lundi 20 juillet 2015

20 juillet / Alors racontez-moi!

«L'utilité ne serait en quelque sorte que la sertissure
qui permet de mieux manier le joyau dans la circulation courante
ou qui peut attirer sur lui l'attention de ceux qui ne s'y connaissent pas suffisamment,
mais qui ne saurait avoir pour effet de le recommander aux
connaisseurs ni d'en déterminer le prix.»*

 


– Nous en étions au bien et au mal...
– Oui, alors, racontez-moi ! 
– Mon maître me racontait que quand il allait chez son psy,
la séance commençait immanquablement par ces mots:
Alors racontez-moi!
Il adore lire. Toutes sortes de livres, y compris les polars.
Les polars parce qu’ils ont des intrigues et,
comme les bons romans, on ne peut plus les lâcher,
malgré le fait que jusqu’à la fin
aucune promesse ne soit faite
(d’un côté ou de l’autre – de l’auteur ou du lecteur)
quant à la suite de l’histoire.
Qui peut savoir si l’histoire finit
« bien » ou « mal »?


– Alors...
– Alors mon maître me racontait...
– Seriez-vous le psy dont vous parliez tout-à-l'heure?
– Mais non, vous êtes ridicule et vous abusez de la situation...
– C'était juste pour sourire...
– Je reprends. Mon maître me racontait ce que d’après Delphine Horvilleur, femme rabbin, hé oui, c’est peut-être surprenant.. mais oui cela existe!, la plus célèbre prière  de la pratique juive, celle que l’on récite uniquement une fois par an, le « kol nidre » que l’on récite à Yom Kipour, les juifs commencent leur année religieuse avec une fête que l’on appelle parfois la fête du grand pardon où l’on prie pour être inscrit dans le grand livre de la vie pour l’année à venir. Pour être en vie.
– Je ne savais pas qu'il était croyant... et juif!
– Il ne l'est pas, ni l'un ni l'autre, mécréant!
Mais cela ne l'empêche pas de s'instruire.
Souvenez vous de ce que je vous racontais il y a peu quand il nous racontait qu' il allait accéder au cœur même du langage, à sa source. Il marchait dans les profondeurs d'où émane le souffle.


— C'est pure folie!
— Ne m'interrompez-pas...
ou alors ne vous étonnez plus que je ne puisse
aller jusqu'au bout de mes paroles!

Tout le temps qu'il a passé en lui restera pour lui un fantastique réservoir duquel jaillissent sans cesse des pensées totalement nouvelles. Il m'est presque impossible de vous décrire ce qui s'est passé.
Je ne crois pas qu'il soit possible de vous faire ressentir cela par de simples mots ou même par les concepts les plus sophistiqués.
— Croyez-vous que cette expérience soit unique?
— Bien entendu, elle est unique. Mais ce qui est paradoxal est qu'en même temps elle est d'une grande banalité.
— Expliquez-moi, je vous prie.
– Bref, dans cette prière on chante dans un subtil mélange d’hébreu et d’araméen un texte qui constitue  une annulation de toutes les promesses. Le « kol nidre » littéralement dit que tous les vœux, toutes les promesses tous les engagements verbaux que nous prononçons sont nuls, non avenus, effacés, inexistants.
– Ah, ça c'est pratique et bon pour vous...
– Expliquez-vous!
– Combien de fois avez-vous entrepris de nous raconter quelque chose et à chaque fois, ou presque vous ne nous avez pas livré l'entier du discours, et ce malgré vos promesses réitérées maintes fois?
- Il n'y a qu'une réponse à cela.
– Laquelle?
– Il n'est pas possible, matériellement, de vous livrer l'entier des paroles de mon maître tout comme mon maître ne peut me livrer l'entier de ses pensées et de ses pérégrinations... et si vous ajoutez à cela mes propres pensées...
– Vous pensez maintenant?






 * Emmanuel Kant
Fondements de la métaphysique des mœurs.

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