous le demande... je ne fais que transmettre en répétant.
– Tout ce que nous répétons est-il une transmission?
– C'est certain... épistémologiquement certain... enfin... presque certain car je ne suis...
– Les branches des arbres ne chantent point.
– On dirait la voix de notre maître...


lundi 24 juin 2019

(24) La chair quitte les os




Huit-cents-septième rapport de Don Carotte
Extrait du petit Livrer Rose bordé d'or



Sous l'effet des gigotements incessants, aux inégales variations, aux piqures et démangeaisons dus aux moustiques, puces et autres peuplades, cavaliers malins dont j'étais le porteur suprême ou sans doute tout autant sous l'effet euphorisant d'une sorte de rêve et, peut-être, quelque peu en conséquence du récit que je parvenais, lambeaux par lambeaux, non sans peine à réunir, les cordes qui m'attachaient se déliaient. Sans un mot, les deux bras qui eux aussi m'entravaient me lâchèrent et, m'a-t'il semblé... ou, me l'a-t'on raconté par la suite, m'enlevèrent le bandeau que je croyais avoir sur les yeux. Automatiquement, du dedans, mes deux bras s’étaient ouverts comme pour accueillir un hypothétique équilibre, mes jambes, sans que ma volonté ne n'y soit pour quelque chose, se plient et mon regard comme un phare dans la nuit cherche au loin un point d’appui. Du dehors, sans que je puisse le savoir, il n'en était rien. Sur mon visage un sourire, de lui-même, de circonstance peut-être... s'était installé. Combien était-il trompeur... cela aussi, je ne le saurai sans doute jamais... En lui se reflétaient dans une sorte d'éloignement ordonné nombre de fantômes qui eux aussi souriaient obéissant à la très rigide, ancestrale et contraignante règle du savoir bien-vivre. Un large bandeau rouge à nouveau me recouvrait les yeux.
Dans un autre début, il y a bien longtemps, pour autant qu'il m'en souvienne, parfois il me semble tout confondre, les temps, les actions comme les lieux, j'étais affublé d’une ridicule perruque blanche et poudrée, de celles qui vous font juge avant que peu à peu elle ne tombe en même temps que mes cheveux et mes dents. Ma chair aussi me quittait. Je vis alors nettement presque tous mes os, y compris ceux dont j'ignorais alors jusqu'à l'existence. J'avais été un oiseau et je ne le savais point. 

(24) Un monde instable






Huit-cents-sixième rapport de Don Carotte
Extrait du petit Livrer Rose bordé d'or


Mes bras et mes pieds étaient attachés. Pour marcher je devais faire de tout petits pas qui me déséquilibraient constamment. J'avais l’impression de marcher sur un monde instable qui roulait sous ses pieds. Je voulais écarter les bras ou plier les genoux pour garder mon équilibre, mais je ne le pouvais pas. Un jour, certainement, je ne puis en être certain, j'avais dû perdre connaissance, cela m'arrivait souvent, deux bras puissants, était-ce rêve ou réalité, je ne le sais, m'avaient soutenus et m'étouffaient à la fois. Plus un souffle ne soulevait ma poitrine, pas un souffle n'arrivait à mes oreilles et pourtant j'étais sûr d'entendre les branches des arbres chanter..., en même temps cette pensée lancinante: pas le moindre bruit, tout devient blanc, plus un murmure ne rompt le silence qui m’entoure.

(24) Prisonnier





Huit-cents-cinquième rapport de Don Carotte
Extrait du petit Livrer Rose bordé d'or


J'avais été fait prisonnier et jeté enchaîné au fond d'une oubliette en compagnie d'un macchabée. Sa puanteur m'éloignait du monde plus sûrement qu'un putois. Je ne valais sans doute pas mieux... Je tentais, à défaut de l'être en mon corps aveugle et meurtri, de rester sain d'esprit. Je notais, en utilisant toutes les parties de mon corps comme d'un grand livre* en lequel j'inscrivais et me remémorais tout ce qui m'était arrivé et ce que j'avais été jusqu'ici. Sans le savoir, c'est ainsi que je me sauvais, non par l'esprit, mais par le corps, indirectement et non par la pensée... Je le croyais, ne sachant point que la pensée en mouvement entraîne inexorablement des mouvements invisible qui remuent nos profondeurs inaccessibles... mais physiques... et donc, comme disent certains, bien réelles...


 
* La vie trépidante, ardue, amoureuse et imprévue
de l'ingénu Don Carotte et de son frère "Ô Sang Chaud"
Lidane Liwl
Edition "Source lumineuse"

(24) Les idées qui se font


« Il faut toujours faire la différence entre ce que désigne une chose, l'idée que l'on a de cette chose et les idées qui se font d'elles-mêmes.»




Des chemins empruntés, non rendus... et pour cause. Ils n'existent pas. Immobile ce qui là ne sera plus demain. Ce que nous savions du monde a changé ou peut-être est-ce nous qui, pris dans une tourmente sans égale, nous ayons parfaitement, sans même nous en rendre compte, changé le lieu. Quand l’œil et l'esprit font semblant de collaborer, c'est l’œil le plus souvent qui démissionne, mais ce n'est rien à côté de l'oreille quand elle est sourde et que ce qui se fait entendre n'est qu'un écho de ce qui s'est dit et redit... Peu de mots et lettres suffisent pour tout rayer de la carte qui dès lors ne sert plus à rien. Le témoin fasciné cherchera l'effacement. Mille et une histoire se bousculent dans l'intime et l'infini ou rien n'est encore... Là où l'infini ou rien seraient synonymes...

dimanche 23 juin 2019

(23) Consécution



« Contrairement au récit de fiction où la logique de la conséquence règle la chronologie [...] la relation de voyage ne considère que la seule consécution.»

Roland Le Huenen, Qu’est-ce qu’un récit de voyage?


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Huit-cents-quatrième rapport de Don Carotte
Extrait du petit Livrer Rose bordé d'or 

 
Au carrefour des discours le voyageur se laisse guider par quelque chose d'invisible mais de plus en plus contraignant jusqu'à ce que, sans que rien ne se laisse prévoir, le carrefour ait disparu. Point de métaphore, d'ambassades, de malédiction ou de en mise en abyme, seuls les pieds comptent. La tête ne fait que suivre, être portée, et encore, point totalement. Elle croit reconnaître au gré de certains passages, quelque chose d'écrit dans quelques pensées, lectures ou rédactions précédentes. Ainsi, de souvenirs en souvenirs, elle s'adapte du mieux qu'elle peut. C'est-à-dire assez mal pour mon compte.

(23) Bien des années...


« Le premier moyen pour bien connaître les sauvages est en quelque sorte de devenir l’un d’entre eux.»





Huit-cents-troisième rapport de Don Carotte
Extrait 

En repensant, bien des années plus tard, à certaines rencontres, on ne peut s'empêcher de penser à ce qui en furent l'origine. À tout cet incessant cheminement qui a amené à ces instant et à celui, particulier pour moi, où je feuillette en secret de mes personnages, instant si semblable à tous les autres, unique à chaque fois cependant, et qui, l'instant d'après va rejoindre tous les autres pour former ce que nous avons l'habitude, sans réfléchir, de considérer comme un tout... Je commençais à douter et à mettre en place un certain nombre de questionnements qui furent causes de ce cheminement et à ce que je croyais être la vérité. Je craignais alors ce qui m'avait amené exactement ici, là devant le rapport que j'avais rédigé il y a fort longtemps déjà, bien avant les événements dont il faudra que je parle encore, ne pouvait être en être la cause unique. Du moins c'est ce que je pensais alors. 




Pour rappel:

– Je ne suis point souffrant, loin s'en faut et l'on prend bien soin de moi, croyez le bien, mais dites-moi d'abord quel est ce compagnon que vous avez introduit et qui n'eut dû, pas plus que vous même apparaître ici sans voile ? Et puis il me semble aussi, puisque vous vous autorisez quelque remarque personnelle, que votre bosse, selon l'écho qui me parvient, grandirait sensiblement...

 – Je n'y puis rien mon Illustre Seigneur, je n'ai point introduit ce petit chien au demeurant fort curieux. Curieux, il l'est, mais aussi et surtout, il rend curieux. J'avoue que depuis qu'il est à mes côtés. je vois les choses sous un autre angle..., il me suit depuis que je suis entré à votre service, c'est-à-dire il y a fort longtemps... et pour répondre à votre question et sans vouloir vous manquer de respect, même si jusqu'alors vous ne l'ayez encore point vu,  personne n'a jamais vu un chien qui supporte le voile. Il ne l'a donc jamais porté. Ainsi la raison de son invisibilité n'est donc point une histoire de voile. Cependant, et cela m'étonne, il dit aussi vous connaître et même prétend que vous avez commerce avec lui.

– Comment est-il entré?

– Je ne le sais, mais si j'en juge selon son aisance il semble bien connaître les lieux. Quant à ma bosse elle se porte bien et je n'y ai remarqué aucun changement. 

– Une petite voix, mais très claire,  me chuchote à l'oreille de me méfier. Donnez-moi, je vous prie, quelques détails à propos de ces bouchées que vous me présentez et que vous aimeriez que je mange. Il faut que je vous dise qu'il me serait agréable que vous pensiez... non... que vous découvriez, que ne suis plus aussi candide que vous vous plaisez à penser. Peut-être faudrait-il que quelqu'un goûte à ces mets délicats que vous me préparez. Donnez-en une à votre compagnon!

(23) Où il est question de perspicacité


« C’est dire qu’un chercheur, qui veut qu’on lui fasse confiance, doit présenter de façon claire, concise, et sous la forme d’un état, les observations personnelles directes, d’une part, les informations indirectes qui étayent son exposé, de l’autre. [...] Si l’on habite dans un village sans autre occupation que de suivre la vie indigène, on assiste sans cesse aux activités habituelles, cérémonies et transactions, on a sous les yeux des exemples de croyances telles qu’elles sont vraiment vécues, et, aussitôt, toute la chair et le sang de la vie indigène authentique viennent étoffer le squelette des constructions théoriques.»

 Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental 





– Reprenons!

– Je vous disais:
Ce n'est pas si simple!

 – Cela m'eut étonné. Et alors que faisiez-vous?
– Je mémorisais.
– Qu'est-ce là?
– C'est la première des tâches que je m'étais imposée. Elle consistait à, dans la mesure du possible, comme vous pouvez l'imaginer, tenter d'établir en l'état, le plus honnêtement possible, tel qu'ils m'ont été lus, le contenu et la liste des articles écrits, que j'ai eu sous les yeux et que j'ai entendu pendant ces trente dernières années...
– De la façon dont vous m'avez parlé?
– … C'est cela, mais en plus j'essayais de mettre de l'ordre dans la chronologie de toutes ces histoires.
– Comment pouviez-vous faire cela?
– D'une certaine manière, tous ses documents étaient en quelque sorte datés...
–  Comment cela?
– De diverses manières, dont certaines faisaient appel à la perspicacité du lecteur...
– Vous, en l’occurrence!
– C'est cela..