dimanche 31 mars 2024

Détour

 



– Devons-nous faire nôtres toutes les pensées qui nous passent par la tête?
– Par la tête… quelques fois… par les oreilles… sûrement…
– Quelle différence faites-vous?
– Ce qui nous passe par les oreilles ne fait point toujours le détour par la pensée… Le plus souvent cela passe sans être réfléchi…
– Que pourrions-nous faire d’autre?
– Je vous l’ai dit… ce que nous faisons en cet instant…
– Y réfléchir?
– C’est cela…
– À quoi cela servira-t’il?

 

samedi 30 mars 2024

Image vivante

 



 – Sommes-nous une image vivante?

– Ou sommes-nous l'image de lui-même qu'il se crée?

– Vous parlez de notre maître?

– C’est bien cela…

– Il se pourrait, dans les deux cas, que nous ne soyons que des sortes de miroir... 

 

 

 

vendredi 29 mars 2024

Éclipses

 

« La page écrite, imprimée, met en jeu comme toute pratique du langage, une théorie du langage et une histoire du discours... Toute  page est un spectacle: celui de sa pratique du discours, la pratique d’une rationalité, d’une théorie du langage. Page dense ou éparse, le spectacle est ancien... la circularité du commentaire autour d’un texte qui est déjà lui-même répétition d’un texte absent-présent, figure la transmission même. »

Marc-Alain Ouaknin, Le Livre brûlé, Points Sagesses

 

Comme un nouveau-né, la voix de Pinocchio, l’Autre, elle aussi, comme l’enfant-Lune, s'essaie à explorer le ciel. Se pliant aux caprices du souffle, elle articule, bafouille, glisse sur un cheveu ou, tentée, revient au même. Elle s'éclipse par moments, laisse le vent sortir sans un mot en sifflant au passage qu'elle modèle et module selon l’impulsion.. avant de brutalement s’interrompre et revenir sans cesse à sa place, derrière les sourires qui se glacent, quand la porte se forme, toute luisante, reluisante, gisante, émérite et secrète hésitance, se ferme et se fige. Elle écoute... et s'écoute. Motus et bouche cousue. Tenir et retenir secrets et magouilles. Se tenir et s'en tenir à ce qui sans goût dégoûte puissamment pourtant. Dans l'abri secret s'agite et pense ce qui cherche et se raconte sans doute et sans mots

 

jeudi 28 mars 2024

En quête

 

 


– Imaginez-vous...
– Dit comme cela... ce n'est pas possible.
– Comment cela?
– Il n'est point possible de s'imaginer... il faudrait pour cela, en quelque sorte, disparaître d'abord...
– C'est un peu cela... mais je disais cela au sens imagé... nous serions les personnages d’une histoire... et...
– Et?
– Et, pendant que l’ombre lentement progresse sous les figuiers…
– Continuez...
– Lentement se mettent en action une série de mouvements... dans lesquels notre œil, de détails en détails discernés, insignifiants en eux-même, se met à construire des images... qui peuvent, c'est leur fonction, donner lieu à l’imagination...
– Serait-ce l'ombre de nous-même et de nos mouvements?
– Peut-être, mais cela n'a pas vraiment d'importance...
– C’est pourquoi vous parliez de l’ombre progressant sous les figuiers?
– C’est cela... Est-ce dans cette ombre se trame des événements…je me le demande...
– Lesquels?
– Des événements invisibles qui cherchent la lumière.
– Vous êtes bien mystérieux.
– Tout est mystère…
– Où voulez-vous en venir?
– Simple hypothèse, nous serions ces personnages et nous serions en quête de lumière.

 

mercredi 27 mars 2024

Naufrage

 
 
 
 
– Au premier abord Don Carotte semble avoir perdu l'esprit. Il balance dangereusement entre la réalité...
– ... et un monde intérieur qui fait naufrage...
– Que dit-il?
– Tendez l'oreille... et faites silence! 
 
D'une voix faible et légèrement éraillée, Don Carotte raconte:
 
– Le moindre pas est un voyage. Dans l’air il y a comme une brutalité dont je ne connais point la cause et qui ruine mon avance... En ce jour, sans hésitation j’ai fait un pas au-delà de la frontière. Dans le blanc des marges, s’inscrivent, couleur rouge sang, la longue suite de piqûres… Celles de la correction… Lentement le cours inexorable des choses nous conduit de l’annotation à l'arrestation. C'est la nouvelle position de l'Ordre: emballer, juger et punir. Supprimer la raison. Vaincre la profondeur. Emprisonner les quelques formes caractéristiques qui rendent possible. Appliquer l'enduit. Le brillant parquet craque. Le saillant se fissure. Les langue de bois polissent les arrêtes coupantes. Les profondes échardes dans la peau pénètrent. Bouche cousue… Mots gravés par les pieds. Mains liées. Dans le cœur du mot, la viande saigne. Dans la patine des répétitions: coupures, ratures, tailles et flétrissures. La source se tarit. Ce qui se dit se tait. Mémoriser le silence qui rend possible… Branches mortes au détour de pâturages. Sous l’arbre mort le feu couve… En profondeur cesse l'ordre des mots… ainsi se forme ce qui est nouveau. En ce moment décousu, en même temps que les flammes, reparaissent les sens… Au détour d’une page qui se tourne, ne subsiste plus aucune fin divergente.
En des mots, appelés à renaître encore et à s'ouvrir, des nœuds se forment. La gorge se noue. Suspendu à la ligne, le corps devient langage…Engendrements. Sans la pertinence et l’injustice d’une violence muette, l'effondrement menace. Sans bruit, les gisants s'endorment. Les mots infusent dans la noirceur de la nuit qui s'ouvre. Et le livre brûle…
 
 
 

mardi 26 mars 2024

En soi


 « Mais je me disais aussi, D'ici très peu de temps, du train où ça va, je ne pourrai plus me déplacer, mais où que je me trouve je serai obligé d'y rester, à moins d'être porté. Oh je ne me tenais pas ce limpide langage. [...] mais cela ressemblait peut-être à ce que je me serais dit, si j'en avais été capable. En fait je ne me disais rien du tout, mais j'entendais une rumeur, quelque chose de changé dans le silence, et j'y prêtais l'oreille, à la manière d'un animal j'imagine, qui tressaille et fait le mort. Et alors, quelquefois, il naissait confusément en moi une sorte de conscience, ce que j'exprime en disant Je me disais, etc.»

Samuel Beckett, Molloy
 

– Voyez comme elle gigote!
– Qui donc?
– Pinocchio l’Autre…
– Tout cela ne serait qu'un jeu?
– Saviez-vous... ou ... vous rendiez-vous compte que le début est déjà la fin!
– Que voulez-vous dire par là?
– Ce qui commence se finit...
– Je n'y comprend rien... Qu’est-ce qui commence et finit… ce ne sont que des mots!
– C’est exactement cela… Il se parle à lui-même… nous ne sommes que des mots… ou… juste une balle que notre maître lance... et attend qu'elle revienne...
– Comment pourrait-il savoir qu’elle reviendra?
– Il ne le sait pas… mais il l’espère…
– Pourquoi fait-il cela ?
– Cela le rend joyeux.
– Expliquez-moi!
– Il n'y a pas d'explication, seule la joie est importante, d’ailleurs c’est lui qui le dit...
– Qui le dit?
– Notre maître pardi…
 
 

lundi 25 mars 2024

Croyances

 


 

– Selon vous, Pinocchio, l’Autre, parlerait sans savoir pourquoi?
– Ce n’est pas surprenant… si vous vous souvenez…
– De quoi devrais-je me souvenir?
– Vous et moi… nous aussi nous avons commencé ainsi… et tous les êtres humains aussi…
– Mais pourquoi dit-il que l’homme est nu…
– Probablement parce que, comme le disait notre maître, face au soleil, qui est au-delà de tout ce que l’homme peut… ou que nous pouvons imaginer, tous ses mots, ses croyances, ses espoirs, ses déguisements et ses gesticulations sont vains… Regardez comme ses mouvements sont désordonnés! N'est-il point normal, dès lors, que son langage le soit aussi?
– Vous croyez vraiment qu’il pense ce genre de choses…
– Pas plus que vous…
– Qu’est-ce que ces mouvements vous disent… si toutefois les mouvements peuvent dire quelque chose…

dimanche 24 mars 2024

Endophasie

 
 

 – Écoutez… elle parle!
– Je n’entends rien…
– Faites silence en vous-même…
– Je ne vois point ses lèvres bouger...

Face au soleil, l'homme était nu. On pouvait clairement voir sa difformité.


 – Ça y est… j’entends… Mais je ne suis pas sûr que ce que j’entends vienne de cette marionnette…
– Vous ne le reconnaissez pas?
– Qui devrai-je reconnaître?
– C’est Pinocchio…
– Celui de l’histoire?
– Non, c’est Pinocchio l’Autre… celui de notre histoire…
– Que veux-il dire?
– Il ne le sait pas vraiment…

Trous blancs

 


 

Face au soleil, l'homme était nu. On pouvait clairement voir sa difformité. Des parties manquantes émergeait à contre-jour. Ça et là se percevaient des trous lumineux, des trous de mots sanglants. Des mots pleins de vide. C’est ainsi que devenu malade d'ennui et naufragé de l'oubli, l’enfant Lune observait l’Histoire déformée.
– L'homme en son histoire boîte. L'homme et son récit disparaissent lentement au rythme lent de la décomposition.



samedi 23 mars 2024

Ce qui vient à l’esprit

 
“L'homme créé est situé entre le commencement et la fin.
L'homme créateur se situe entre la fin et le commencement.
Entre le commencement et la fin est le temps.
Entre la fin et le commencement, l'éternité." 



 
Entre-temps je me disais… en fait depuis le commencement… si cela continue je vais cuire… mais cela ne se dit point… le bois ne cuit pas… il brûle… il va brûler… je vais…
Certains me regardent… Je les vois… je le vois bien… Il suffirait de bien peu de choses pour que soit réduite à néant cette folle anomalie qui fait de moi presque l’égal de celui qui prétend me créer...


– Que pensez-vous de ce que raconte et nous montre Pinocchio l’Autre?
– Précisément… je ne sais qu’en penser… Dans un sens je crois comprendre…
– Et dans l’autre?
– Ce n’est pas que ce soit le contraire…
– Dites-moi!
– Il me vient à l’esprit ce qui ne devrait peut-être pas…

vendredi 22 mars 2024

En un soupir

 


Se croyant à l’abri des regards, Pinocchio, l’Autre, dont l’enfant Lune tient la tête entre ses mains avec une infinie tendresse, s’empare de la moindre parcelle de silence. Dans ce silence, loin du monde de l'enfant Lune, tout en essayant d'éteindre le feu qui tente de le manger, il parle et poursuit son histoire:
– Certains mots étranges, en un va-et-vient obstiné, se dispersent et se rassemblent dans la grisaille de mon bois mort, vivante cible ou gisante forêt grandissante. Qui donc pourrait savoir qu’en secret,  au fond de mes entrailles, l’arbre poursuit sa mue. En moi, cette nuit-là, dans les froides veines de ma sève desséchée, sans que rien ne l’annonce, une nue lointaine, brusquement a fait irruption et s’est vidé. Délogé sans bruit, mon cœur inquiet, répondant à leur appel, a bondi vers les arbres, lointaine forêt silencieuse aux termes nébuleux et dont les mots étouffés, sinistres craquements, se confondent avec ceux des orages. Du ciel aussi, à grande distance, un autre son s'est fait entendre. Pour certains, du moins ceux qui l'entendent, c'est comme un frisson, et pour d'autres, comme un soupir prolongé. Pour moi c’était une plainte…
À peine auriez-vous saisi un peu de sa signification que déjà elle se dissipe. En silence, les nuages, la forêt et Pinocchio, ensemble poursuivent leurs métamorphoses. Au lever du jour, en douceur, des particules en fusion envahissent leurs formes. Les nuages s'étendent. En quelques heures et mille morceaux se brise la frontière de l'inconnu. Dans l'obscurité, le soleil rouge se répand et s'éclipsent les mille morceaux du mystère.
Les mille scintillements comme des échos se propagent sur de nouveaux et lointains horizons. Désormais, au beau milieu de la nuit, tel en plein jour, parmi le feuillage des arbres transpercés, dans le ciel, la lumière éclatée brille de tous côtés. Au matin, sans violence, mais puissamment, en une discrète errance, une lente coulée de cellules en fusion emplissent ses branches. L’arbre s’étend. Il lui faut quelques heures pour briser la voûte de l’au-delà. Dans la nuit, pénétrant la moindre roche jusqu’au centre des montagnes, il emporte avec lui le soleil rouge qui se meurt pendant que le feu grandit...




jeudi 21 mars 2024

Équilibre libérateur

 
" Que moi, par contre je suis «de la terre», et pour compenser mon trop de matière et mon trop peu d'esprit, ma tâche est de tendre vers le ciel."*

 


– Le caractère dominant de Don Carotte est "du ciel", il lui manque le poids de la terre pour atteindre l'équilibre libérateur entre la matière et l'esprit...
– D'où vous viennent ces étranges paroles?
– Notre maître me les a lues il y a peu... enfin... il serait plus juste de dire qu'il les a lues à haute voix sans que je puisse savoir si c'était pour moi qu'il lisait*... 
– Croyez-vous qu'elles nous concernent... nous aussi?



* Un document recueilli par Gitta Mallasz, Dialogues avec l'ange, aubier, p. 222
 
 

mercredi 20 mars 2024

Clarification

 
 
 

 
– Croyez-vous que Don Carotte soit croyant?
– Je ne comprend pas votre question. En quoi devrait-il croire... ou en quoi ne devrait-il pas croire?
– Ma question se voulait simple... pourquoi faut-il toujours que vous compliquiez la situation?
– Je ne complique rien du tout... au contraire... j'essaie de clarifier les choses…
 

mardi 19 mars 2024

Des mots qui murmurent





– Pardonnez-moi… Je ne sais, je l’avoue, que penser de votre histoire… Vous aimeriez que je vous croie capable de raconter une partie de l’histoire décidons Carotte sans l’aide des mots de notre maître…
– Voulez-vous que j’essaie de vous en présenter une variante?
– Présentez, je vous en prie…
 
– Cette nuit-là, sans se faire voir, une étoile fugitive a pris la fuite. Délogée sans bruit, elle a bondi dans les cieux. Bien loin, un autre son, totalement différent du premier, se fait entendre. Pour certains, c'est comme un éclat, et pour d'autres, comme une longue lamentation. À peine voudriez-vous en saisir le sens qu'il s'évanouit. En silence, l'étoile poursuit sa transformation. Au lever du jour, sans heurt, des particules en fusion envahissent ou naissent, je ne sais pas très bien, ses rayons. Toujours est-il que l'étoile s'étend. Il lui faut quelques heures pour briser la frontière du divin. Dans l'obscurité, le soleil rouge s'évanouit...
Son éclat persistant se répand sur les lointains horizons. Désormais, comme en plein jour, dans le feuillage de l'étoile transpercée, au beau milieu de la nuit, dans le firmament, sa lumière éclatée brille de tous côtés. Don Carotte se croit en terre connue. Il observe très au loin ce qu’auparavant il avait juste sous ses yeux. Au sein du chaos nocturne, l'ordre qu'il conçoit s'inscrit. Il cherche sans discerner l'endroit idéal qui corresponde à ce que les mots lui murmurent.




lundi 18 mars 2024

C’est peu dire

  



– Est-ce que vous arrivez à suivre l'histoire de Pinocchio, l'Autre?
– Pour autant que je sache... oui.
– Comment faites-vous?
– Je la mémorise.
– Vous pourriez me la répéter dès le début?
– Sans problème… Encore que… que vous devriez garder à l’esprit qu’il existe une multitude de récits possibles… et que ces récits, loin d’être des vérités intangibles sont, à la manière des caméléons, assujettis aux caprices de la lumière, de la lumière… des sentiments de celui qui raconte et de ceux qui écoutent …

– Je vous en prie racontez!

– « Hier, comme tant d’autres jours jours, en une brume matinale, au premier temps d’une lune, un arbre isolé se dresse. Dans cet arbre, une voix, impatiente mais quelque peu hésitante, se fait entendre: Ceci… ou cela arrivera demain, ou peut-être avant… ou peut-être après. Un jour, peu importe quand, un homme, hors de lui, discrètement, comme s'il se glissait par la fenêtre, verra un arbre sur un grand arbre. Avez-vous entendu ce petit bruit?  Un cri peut-être, qui, au loin, comme un tout petit incident, déclenche ce que vous ne savez pas. Pas encore. À l’exacte moitié du temps d’une lune, plus qu’il ne suffit, les nuages chantent, protègent et arrosent les grands champs. Au loin, à nouveau on entend un sourd grondement. Tremblant, un oiseau silencieux, perché sur un arbre, écoute venir à lui les assauts furieux de l’eau et du feu venu des cieux. Le nombre de leurs batailles augmente rapidement. Escarmouches bruyantes, brusques fureurs et lancinantes brulures, dialoguent comme des sourds. Chagrins barbares. Au-delà des frontières du visible, les yeux et les ailes de l’oiseau fatigué se sont fermés. Au temps plein d’une lune, ses plumes en bataille, elles aussi, ne pouvaient plus couvrir sa maigre tête. Aujourd'hui, au temps premier du déclin d’une lune, l’homme sur la rive du déluge est rivé. Vis-à-vis impie, clair rival et sombres rivalités, les courants sont contraires. Difficile de traverser la folie d’une rivière qui traverse une forêt de troncs charriée par la mort. Dans son lit, Charon y assemble les arbres morts. À travers la forêt, broyant les rochers, la barque du passeur grossit. Le lit aussi. Une nouvelle lune, pour un temps, à nouveau se présente. L’homme au loin, pourtant, malgré son impuissance, se met en mouvement. Il ferme les yeux. Sa marche se fait dans l'ombre de l'arbre qu’hier, demain ou jamais, avec ou sans lune, il ne voyait. Bientôt, il entendra, sans pour autant les voir, des gens gémir et pleurer au prix de leur passage. Certains mots étranges se dispersent dans le bois mort, gisante forêt grandissante. Ils révèlent une vérité inattendue liée aux images et aux créatures de l'obscurité. Secrètement, lorsque le temps d’une lune est épuisé, les arbres se connectent et collectent des volcans. Lentement la sève monte. L'arbre se transforme et, de temps à autre, fleurit. Des fleurs comme des oreilles. L’arbre est à l’écoute, il se donne à voir, pendant qu’en son intime son écorce craquelle et puis se fend. Percé de toutes parts, l’arbre s’étend et vers le ciel se penche. L'arbre poursuit sa mue. De temps à autre, s’arrachant à leurs maux, certains rameaux disparaissent. Cette nuit-là, sans se faire voir, un arbre voisin a pris la fuite. Déraciné sans bruit, il a sauté dans les nuages. Mots étranges. Très loin, un autre son se fait entendre. Pour certains c’est comme un craquement et pour d’autres comme une longue plainte. À peine vous comprenez sa signification, elle disparaît. En secret l’arbre poursuit sa mue. Au matin, sans violence, des cellules en fusion emplissent ses branches. L’arbre s’étend. Il lui faut quelques heures pour briser la voûte de l’au-delà. Dans la nuit, le soleil rouge se meurt... 
La saignée se répand sur les lointains horizons. Maintenant, comme en plein jour, dans le feuillage de l’arbre transpercé, en pleine nuit, dans le ciel, sa lumière éclatée brille de partout. L’homme se croit en pays sage et contemple au loin ce qu’il avait sous la main. Dans le chaos de la nuit s’inscrit l’ordre qu’il imagine. Il peut y voir l'endroit idéal pour ses ravissements et diverses croyances.»
C'est là qu'il en est...

– Il ne me semble point que ce soit là les mots de notre maître… Est-ce que par hasard… vous n’y mettez n’y mettriez pas un peu de vous-même?

– C’est peu dire…


dimanche 17 mars 2024

Comblement


 « L'identité est un espace, l'espace de son corps qui devient seulement ensuite l'espace de ses idées, l'espace où la personne se projette.
La première identité est celle du corps, c'est une identité cellulaire, une identité de chair.»

Giuseppe Penone, Respirer l'ombre
 

– Ce sur quoi nous mettons les pieds n’est point toujours la chose la plus sûre…
– Oserais-je dire…. Qu’il n’est nulle part où nous pourrions être parfaitement de plein pied…
– On pourrait dire qu’à compter depuis peu, notre maître, poussé par certains impératifs éthiques et psychologiques, s’est mis à témoigner de notre présence. 
–Pourquoi parle-t’il de nous?
– S’il prend la parole, c’est pour faire en sorte que notre existence et notre radicale originalité ne passent point sous silence.
– On pourrait dire, au premier abord, que ses textes et ses images reposent davantage sur la fiction…
– Vous avez raison, l'espace temporel qui sépare le moment de l'écriture de sa propre expérience l’amène certainement à remanier nos souvenirs, ainsi que les siens, et à combler certains espaces vides…
– N’en est-il pas ainsi, à des degrés divers, de tout récit…

samedi 16 mars 2024

Au fur et à mesure

 

« Or langage commun,  rhétorique et lieu commun s’avèrent, pour certains, des points d’ambivalence autour desquels se met en  branle le mouvement de la pensée, celle-ci ne parvenant jamais à s’arrêter autour d’une définition proprement positive ou négative des termes.»

Laurence Côté-Fournier 



– Vous me disiez que Pinocchio, l'Autre, s'adressait à l'enfant Lune... mais... il n'est point là... en tous cas ce n'est pas ce que je vois.
– Cela se comprend...
– Comment cela?
– Il est dans son monde.
– Je croyais que nous faisions partie du même monde!
– Il en est ainsi, mais...
– Mais?
– Nos deux mondes s'interpénètrent et finalement n'en forment qu'un... mais dans la part qu'il fait sienne, le théâtre de ses pensées, nous n'y sommes point physiquement... si ce n'est comme des spectateurs... Ce que vous voyez, ce que nous voyons, dépend de ce que vous imaginez... mais aussi de ce qu'il imagine... or, en s’exprimant, à travers les mots qu'il emploie et surtout par le monde de ses pensées, il projette des images... images que nous ressentons et transformons au fur et à mesure...

– Dans le ciel, lumineuse tempête, le maître du port, un vague reflet, une sorte de miroir, attire l'œil d'un homme infini qui vient de mourir et enfin se voit.



vendredi 15 mars 2024

Un monde en soi

 « Castoriadis affirme, contre une certaine lecture du marxisme, que les hommes font leur propre histoire, et soutient qu'il faut comprendre ce faire non comme causalité d'événements, mais comme création de significations.»

Christophe Bouton, Faire l'histoire, Cerf


– Fermez les yeux...
– Pourquoi cela?
– C'est une expérience...
– Je ne vous surprendrai point en vous disant que je ne vois rien! 
– Pensez à l'enfant Lune!
– J'y pense... ça y est, je le vois!
– L'enfant Lune est-il dans son monde ou dans celui de Pinocchio l'Autre?
– Il n'y a qu'un seul monde...
– D'où sort cela! Est-ce nouveau?
– Non, c'est ainsi depuis toujours...
– Pourtant, il me semble vous avoir entendu souvent parler du monde de l'enfant Lune ou de celui de Pinocchio, l'Autre...
– Les pensées des uns ou des autres peuvent former des mondes... dans le monde...

jeudi 14 mars 2024

Vernis

« Il ne suffit pas de dire que la lecture est un dialogue avec l'auteur à travers son œuvre; il faut dire que le rapport du lecteur au livre est d'une tout autre nature; le dialogue est un échange de questions et de réponses; l'écrivain ne répond pas au lecteur; le livre sépare plutôt en deux versants l'acte d'écrire et l'acte de lire qui ne communiquent pas ; le lecteur est absent à l'écriture; l'écrivain est absent à la lecture. Le texte produit ainsi une double occultation du lecteur et de l'écrivain; c'est de cette façon qu'il se substitue à la relation de dialogue qui noue immédiatement la voix de l'un à l'ouïe de l'autre.»

P. Ricœur

 




Extrait des cahiers de Pinocchio, l'Autre

– La parole ne fait que masquer le vide qu'elle cherche à combler... Elle ajoute à ce vide une sorte de vernis qui le rend désirable...
Naturellement, cet ajout peut se faire de mille et une manière toutes plus simples les unes que les autres.Cependant, en l’état, ce que j'essaie de dire n'est pas de cet ordre. Comme son nom l’indique, une proposition propose quelque chose et ne remplace pas… pas encore… les marges d'un récit que jusqu'alors je ne faisais que subir. Je le répète il n’est pas difficile d'ajouter un mot à un récit. Je ne suis pas opposé à cela, loin de là…

– De quoi parle-t’il?
– Je crois qu’il se parle à lui-même…
– Comment cela peut-il se faire?
– C’est très fréquent chez tout le monde…


mercredi 13 mars 2024

De vie en vie

 Il en est de la vie de Don Carotte, comme celles de chacun: elle est insaisissable… et, au sens strict, pure connaissance… Sur son île, il a tout le temps qu’il faut pour essayer de philosopher. Naturellement il sait qu’il n’est pas compétent en la matière, mais il y prend plaisir…


– Ainsi va la mort, se posant de vie en vie... de cadavre en cadavre...
– Comment cela de vie en vie?
– L’être sur lequel elle se pose... ou... va se poser est toujours en vie. Il meurt au moment du contact... Ce n’est qu’après son départ que la vie se remet en mouvement... En fait... dans le même instant... 
– On pourrait dire que l’objet est comme libéré de la vie, de son ancienne vie...
– ... et de la mort...
– Que voulez-vous dire?
– Le cadavre se remet à vivre... non pas de la même manière qu’avant le passage de la mort, mais éclaté en de multiples vies... 
– Mais, pardonnez moi...
– J’écoute.
– Vous n’êtes point un être de chair et de sang...
– ... et alors?
– Alors, me semble-t-il, si j’ai bien compris ce que vous disiez tout-à-l’heure, ce serait sur les cadavres de chair et de sang  que la vie, en se décomposant, se renouvelle...
– C’est la moindre des choses.  Il en est aussi ainsi pour les choses telles que moi. C’est ce que je vous disais tout-à-l’heure quand je disais «pour la plus grande part».

mardi 12 mars 2024

Aveu


 
 
 

– Dites-moi, je vous prie, ce que vous a dit Don Carotte...
– Je ne crois pas que...
– Je vous ai vu sous le grand chapiteau en train de discuter...
– C'est vrai, mais je peine à me souvenir de tout ce qu'il m'a dit... 
– Faites un effort!
– Je ne sais même pas où commencer...
– Peu importe.
– Il faut que je vous avoue quelque chose…
– Avouez!
– Je suis confus… je voudrais ne plus répéter…
– Est-ce la conséquence de ce que vous a dit Don Carotte?
– Indirectement… peut-être…

 

lundi 11 mars 2024

Vaguement


 
 

 
– Vous souvenez-vous de ce vous disiez hier encore?
– Vaguement, très vaguement!
– Était-ce par hasard?
– Vous voulez dire sans nécessité?
– C’est cela… alors… croyez-vous à ce monde réel dont vous parliez?
– Celui dans lequel, au moindre faux pas, nous tomberions…
– Comment pourrions-nous dépasser les limites de ce monde-ci?
– Il m’est arrivé de le faire… et même souvent…
– Et qu’est-ce que cela vous a apporté?
– Il me manque les mots pour le dire…
– Est-ce vrai ce que l’on dit?
– Que dit-on?
– Ont dit que vous êtes Don Carotte..,
– Est-ce tout ce que l’on dit?
– On dit aussi que vous êtes Ulysse…
– Et vous croyez à ce que l’on dit?


dimanche 10 mars 2024

Doute


 
 

– Dites-moi, qu’est-ce que l’insurmontable insignifiance de notre existence?
– D’où cela vous est-il venu?
– Je l’ai entendu dire.
– C’est absurde!
– C’est cela! Ça aussi je l’ai entendu dire!
– Ce n’est pas parce que vous l’avez entendu que cela est vrai…
– Alors vous aussi… vous doutez!
 
 

samedi 9 mars 2024

Déroutant

 « L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. »

La Rochefoucaud



– Mauvaise nouvelle…
– Dites-moi!
– Le réel ne se répète point…
– Vous diriez alors que ce que nous répétons n’est point réel?
– Ce que nous répétons… oui… mais pas le fait de le répéter…
– Mais alors nous ne serions pas réellement!
– J’en ai bien peur…
– C’est tragique.
– Vous ne croyez pas si bien dire…
– Dites-moi…
– Le tragique et le réel se mélange…
– C’est déroutant…


vendredi 8 mars 2024

 

« Pas de théâtre sans bouffons! »

Proverbe courant dans l’opéra chinois 

 


 Il arrive aussi que Don Carotte, se souvenant vaguement d'Ulysse, mais doutant quelque peu... avec raison, de sa réalité, dialogue pourtant avec lui... ne se doutant point que ce qu'il dit et ce qu'il entend va être entendu et répété...
 – Croyez-vous que penser et être soit une seule chose?
– Il faudrait d’abord que vous m’indiquiez quel sens vous attribuez à ces deux verbes…
– C’est un peu comme si vous me demandiez d’évaluer l’étendue de ce qui a été perdu…
– Revenez en à ma question!
– Je ne puis que formuler des hypothèses invérifiables…
 
Mais après quelque temps, à force de ...  quelque chose se brise 

jeudi 7 mars 2024

À notre insu

« Réalisme, idéalisme, autant de brumes à travers lesquelles
l'homme aveugle cherche la vérité.»


Jules Renard, Journal



Il arrive quelquefois que le fil du temps se rompe. Apparaissent alors des séquences qui n’eussent pas dû être là à ce moment. Il arrive qu’elles se mélangent avec élégance à ce qui est déjà là. Il en est ainsi de certaines voix qui nous arrivent du fond de nous même sans que nous le sachions. À notre insu elles se mettent à parler.


 



– De l'aveu même de ceux qui nous apportent leurs indicibles messages, les plus beaux vers ne sont qu'un faible écho des harmonies qu'ils ont perçues.
– Qui dit cela?
– Je ne sais pas.
– Comment connaissez-vous ces mots?
– J'ai dû les entendre...
– Vous ne vous souvenez plus comment, mais vous vous souvenez des mots...
– N'est-ce pas là l'essentiel? 
– Je n'en suis pas sûr...
– Expliquez-moi cela!
– Ce ne sont point les mots, ni même leur agencement qui importe, mais l'effet qu'ils produisent...
– N'est-ce un peu confus... et même douteux... comme affirmation?
– On peut dire cela, mais cela ne change rien à l'histoire. Chacun sait, ou devrait savoir que le même phénomène produit des effets différents puisque les gens sont tous différents...
– Et alors... il me semble que vous tombez dans votre propre piège... si chacun est différent, que les effets produits sont différents, alors les mots sont presque aléatoires tant ils peuvent être perçus comme différent.
– C'est là qu'est le miracle. Il est des paroles qui malgré tout cela suscite dans l'esprit de la majorité, je ne dis pas tout le monde, mais la majorité qui comprenne le sens... je dis bien le sens car le sens, ici, n'est pas dans les mots...
– Où se trouve-t'il?
– Il se trouve dans ces échos que certains entendent et ce qu'ils peuvent susciter...
– C'est votre avis?
– Vous dites cela comme si c'était une limitation.
– C'en est une... en effet.
– Vous avez tort... Si ce n'est qu'un avis, l'effet produit par les mots qui ont suscités cette conversation est resté le même. Au delà de mon avis... et du vôtre...