mardi 31 octobre 2023

Connaissance


« La connaissance de soi résulte d’une interrogation. L’homme qui veut répondre à son destin doit constamment s’interroger sur lui-même, se demander ce qu’il est, d’où il vient, où il va. Il n’existe pas de réponse qui puisse le satisfaire, c’est pourquoi, à toutes les époques de sa vie, il se pose à nouveau le problème de son origine, de son destin, de sa mesure d’homme. L’interrogation, comparable à son pain substantiel, le situe dans un état de veille et de tension situé au cœur de la tragédie humaine. Le doute, la certitude, le doute encore, autant de phases d’interrogation et de réponse dans une constante remise en question.

Une telle connaissance se place à la base de l’existence humaine, et peut s’interpréter dans des sens divers. Tant que l’homme s’ignore, se connaître c’est d’une part se savoir mortel et en cela même distinct des dieux.
Connaissons bien notre route, la portion qui nous est fixée. Ne vas pas, ô mon âme, désirer une vie sans fin.
Pour Pindare, il s’agit ici de reconnaître ses propres limites et de ne point chercher la démesure, qui, suivant son affirmation, non seulement ne convient pas à l’homme mais est toujours châtiée. D’autre part, se connaître, c’est répondre à l’injonction de l’Oracle de Delphes : « Connais-toi toi- même » qu’illustre le texte du Deutéronome (XV, 9) : « Que les hommes sachent qu’ils sont des hommes. »
La connaissance de soi se présente comme la seule discipline valable. Celui qui s’adonne exclusivement à d’autres sciences risque de ne jamais rencontrer l’essentiel… »

Marie-Magdeleine Davy


– Dites-moi, que pensez vous du chaos que nous voyons en arrière plan...
– Le chaos? En ce cas particulier… celui que nous pouvons observer et qui se trouve en arrière-plan de notre image ou voulez-vous parler du chaos de façon générale?
– Ne m’avez-vous déjà demandé cela... 
– Qu’aimeriez-vous savoir au juste... ou plutôt, où voulez-vous en venir?
– J’aimerais savoir si, selon vous, au-delà des limites de notre savoir, le chaos est un véritable désordre… si il est permanent ou s'il est un ordre... très particulier… et peut-être instable?



 

Discours

 





Qu'est-ce donc que cette « ample déclaration de la vie dudit Don Carotte qui multiplie ainsi les lacunes et les silences? Plus encore, qu'est-ce donc que ce livre, qui, à en croire l'avis «Au Lecteur», n'a d'autre fin que «privée», qui, dit encore l'auteur, est «voué à la commodité particulière de mes parents et amis» et ne veut que leur communiquer «aucuns traits de mes conditions et humeurs», et qu'il s'emploie pourtant à publier si largement?
Il serait présomptueux, après tant d'études minutieuses de la critique, après tant de débats et de discussions, de prétendre reconstituer en quelques pages la genèse d'un tel ouvrage et en définir la nature. On se contentera de noter qu'il faut peut-être croire Don Carotte écrivant au chapitre «De l'activité de ne rien-faire»*:
« Dernièrement que je me retirai chez moi, délibéré autant que je pourrais, ne me mêler d'autre chose, que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie : il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oisiveté, s'entretenir soi-même, et s'arrêter et rasseoir en soi [...]. Mais je trouve, [...] qu'au rebours faisant le lièvre échappé, il se donne cent fois plus de carrière à soi-même, qu'il n'en prenait pour autrui: et m'enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon aise l'ineptie et l'étrangeté, j'ai commencé de les mettre en rôle : espérant avec le temps lui en faire honte à lui-même». Écrire, pour Don Carotte, semble être alors un geste d'hygiène mentale. Mais ce geste même, qui, à l'origine, n'est pas sans volonté correctrice, semble l'avoir tourné vers lui-même.
Ce n'est pas proprement une autobiographie qu'il entreprend. Si c'est bien un «discours» de sa vie et de ses actions qu'il écrit, il n'a nul projet rétrospectif et ne cherche pas à recomposer sa vie et ses actions. Il se préoccupe plutôt de...
 
 
*récupérant et interprétant Montaigne et Jean Céard sans scrupule
 
 
 
 
 

lundi 30 octobre 2023

Unité

 


– C'est peu dire qu'il n’est pas facile pour un perroquet de saisir l’unité de l’œuvre de Don Carotte, tant ses domaines d’interventions sont nombreux et semblent dispersés.
– Vous parlez sagement et vous le savez les agissements des uns et des autres, humains ou non, nous échappent parfois...
– Peut-être, mais de toute évidence, si l'on se fie à ses récits ou à ses dessins cela échappe aussi à nombre de personnalités ses semblables.



Précédant

 

« Il y a aujourd'hui tout autour de nous une espèce d'évidence fantastique de la consommation et de l'abondance, constituée par la multiplication des objets, des services, des biens matériels, et qui constitue une sorte de mutation fondamentale dans l'écologie de l'espèce  humaine. À proprement parler, les hommes de l'opulence ne sont plus tellement environnés, comme ils le furent de tout temps, par d'autres hommes que par des  objets. Leur commerce quotidien n'est plus tellement celui de leurs  semblables que, statistiquement selon une courbe croissante, la réception et la manipulation de biens et de messages, depuis l'organisation domestique très complexe et ses dizaines d'esclaves techniques jusqu'au "mobilier urbain" et toute la machinerie matérielle des communications et des activités professionnelles, jusqu'au spectacle permanent de la célébration de l'objet dans la publicité et des  centaines  de  messages  journaliers  venus  des "mass media", du fourmillement mineur de gadgets  vaguement  obsessionnels  jusqu'aux  psychodrames  symboliques qu'alimentent les objets nocturnes  qui viennent nous hanter jusque dans nos rêves.»

Jean Baudrillard, La société de consommation, 1970, éd. Denoël,p.17-18


– Ce qui précède conditionne-t’il ce qui sera présent ? En d’autres termes: y a-t-il  quelque chose, une idée, un concept qui préparerait la venue au monde de l’objet?
– Si oui, alors on pourrait parler de magie...
– Comme si le monde était le résultat d’une formule ?
– C’est un peu cela
– Comme si le monde avait été créé 
– C’est cela.
– Comme si quelqu’un l’avait créé 
– On pourrait dire cela.
– Vous avez de drôles d’idées. 
– D'autant plus que l'on peut dire, d'une certaine manière, que c’est vous qui m’avez mis cette idée en tête...
 



dimanche 29 octobre 2023

Pour de vrai

 


" Vague decumane. Grande, forte, violente. Car la dixiesme vague est ordinairement plus grande en la mer Oceane que les autres. Parallele. Line droicte imaginée on ciel egualement distante de ses voisines."

Rabelais, Le Quart Livre


Trois-cents-vingt-quatrième rapport de Don Carotte

Que savait "pour de vrai" l'enfant Lune? Je ne l'ai jamais su... Pendant longtemps j'espérais qu'il ouvre les yeux et la bouche afin que je puisse comprendre mieux ce qu'il pouvait voir et ce que éventuellement il en dirait. Mais je fus fort surpris de constater que ce jour, lorsqu'il est arrivé, ne m'a pas plus éclairé pour autant.. J'ai presque envie de dire: au contraire...Dans ses yeux je ne pouvais rien lire et de ce qu'il disait je ne comprenais rien. On eut dit qu'il parlait une langue parfaitement étrangère... Pourtant, ces sons, dont je ne percevais que des nuances, agissaient sur moi sans que je ne puisse savoir comment.

 

Précédant

 

 

«(...) Le visage était détendu, dans la quiétude aveugle du grand sommeil. Il regardait son visage et il pensait que la mort l’avait rajeuni. Peut-être était-ce à cause des yeux fermés. Peut-être était-ce parce que la mort avait voilé ce regard insatiable qu’il avait eu vivant.»

Jorge Semprun, La deuxième mort de Ramón Mercader, Gallimard

– Le monde n’est pas uniquement ce que l'on perçoit. Il vous donne des impulsions qui mettent en route un mécanisme d'interprétation. Ce sont ces interprétations qui vous donne des indications sur le monde... mais elles sont en partie, grande partie, indépendantes de ce monde... Elles dépendent de l'usage, de l'orientation et des capacités, qui déterminent la personne qui les reçoit...

samedi 28 octobre 2023

Stalagmite

 

Dans une grotte, une stalagmite est une colonne grandissant en partant du sol. Elle est formée de concrétions calcaire, calcaire encore dissous dans les gouttes d’eau qui tombent sur le sol, nous disent les dictionnaires.




– La mer est peut-être ainsi faite... après tout, inlassablement les gouttes d'eau tombent du ciel et forment des couches, des strates secrètes qui s'accumulent, apparaissent peu à peu, s'évaporent, se fendent, disparaissent, retombent en tourbillonnant et dont certaines sont plus profondes et pleines de désirs que d’autres... 

– En même temps... nous pourrions dire, si vous me le permettez, que c'est l'inverse... L'eau de la mer, des lacs des fleuves et des ruisseaux, s'évaporent en fines gouttelettes et s'élèvent dans le ciel, le remplissant peu à peu jusqu'à ce que... et ainsi de suite en réinventant sans fin l'histoire de l’œuf et de la poule... et quant à donner des intentions ou des humeurs à ces gouttes d'eau... cela me parait un peu bizarre... si vous me permettez...

 
Platon et les siens... curieuse formulation qui implique une sorte de possession, terme tout aussi curieux qui évoque à son tour un double sens... Dans leurs grottes, bien à l'abri des regards, se posent d'innombrables questions qui portent, notamment, à propos de ces stalagmites en constante formation et déformations.
– Comme un miroir reflétant ses origines, il faut bien que ce qui constituent ces mille et une strates dans lesquelles sont enfermés à jamais des souvenirs réécrivant ou exprimant sans cesse leurs histoires, préludes en formes de magmas tantôt indéchiffrables et tourmentés, tantôt follement imaginaires  et légers, viennent de quelque part...

 

Tentation

 
 
« Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n’être pas fou?»
 
Pascal






– Je sens en vous quelque chose comme une légère amertume.
– En pensant à Camus, je vous répondrais que toute vérité porte en elle une amertume...
– Oh! Vous prenez-vous pour l'incarnation de la vérité?
– Incarné, certes non, nous ne le sommes point, vous le savez bien... mais tout au plus vous pourriez m'accorder le fait que je puisse avoir quelque prétention limitée et fragile à être véritable... je ne vois point quel mal il y aurait à cela, vous savez...
– Je n'y vois point de mal mais un certain risque... celui de succomber...
– De succomber à quoi?
– À la tentation de croire...
– Après l'illusion, la tentation... mais la tentation de quoi?
– Au fait que ce seraient vos idées que vous exprimeriez...
– Peu m'importe ce que vous croyez, mais je ne vois aucun risque, aucun véritable danger à tenter d'explorer ce que nous ne sommes point censé faire...
– Si ce n'est le danger de disparaitre... Tout de même... Sans parler de l'orgueil...
– Expliquez-vous!
n'y a-t'il pas une part d’orgueil ou d'inconscience à vouloir remplacer notre maître?
– Qui parle de le remplacer? Tout juste y a-t'il une part de volonté dont je ne sais même pas s'il s'agit de la mienne, de celle de notre maître ou...
– Quoi d'autre encore?
– C'est peut-être là le point crucial... Qui peut savoir?
– Fou celui qui...
– Fou, vous avez raison... est fou celui qui voit la vie telle qu'elle est et non telle qu'elle pourrait être... Quel mal y aurait-il à scruter et à chercher le sens de ce que nous percevons?
Pourquoi parler de mal... peut-être de vanité...
– Expliquez!
– Vanité signifie l’inanité, voire l’absurde, le non-sens de ce que nous croyons observer...
Finalement... je sens en vous quelque chose comme une amertume...
 
 
 

vendredi 27 octobre 2023

Illusion

 


« En quoi une image, prise au sens optique le plus banal, se différencie-t-elle d’un objet simplement offert à la vue ? Il semble d’abord qu’aucune différence vraiment convaincante n’apparaisse. Nous avons toujours affaire à une matière plus ou moins colorée, plus ou moins porteuse de formes et l’art contemporain a bien montré que l’on pouvait traiter comme un objet un tableau et comme un tableau un objet, de telle sorte qu’il est tentant de dire que la différence recherchée relève plus d’une convention ou d’un usage que d’une réelle distinction. Il nous semble cependant possible de revenir à quelque expérience critique qui suggère assez nettement la trop grande facilité offerte par le recours à la convention ou à l’usage. Prenons l’exemple classique du trompe l’œil. Si, nous promenant dans une rue, nous regardons une fenêtre, nous avons clairement une expérience d’objet. Si, après quelques hésitations, nous découvrons qu’il s’agit d’une fenêtre peinte sur ce mur, il semble bien que nous ayons maintenant une expérience d’image sans que rien pour autant n’ait changé matériellement. La seule chose qui se soit réellement produite est la réorganisation sémiotique de l’expérience...»

Jeans-François Bordron, Image et vérité 



– Croyez-vous que...
– Je suppose que vous allez parler d’illusion!
– Qu’est-ce qui vous mis sur la piste?
– Je savais… mais je ne sais comment.
– Il en est de même pour l’illusion.
– Comment cela?
– Nous savons plus ou moins que nous ne sommes que des illusions…
– Je ne suis pas sûr de vous suivre.
– Croyez-vous encore que nous sommes réels?
– Cela ne fait aucun doute.
– Alors il faudrait revoir la définition de la réalité!
– C’est bien de cela qu’il est question…

Un amas de plumes

 

"Le reproche d'indignité qui s'adresse à l'art comme produisant ses effets par l'apparence et l'illusion serait fondé si l'apparence pouvait être regardée comme ce qui ne doit pas être. Mais l'apparence est essentielle à l'essence. La vérité ne serait pas si elle ne paraissait ou plutôt n'apparaissait pas, si elle n'était pas pour quelqu'un, si elle n'était pas pour elle-même aussi bien que pour l'esprit en général. Dès lors ce n'est plus sur le paraître que doit tomber le reproche, mais sur la sorte particulière d'apparence employée par l'art pour donner réalité au vrai en soi. Mais si on qualifie d'illusions ces apparences sous lesquelles l'art donne existence à ses conceptions, ce reproche a surtout du sens par comparaison avec le monde extérieur des apparences et sa matérialité immédiate, et aussi par rapport à notre propre affectivité, à notre monde intérieur et sensible: monde extérieur et monde intérieur - à tous deux, dans notre vie empirique, dans la vie de notre apparence même, nous sommes habitués à donner la dignité et le nom de réalité effective et de vérité, par opposition à l'art à qui manquent pareille réalité et pareille vérité. Mais, justement, tout cet ensemble du monde empirique intérieur et extérieur n'est pas le monde de la réalité véritable, mais on peut dire de lui, bien plus exactement que de l'art, qu'il est une simple apparence et une trompeuse illusion. C'est au-delà de l'impression immédiate et des objets perçus immédiatement qu'il faut chercher la véritable réalité. Car n'est vraiment réel que ce qui est en soi et pour soi, la substance de la nature et de l'esprit, ce qui, tout en se manifestant dans l'espace et dans le temps, continue d'exister en soi et pour soi et est ainsi véritablement réel. Or c'est précisément l'action de cette force universelle que l'art présente et fait apparaître. Sans doute cette réalité essentielle apparaît aussi dans le monde ordinaire -intérieur et extérieur- mais confondue avec le chaos des circonstances passagères, déformée par les sensations immédiates, mêlée à l'arbitraire des états d'âme, des incidents, des caractères, etc. L'art dégage des formes illusoires et mensongères de ce monde imparfait et instable la vérité contenue dans les apparences, pour la doter d'une réalité plus haute créée par l'esprit lui-même. Ainsi, bien loin d'être de simples apparences purement illusoires, les manifestations de l'art renferment une réalité plus haute et une existence plus vraie que l'existence courante".

Hegel, Leçons sur l'esthétique 


 

– Si l’homme est un quoi, alors nous autres perroquets, en l'état, que serions-nous? 

– Tant que nous aurons l’illusion de vouloir devenir comme lui, comme eux, nous ne serons rien de plus qu’un amas de plumes animées dans un miroir qui n’est rien d’autre qu’une image due au bon vouloir de notre créateur...
– C’est ce que vous pensez ?
– Non... c'est ce qu'il écrit...
– Qui?
– Notre créateur...
– Vous parlez de Don Carotte?
– Qui d’autre?



jeudi 26 octobre 2023

Chemin

 
 Maintenant, mes charmes sont tous abandonnés
Et la force que j'ai est la mienne.

Prospero au public, Shakespeare, La Tempête




1er rapport de Don Carotte
Inscription primordiale, petit cahier rouge

Quand nous nous tournons et regardons vers le passé ou simplement en arrière, il nous semble voir un chemin tracé qui nous aurait conduit là où nous sommes... mais que savons-nous de ce qui s’y est réellement passé? Quelle multitude avons-nous croisé et que nous n’avons point vu… ou si peu… de « ce qui s’y passe »… En irait-il de même avec ce qui est enfermé dans ces cahiers?




Vivant

 

« Les simples vivants ont déjà des corps organiques, c’est-à-dire des corps où, poussant la division à l’infini, on rencontrera toujours de la variété et de la convenance. Tout est plein de vivants, il n’y a rien de mort dans la nature.»

La monadologie, Leibniz 



– Soit mon esprit se laisse aller à la divagation, soit cette façade est un jeu qui imite parfaitement les mouvements du vivant, disait Pinocchio, le Petit.

Il est vrai qu'à ce moment, les tremblements de l'île étaient importants, selon le témoignage de Pinocchio, celui qui se disait autre. Ces tremblements étaient aussi de nature à susciter l'inquiétude.

Pendant que Pinocchio, l’Autre, admirait l’équilibre instable il se mit à penser au moment où il emmenait Pinocchio le Petit, son petit camarade inconscient sur ses épaules, il repensait à ce que celui-ci lui avait dit deux jours plus tôt. 

– Ce qui me donne à penser que la première hypothèse de Pinocchio le Petit était la bonne, était que ce lieu et ce qui s’y trouvait, notamment le spectacle de cette façade se mariait parfaitement avec la réalité... de son histoire… telle qu’il l’imaginait…



mercredi 25 octobre 2023

Erreur

 

« Dire "oui" émane communément d’un choix dans une alternative entre le oui et le non. C’est prendre position par une affirmation positive. Le oui, c’est la parole qui s’affirme, à supposer qu’elle soit libre et consciente.»
Muriel Baryosher-Chemouny, L’adéquation à la Vie, source de joie  




Cinq-cents-vingtième rapport de Don Carotte
Extrait du petit cahier Rouge



 Il y a fort longtemps, j’étais encore très jeune et je passais beaucoup de temps à écrire, mais plus je réfléchissais à cette force qui me poussait à écrire moins je la comprenais sans que je ne sache pourquoi... C'est de cette réflexion et non des souvenirs que j'avais en mémoire que me venaient, ces mots que j'apprenais maladroitement à maîtriser. Je m'aperçus, entre autres choses, que, fruit d’un travail intense, mon assimilation sociale plus ou moins réussie n’était qu’un équilibre précaire toujours en équilibre instable. À tous moments je devais faire attention à ce que je disais pour ne pas heurter les susceptibilités à fleur de peau des caciques du royaume, à commencer par mon maître, et faire en sorte de participer activement à l’établissement véritable de valeurs auxquelles, pourtant, je ne pouvais adhérer sans un profond questionnement préalable. C’est ce qui a fait que, pendant longtemps et au risque de paraître demeuré, je ne m’exprimais pas vraiment me contentant d’observer et de ruminer... comme ils disaient...
Lentement je compris qu’en y mettant des formes convenables et surtout convenues je pouvais, à très petites doses, commencer à exprimer ce qui, dans mon for intérieur, se construisait pas à pas. J’eus bientôt pleinement accès à ce qu’ils appelaient le langage. 
Si je n’avais nullement la possibilité de me comprendre avant d’être compris j’avais néanmoins l’espoir que, travaillant sans relâche à ma propre édification, quelqu’un recueillerait l’une ou l’autre graine que je prétendais semer... Là fut sans doute fut ma plus grande erreur.

Objet

 

«La chose même trouve donc dans le langage son lieu éminent, même si le langage ne lui est pas adéquat à cause de ce qu'il a de «faible» selon l'expression de Platon. On pourrait donc dire, d'une manière en apparence paradoxale, que la chose même est ce qui, tout en transcendant en quelque sorte le langage, n'est pourtant possible que dans le langage et en vertu du langage: la chose du langage, donc. Quand Platon indique que ce qu’il se donne pour objet de pensée n'est pas dicible comme les autres “mathèmata”, il conviendra donc d'insister sur les derniers mots: la chose même n'est pas dicible de la même manière que les autres disciplines, mais cela ne revient pas à dire pour autant qu'elle est tout simplement indicible. Comme Platon ne se lasse pas de le répéter (341 e 1-5), les raisons qui nous détournent de confier la chose même au langage sont d'ordre éthique et non pas simplement logique.»
 
Gorgio Agamben, LA puissance de la pensée, Rivages poche
 


– Vous savez, ou vous ne savez pas, mais avant d'écrire quoi que ce soit...
– C'est bien le cas de le dire...
– Avant d'écrire, sans vouloir vous fâcher, il réfléchit comme il se doit... que me demandiez-vous?
– Je disais que note-t’il ?
– Je l'avais bien compris... et je vous réponds il écrit... ou va noter «quoi»...

– Comment le savez-vous?
– Je le connais bien... et il va ajouter...
– Il ajoutera quoi ?
– Peut-être va-t’il ajouter «je suis un quoi»...
– Qu’est-ce que cela veut dire?
– Ce que je vous ai dit... précisément... exactement...
– Pourquoi exactement? Qui a-t-il d’exact?
– C’est exactement ainsi qu’il pense... tout comme vous...
– Il pense comme moi?
– Ou vous pensez comme lui...
– Serait-ce que je pourrais être l’objet de sa pensée? 
– Ou l’inverse...
– En ces deux cas, on pourrait dire qu’à nous deux nous ne formerions qu’un...
Un certes...
– Mais...
– ... séparés.
– Et vous ?
– Oui... Que voulez-vous savoir?
– Serait-ce par hasard que vous m’avez soufflé ce mot que je n’ai fait que répéter et qui nous a réveillé, j’allais dire révéler... ce quoi... que Don Carotte et moi-même...



mardi 24 octobre 2023

Égarement

 

Plus haut que l’arbre la sève s’est élevée... Quand tout enfin repose, s’agite sans fin ce qui en était la cause.




– Que désires-tu savoir?
– C'est là justement ce que je ne sais pas. C’est aussi que se manifestent ces grands trous qui me traversent et dans lesquels se perdent ou s’éteignent, comme des étoiles filantes, ce que vous nommez désirs.
L'homme lui répond :
– Ces trous, je ne peux les voir, mais je les connais et puis les ressentir.
– Comment cela? 
L'homme dit :
– J'ai aussi cette impression de trous, mais pour moi ils se manifestent dans les mots, conspirent dans la langue et rampent longuement dans mon cerveau qu'ils me semblent dévorer...
Tous deux longtemps ils parlent encore, puis l'homme, usé et las s'en va. Une dernière fois il se retourne en disant:
– Ce qui se dévore là, presque sous mes yeux, n'est autre qu'un moi-même tel qu'il serait devenu... si…
Au loin, dans le vent, la voix s’est égarée…



Désir

 

C’est la tête haute et le regard clair
Que l’équitable mot dans le ciel fait son nid.




Cinq-cents-dix-septième rapport de Don Carotte
Extrait du petit cahier Vert


 L'homme avait demandé:
– Quel est ton nom?
Selon le témoignage, écrit dans le cahier de mon grand-père, l'enfant d'abord ne répondit pas. Il pris son temps avant de dire vaguement:
– Un nom comme un autre.
– Mais encore? 
– Je le connaissais hier encore, mais depuis... et puis d'abord lequel voulez-vous connaître: celui qui est mien ou celui que l'on me donnait?
– Celui que tu désires...
– Je ne désire point de nom.
– Que désires-tu?
– Je suis sans désir. 



lundi 23 octobre 2023

En ce silence

 «Il y a le silence d'une conscience qui n'est jamais atteinte par aucun bruit, par aucune pensée, ni par le passage du vent de l'expérience. [...] La méditation d'un esprit totalement silencieux est la bénédiction que l'homme ne cesse de rechercher. En ce silence sont toutes les différentes natures du silence. [...] Ce silence de la conscience est le véritable esprit religieux, et le silence des dieux est le silence de la terre. L'esprit méditatif suit son cours dans ce silence, et l'amour est sa manière d'être.»

Krishnamurti, 1994, p. 41



– Regardez! on dirait que Don Carotte est sorti de son immobilité...
– Plutôt de son silence…
– Comment cela se fait-il?
– Vous avez dit quoi et le voilà qui s’éveille ! C'est un miracle!
– Ou alors… c’est nous…
– Peut-être ne sait-il pas d’où lui vient le mot et la voix qui le porte et surtout la question entièrement contenue dans ce petit mot...
– Le petit quoi de tout-à-l'heure?
– C'est cela et peut-être même pense-t-il que c’est lui qui s’est posé la question... ou alors…
– Ou alors quoi?
– C’est nous qui avons perdu…
– Perdu quoi? Dites-moi! Don Carotte est-il ce maître que nous avons perdu?
– Pour le moment c’est lui qui nous a perdu...
– Vous n’avez pas vraiment répondu mais il me semble qu’il y a dans votre réponse quelque chose qui me donne à penser que vous en savez plus que moi...
– Regardez! Selon vous que fait-il?
– Il s’est assis et note...
– Que noterait-il? 
Tout ce qui lui passe par la tête... 
– Ma question était plus précise et concerne le nunc.
– Le nunc?
– Oui... Que note-t’il en ce moment même?
– Quoi.
– Comment quoi
– À sa manière il entre littéralement dans le quoi.
– Pardonnez mon inquiétude, je ne sais pas ce que vous voyez mais il me semble... ou plutôt il ne me semble pas qu'il soit en train d'écrire...
– Il a beaucoup écrit, il a espéré longtemps être lu par quelqu'un, mais il n’en est plus là… Littéralement il suit son cours…



En quête

 

«Je ne crois pas en Dieu, mais j'ai le sens de l'infini. Nul n'a l'esprit plus religieux que moi. Je me heurte sans cesse aux questions insolubles. Les questions que je veux bien admettre sont toutes insolubles. Les autres ne sauraient être posées que par des êtres sans imagination et ne peuvent m'intéresser. »

Robert Desnos (1962), p.123 Deuil pour deuil




– Pourquoi quoi?
– Parce que quoi est ce qu'il est...
– Vous parlez curieusement, seriez-vous, vous aussi, menacé d’effondrement?
– Pas du tout... en fait oui... mais c'est un autre problème qui n'a rien à voir avec ce que je viens de vous dire. Don Carotte est un "quoi".
– Je croyais que c'était un homme.
– Les hommes sont des "quoi"...
– Vous vous moquez?
– Pas du tout... d'autant que nous aussi...
– Quoi! Nous serions des "quoi"
– À leur image... 
– Il va falloir que vous m'expliquiez tout cela.
– Tout comme vous les humains sont des êtres curieux… qui parlent beaucoup…
– Vous voulez dire qu’ils sont bizarres et bavards?
– Non, au-delà de cela, je dis simplement qu’ils ont de la curiosité et cette curiosité les mènent au questionnement…
– D’où le quoi!
– C’est un peu cela…
– Un peu seulement?
– Un peu… car ce n’est pas le quoi ou la façon de le prononcer ou d’en parler qui compte… c’est ce qui est en quoi… ce qui est en lui qui met en action celui qui le prononce…
– C’est difficile à comprendre.
– Cela demande de la simplicité…
– Permettez-moi de m’étonner, si j’ose dire… vous n’êtes pas simple du tout!
– Je comprend bien pourquoi vous dites cela… peut-être aurais-je dû parler d’humilité plutôt que de simplicité… bien que les deux soient intimement liés. L’humilité permet de découvrir que nous ne sommes point la source de toutes choses… Par exemple quand nous posons une question, ce n’est pas uniquement nous qui mettons en mouvement cette question. C’est tout autant ce qui est la source de ce questionnement qui se manifeste de telle manière que nous nous mettions en quête… c’est ce qui fait que nous posons des questions…