samedi 18 février 2006

Et pourtant... elle tourne !








L'attitude que l'on adopte envers la liberté de discussion publique dépend de manière décisive de ce que l'on pense de l'éducation populaire et de ses limites. En général, les philosophes prémodernes étaient moins audacieux sur ce point que les philosophes modernes. A partir de la moitié environ du XVIIe siècle, un nombre toujours croissant de philosophes hétérodoxes, qui avaient souffert de la persécution, publièrent leurs livres, non seulement pour communiquer leurs pensées, mais aussi parce qu'ils souhaitaient contribuer à l'abolition de la persécution en tant que telle. Ils pensaient que la répression de la recherche indépendante, et de la publication des résultats de cette recherche, était un accident, un effet de la construction imparfaite du corps politique, et qu'il était possible de remplacer le royaume des ténèbres générales par la république de la lumière universelle. Ils se plaisaient à envisager une époque où une liberté de parole pratiquement totale serait possible grâce au progrès de l'éducation populaire, ou - en exagérant pour rendre les choses plus claires - une époque où le fait d'entendre une vérité quelle qu'elle soit ne ferait de mal à personne". Ils n'ont donc caché leurs opinions que juste assez pour se protéger aussi bien que possible de la persécution ; s'ils avaient été plus subtils, ils auraient raté leur but, qui était d'éclairer un nombre -toujours plus grand de personnes qui n'étaient pas des philosophes en puissance. Il est par conséquent comparativement facile de lire entre les lignes de leurs ouvrages. L'attitude d'un certain type d'écrivains antérieurs était fondamentalement différente. Ils pensaient que l'abîme qui sépare « les sages » du « vulgaire » était un fait fondamental de la nature humaine que nul progrès de l'éducation populaire ne pouvait modifier: la philosophie ou la science étaient essentiellement le privilège du « petit nombre». Ils étaient convaincus que la philosophie était en elle-même suspecte et odieuse pour la majorité des hommes.

La persécution et l'art d'écrire
Léo Strauss, 1952
Pocket, collection "Agora"

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