– Ou sommes-nous l'image de lui-même qu'il se crée?
– Vous parlez de notre maître?
– C’est bien cela…
– Il se pourrait, dans les deux cas, que nous ne soyons que des sortes de miroir...
« La
page écrite, imprimée, met en jeu comme toute pratique du langage, une
théorie du langage et une histoire du discours... Toute page est un
spectacle: celui de sa pratique du discours, la pratique d’une
rationalité, d’une théorie du langage. Page dense ou éparse, le
spectacle est ancien... la circularité du commentaire autour d’un texte
qui est déjà lui-même répétition d’un texte absent-présent, figure la
transmission même. »
Marc-Alain Ouaknin, Le Livre brûlé, Points Sagesses
Comme un nouveau-né, la voix de Pinocchio, l’Autre, elle aussi, comme l’enfant-Lune, s'essaie à explorer le ciel. Se pliant aux caprices du souffle, elle articule, bafouille, glisse sur un cheveu ou, tentée, revient au même. Elle s'éclipse par moments, laisse le vent sortir sans un mot en sifflant au passage qu'elle modèle et module selon l’impulsion.. avant de brutalement s’interrompre et revenir sans cesse à sa place, derrière les sourires qui se glacent, quand la porte se forme, toute luisante, reluisante, gisante, émérite et secrète hésitance, se ferme et se fige. Elle écoute... et s'écoute. Motus et bouche cousue. Tenir et retenir secrets et magouilles. Se tenir et s'en tenir à ce qui sans goût dégoûte puissamment pourtant. Dans l'abri secret s'agite et pense ce qui cherche et se raconte sans doute et sans mots
– Selon vous, Pinocchio, l’Autre, parlerait sans savoir pourquoi?
– Est-ce que vous arrivez à suivre l'histoire de Pinocchio, l'Autre?
– Pour autant que je sache... oui.
– Comment faites-vous?
– Je la mémorise.
– Vous pourriez me la répéter dès le début?
– Sans problème… Encore que… que vous devriez garder à l’esprit qu’il existe une multitude de récits possibles… et que ces récits, loin d’être des vérités intangibles sont, à la manière des caméléons, assujettis aux caprices de la lumière, de la lumière… des sentiments de celui qui raconte et de ceux qui écoutent …
– « Hier, comme tant d’autres jours jours, en une brume matinale, au premier temps d’une lune, un arbre isolé se dresse. Dans cet arbre, une voix, impatiente mais quelque peu hésitante, se fait entendre: Ceci… ou cela arrivera demain, ou peut-être avant… ou peut-être après. Un jour, peu importe quand, un homme, hors de lui, discrètement, comme s'il se glissait par la fenêtre, verra un arbre sur un grand arbre. Avez-vous entendu ce petit bruit? Un cri peut-être, qui, au loin, comme un tout petit incident, déclenche ce que vous ne savez pas. Pas encore. À l’exacte moitié du temps d’une lune, plus qu’il ne suffit, les nuages chantent, protègent et arrosent les grands champs. Au loin, à nouveau on entend un sourd grondement. Tremblant, un oiseau silencieux, perché sur un arbre, écoute venir à lui les assauts furieux de l’eau et du feu venu des cieux. Le nombre de leurs batailles augmente rapidement. Escarmouches bruyantes, brusques fureurs et lancinantes brulures, dialoguent comme des sourds. Chagrins barbares. Au-delà des frontières du visible, les yeux et les ailes de l’oiseau fatigué se sont fermés. Au temps plein d’une lune, ses plumes en bataille, elles aussi, ne pouvaient plus couvrir sa maigre tête. Aujourd'hui, au temps premier du déclin d’une lune, l’homme sur la rive du déluge est rivé. Vis-à-vis impie, clair rival et sombres rivalités, les courants sont contraires. Difficile de traverser la folie d’une rivière qui traverse une forêt de troncs charriée par la mort. Dans son lit, Charon y assemble les arbres morts. À travers la forêt, broyant les rochers, la barque du passeur grossit. Le lit aussi. Une nouvelle lune, pour un temps, à nouveau se présente. L’homme au loin, pourtant, malgré son impuissance, se met en mouvement. Il ferme les yeux. Sa marche se fait dans l'ombre de l'arbre qu’hier, demain ou jamais, avec ou sans lune, il ne voyait. Bientôt, il entendra, sans pour autant les voir, des gens gémir et pleurer au prix de leur passage. Certains mots étranges se dispersent dans le bois mort, gisante forêt grandissante. Ils révèlent une vérité inattendue liée aux images et aux créatures de l'obscurité. Secrètement, lorsque le temps d’une lune est épuisé, les arbres se connectent et collectent des volcans. Lentement la sève monte. L'arbre se transforme et, de temps à autre, fleurit. Des fleurs comme des oreilles. L’arbre est à l’écoute, il se donne à voir, pendant qu’en son intime son écorce craquelle et puis se fend. Percé de toutes parts, l’arbre s’étend et vers le ciel se penche. L'arbre poursuit sa mue. De temps à autre, s’arrachant à leurs maux, certains rameaux disparaissent. Cette nuit-là, sans se faire voir, un arbre voisin a pris la fuite. Déraciné sans bruit, il a sauté dans les nuages. Mots étranges. Très loin, un autre son se fait entendre. Pour certains c’est comme un craquement et pour d’autres comme une longue plainte. À peine vous comprenez sa signification, elle disparaît. En secret l’arbre poursuit sa mue. Au matin, sans violence, des cellules en fusion emplissent ses branches. L’arbre s’étend. Il lui faut quelques heures pour briser la voûte de l’au-delà. Dans la nuit, le soleil rouge se meurt...
La saignée se répand sur les lointains horizons. Maintenant, comme en plein jour, dans le feuillage de l’arbre transpercé, en pleine nuit, dans le ciel, sa lumière éclatée brille de partout. L’homme se croit en pays sage et contemple au loin ce qu’il avait sous la main. Dans le chaos de la nuit s’inscrit l’ordre qu’il imagine. Il peut y voir l'endroit idéal pour ses ravissements et diverses croyances.»
C'est là qu'il en est...
– Il ne me semble point que ce soit là les mots de notre maître… Est-ce que par hasard… vous n’y mettez n’y mettriez pas un peu de vous-même?
– C’est peu dire…
« Or langage commun, rhétorique et lieu commun s’avèrent, pour certains, des points d’ambivalence autour desquels se met en branle le mouvement de la pensée, celle-ci ne parvenant jamais à s’arrêter autour d’une définition proprement positive ou négative des termes.»
Laurence Côté-Fournier
– Vous me disiez que Pinocchio, l'Autre, s'adressait à l'enfant Lune... mais... il n'est point là... en tous cas ce n'est pas ce que je vois.
– Cela se comprend...
– Comment cela?
– Il est dans son monde.
– Je croyais que nous faisions partie du même monde!
– Il en est ainsi, mais...
– Mais?
– Nos deux mondes s'interpénètrent et finalement n'en forment qu'un... mais dans la part qu'il fait sienne, le théâtre de ses pensées, nous n'y sommes point physiquement... si ce n'est comme des spectateurs... Ce que vous voyez, ce que nous voyons, dépend de ce que vous imaginez... mais aussi de ce qu'il imagine... or, en s’exprimant, à travers les mots qu'il emploie et surtout par le monde de ses pensées, il projette des images... images que nous ressentons et transformons au fur et à mesure...
– Dans le ciel, lumineuse tempête, le maître du port, un vague reflet, une sorte de miroir, attire l'œil d'un homme infini qui vient de mourir et enfin se voit.
« Castoriadis affirme, contre une certaine lecture du marxisme, que les hommes font leur propre histoire, et soutient qu'il faut comprendre ce faire non comme causalité d'événements, mais comme création de significations.»
Christophe Bouton, Faire l'histoire, Cerf