vendredi 13 janvier 2006

Le livre noir


...ou encore vous prononcez à haute voix les si belles paroles qui vous viennent à l'esprit; vous fournissez des réponses intelligentes; tous comprennent leur erreur, ils se taisent et ressentent pour vous de l'admiration, même s’ils ne la manifestent pas; vous serrez dans vos bras le corps qui est si beau et que vous aimez tant, et qui se serre contre vous ; vous retournez à ce jardin que vous n'avez jamais pu oublier, vous y cueillez des cerises bien mûres; c'est l'été, c'est l'hiver, c'est le printemps ; et ce sera bientôt le matin, un matin tout bleu, un matin si beau, ensoleillé, un matin heureux où tout ira bien... Mais vous ne parvenez toujours pas à vous endormir. Alors, faites comme moi : en remuant très lentement vos bras, vos jambes, sans trop les déranger, tournez-vous lentement dans votre lit, de sorte que votre tête atteigne l'autre extrémité de l'oreiller, et votre joue, un coin frais de la taie. Ensuite, pensez à la princesse Maria Paléologue qui, il y a sept cents ans, quitta Byzance pour devenir l'épouse du khan mongol Hûlagû. Elle partit de Constantinopolis, de la ville où vous vivez aujourd'hui, pour épouser Hûlagû, qui régnait en Iran, mais Hûlagû étant mort avant son arrivée, elle épousa alors Abaka, qui avait succédé à son père. Elle vécut quinze ans dans le palais du Grand Moghol puis, son mari avant été assassiné, elle revint à ces sept collines, là même où vous désirez tant dormir paisiblement.
...
Et quand tout cela n'a pas réussi à m'endormir, mes chers lecteurs, j'imagine alors un homme tourmenté, inquiet, qui va et vient sur le quai d'une gare déserte, où il attend un train qui n'arrive pas. Et dès que j'ai décidé de l'endroit où il compte se rendre, c'est que je suis devenu cet homme. Je pense à ceux qui s'escrimèrent dans un souterrain à la porte de Silivri, il y a sept cents ans, pour aider les Grecs qui assiégeaient Istanbul à pénétrer dans la ville. J'imagine la stupéfaction de l'homme qui découvrit l'autre signification des choses. Je rêve de l'autre univers, celui qui surgit du nôtre. Je me plais à imaginer mon ivresse dans cet univers-là, entouré de significations entièrement nouvelles. J'imagine l'étonnement bienheureux de l'amnésique. Je m'imagine abandonné dans une ville fantôme qui m'est inconnue; là où vivaient autrefois des millions d'hommes, les quartiers, les rues, les ponts, les mosquées, les navires, tout est désert, et alors que j'errerais sur ces places vides et fantomatiques, je me souviendrais, les larmes aux yeux, de mon passé et de ma ville à moi, et je me verrais marcher à pas lents vers...

Ohran Pamuk : “Le livre noir”, folio

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