mardi 30 septembre 2025

 
30 sept. 2025

«
Rome, entre le VIe et le Ve siècle avant J.-C. inventa la dictature. Les dictateurs régnaient pendant six mois -la durée du mandat- et disposaient durant ce laps de temps d'une autorité absolue, cumulant les pouvoirs législatifs, militaires, exécutifs et administratifs. La dictature, un modèle qui a traversé deux millénaires et demi, compte aujourd'hui un grand nombre d'adeptes dans le monde. Elle fut abolie à Rome après le meurtre de César qui avait été nommé auparavant dictateur perpétuel, ce qui ne lui avait pas réussi.»

Serge July Chroniqueur politique à Libération 

lundi 29 septembre 2025


Il est des situations qu’il est bien difficile d’expliquer sans les rendre plus confuses encore… Pendant que Don Carotte, au fond de l’océan hésitait tant et plus d’accepter l’effrayante invitation d’Antée alias Léviathan… ou de mourir… ce qui lui paraissait, avec évidence, parfaitement identique, Sang Chaud, de son côté, qui n’est pas homme de malice, suivant les traces pas très discrètes des racines et ayant découvert sur une petite roche bien avancée dans l’océan, un petit morceau de la corde qui, il y a peu, le reliait à Don Carotte par l’attache de leurs pantalons respectifs, montrait qu’il était passé par là. Sancho était convaincu qu’il allait lui falloir, sans se douter de ce qui l’attendait, plonger lui aussi.
– Pour vous servir mon maître … dit-il en emplissant pleins poumons et large panse, plongeant avec vaillance mais sans élégance et sans même savoir nager dans cette eau qu’il n’aimait point et qu’il trouvait bien froide!

dimanche 28 septembre 2025

«Le contenu tout entier de mon être crie dans la contradiction où il se trouve lui-même. L'existence est un débat, n'est-ce pas...» 

épigraphe de Kierkegaard à Opération Shylock



– S’il y a des passages que l’on traverse sans les nommer, traverser la gueule du monstre sans rien dire me paraît impossible. Entre l’idée et le geste,  par exemple: là où le monde se défait de son utilité, ou une histoire décousue, un livre usé redevient mystère, se dit Don Carotte.

Debout et engagé sur le bout de la langue du monstre, il peine à trouver ses propres mots, ainsi se réfugie t’il dans une généralité momentanément salvatrice:
 – On dit qu’au moment de notre mort… au passage, le mot passage est bien choisi… se dit Don Carotte…
– Poursuivez… lui souffle discrètement le monstre.
Si discrètement que Don Carotte, perdu dans ce qu’il croit être « ses » pensées, n’y prête guère attention et regarde ailleurs.
– Je note que la formule éculée, curieusement, nous fait passer du je au nous en passant par l’indéfini: on… continue le monstre amusé.
Don Carotte, comme s’il ne s’était point absenté, reprend, mais le ton n’était plus le même.
– Il n’y aurait point de raison de s'en indigner bien que l’individu, sans être divisé, au contraire passe au multiple absolu: l’indistinct…
– Pour quelle raison? Débattons-en, propose Antée.
– Ce serait, dit-on, pour suivre la règle, afin de ne pas rompre la cohérence supposée de l’exemplarité humaine, lui répond Don Carotte qui, instantanément, reprend son air absent.
Ayant perdu le fil de ses pensées, ce qui, au su de sa situation, face à ce monstre qui l’invite à être dévoré vivant… et de plein gré sous prétexte de passage… peut se comprendre… Don Carotte reprend et poursuit ce qui, pendant tout ce temps lui avait échappé:
– On dit, donc, qu’au moment de ce passage, de la vie à la mort, que notre propre vie défilerait devant nous…
Ces pensées lui avaient échappé… ou plus exactement: lui étaient sorties de la bouche à haute et intelligible voix comme si celle-ci s’adressait au monstre… au lieu que d’être adressées à lui-même.
– Ne t’avais-je point prévenu, lui dit Antée aux allures de Léviathan. Je ne suis qu’un miroir…
– Un miroir dans lequel je vais mourir, se dit Don Carotte, toujours à haute voix et se demandant, secrètement, quand allait se dire le fin mot de l’histoire… pour enfin comprendre, si cela se pouvait, quelle en avait été le sens…
– De quelle sorte de cohérence pourrait être l’histoire qui la contiendra tout entière, lui dit Antée, qui se contrefichait parfaitement que les choses fussent dites à haute ou basse voix.



Antée est l’homme de l’«entre»Entre le ciel et la terre: il ne vit que de ce contact, de cette circulation entre le corps inerte du sol et la force vivante qu’il en tire.
Don Carotte, lui aussi est entre… entre deux mondes…
– Entre! lui souffle Antée.
Don Carotte hésite… non qu’il craigne le monstre ou d’être trompé, mais de peur de ”se”tromper.
Entre la chose et l’objet: car la terre, pour lui, n’est pas un simple objet à cultiver ou dominer, c’est la chose première, la matrice… qu’il vient de perdre…
Entre l’inerte et le signe: la poussière, la glaise, l’humus deviennent pour lui langage de puissance, souffle vital.
– Ainsi Antée nous rappelle que le sens naît du contact avec la matière, se dit Don Carotte. Ce n’est pas en s’arrachant au monde que nous grandissons, mais en plongeant dans son poids, en écoutant la voix de l’inerte.
Héraclès l’avait emporté seulement en brisant ce lien. Quel lien devrais-je à mon tour rompre? N’est-ce pas là la métaphore de notre modernité ? Je flotte, arraché à la terre, objet sans signes, mais non sans racines.

samedi 27 septembre 2025

 
Il y a des passages que l’on traverse sans les nommer. Entre l’objet et la chose, par exemple: là où le monde se défait de son utilité, où un outil, un vase, un livre usé redevient mystère. Dans cette fissure, la chose se dépouille de ses contours familiers et se remet à rayonner, opaque, irréductible. L’objet était docile; la chose est indomptable.
Et puis il y a l’autre seuil, plus discret : entre l’inerte et le signe. Une pierre n’est qu’une pierre, jusqu’au jour où une main la grave. Alors elle devient mémoire, prière, repère. Pourtant, rien n’a changé dans sa matière, c’est le regard qui l’a ouverte. Le signe est toujours un corps endormi, qu’un souffle réveille. Nous vivons dans ces entre-deux.
Nous prêtons voix au silence, nous greffons des paroles sur l’ombre, nous lisons dans la poussière un alphabet invisible. Habiter le monde, c’est marcher sur cette ligne fragile, où la matière et le sens se frôlent. C’est être ce passeur qui transforme l’éclat en étoile, l’empreinte en promesse, la chose muette en poésie.


vendredi 26 septembre 2025

 Don Carotte, soulevant la voix comme une épée rouillée, répondit: 
– Tu es la force obscure des racines, le fils de Gaïa et de Poséidon, le géant qu’aucune chute n’épuise. Tu es Antée, invaincu, invincible tant que la Terre et la Mer t’enlacent!

Alors le monstre rit, et la mer tremble.
– Tu m’as nommé, étranger, mais nommer n’est pas vaincre. Si tu veux vraiment me connaître, franchis ce seuil.
Et il ouvrit sa gueule. Les dents se dressèrent comme des colonnes blanches, la langue rouge se déroula comme un tapis d’honneur.


Au fond de l’eau la mer a tremblé. Don Carotte lui aussi est nommé. Il tremble mais ne cède point.
–  Je suis celui que vous croyez… mais comment pourriez-vous savoir ce que je crois?
– Parce que je suis celui que vous croyez être! 
– Ainsi puisque vous seriez celui que je crois que vous soyez… vous pourriez savoir ce que je crois… Sans vouloir vous manquer de respect… quelque chose ne tourne pas rond… ou quelque chose tourne en rond!
– Entrez donc… homme de bon sens… mais prenez garde à ce qui sort de votre bouche plutôt qu’à la mienne … “Allons, allons, prenez courage, l’abattement dans les infortunes détruit la santé et hâte la mort.”

S’il n’eut été au fond des océans, Don Carotte aurait probablement ressenti l’air tournoyer dans le vide béant de son cerveau… mais en ces circonstances, rien ne bougeait. L’inerte dort, sans voix, sans dessein. Le signe, lui, s’élance: une craie blanche, une cicatrice, une lettre noire sur la page. Une langue qui se déroule et invite… Mais toujours inerte, il reste adossé à son corps de matière, comme un souffle retenu dans la glaise. Un signe est une pierre qui s’ouvre quand on la regarde ou la gueule du monstre qui nous invite…
Et nous marchons dans cet entre-deux, à la lisière de l’utile et du secret, du silence et du langage. Nous faisons parler ce qui ne dit rien, nous prêtons nos lèvres aux choses muettes. Nous transformons la poussière en mémoire, les éclats en étoiles, la trace en promesse.
Car habiter le monde, c’est demeurer là: entre la main et l’ombre, entre le poids des choses et la légèreté du sens. Entre le courage et la détresse et, surtout, entre la folie et la raison. Mais ce n’est point la raison qui fait signe…


mercredi 24 septembre 2025

 Don Carotte, soulevant la voix comme une épée rouillée, répondit: 
– Tu es la force obscure des racines, le fils de Gaïa et de Poséidon, le géant qu’aucune chute n’épuise. Tu es Antée, invaincu, invincible tant que la Terre et la Mer t’enlacent!»
Alors le monstre rit, et la mer trembla.
– Tu m’as nommé, étranger, mais nommer n’est pas vaincre. Si tu veux vraiment me connaître, franchis ce seuil.
Et il ouvrit sa gueule. Les dents se dressèrent comme des colonnes blanches, la langue rouge se déroula comme un tapis d’honneur.


mardi 23 septembre 2025

 
 
 
On raconte qu’au bout des terres, là où la poussière rejoint l’écume, un étranger s’avança.
Il n’était pas un héros, mais un nu-pieds descendant tardif de Don Quichotte : maigre, verbe haut, cuirassé d’illusions et d’ironie, vêtu d’un ample manteau de nuit trop grand pour lui. Pourtant, sa détresse et sa folie le portaient plus loin que la prudence des sages.
Alors se leva devant lui le monstre. Non plus seulement géant de chair, mais arbre-serpent des origines sur lequel, sans le savoir, le voyageur était venu:
un Léviathan qui déployait ses racines dans la terre et ses anneaux dans la mer.
Parfois son dos surgissait en collines d’écume, parfois il disparaissait sous la surface comme un abîme vivant.
Ses bras étaient racines, ses dents colonnes, son souffle un tremblement de sédiments.
Il parla:
« Étranger, toi qui oses fouler ma rive, je ne veux pas ton nom, je veux le mien.
Dis-le, si tu le connais! Car je suis fils de la poussière et des vagues, chaque chute me nourrit, chaque étreinte de la Terre me rend invincible. Mais arrache-moi du sol, et je meurs.
Qui suis-je?»

dimanche 21 septembre 2025

 
« Celui qui combat des monstres doit veiller à ne pas devenir monstre lui-même. Et si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme finit par regarder en toi.»

Friedrich Nietzsche
 

 
 – Je passe à travers les siècle. Je demeure. Je change de forme, de fonction, mais jamais d’essence. Je suis toujours au seuil de votre compréhension, à la lisière entre l’ordre et le chaos, la divinité et le néant. En vérité, je ne suis pas un monstre. C’est votre regard sur le monde lorsqu’il vous échappe qui fait de moi cette forme. Celle que prend l’impuissance humaine quand elle se confronte à ce qui la dépasse. Pour être certain d'être compris, je pense qu'il serait sage de rappeler le détail des obstacles que vous aurez à surmonter et les entraves desquelles il faudra que vous vous libèreriez avant de pouvoir, non pas pénétrer… mais ressortir… et rappelez-vous: seul celui qui s'est réellement détaché, comprend le détachement…


samedi 20 septembre 2025

« Nul n’est assez hardi pour l’exciter. Qui donc me résisterait en face? [...] Sa respiration allume des charbons, une flamme sort de sa gueule. [...] Il fait bouillonner le fond comme une chaudière, il rend la mer semblable à un vase de parfumeur.»
 
Job 41

 

 
– Il me semble, tout de même, que, même si vous prétendez le contraire, vous ressemblez à ce Léviathan dont vous ne voulez porter le nom...
– Je ne prétend rien de tout cela, excepté que je ne veux point porter ce nom qui résonne comme une cloche fêlée... Si mon souffle est de feu... reste à savoir de quel feu il est. Si tu ne peux le concevoir, comment pourrais-tu juger mes voies?
– On dit que vous engloutissez les âmes...
– On dit beaucoup de choses, Prince des Ténèbres, figure du diable... et j'en passe... Mais dis-moi, comment se fait-il que tu n'aies pas plus peur que cela?
– C'est que, voyez-vous, je n'ai nulle peur du chaos. Je suis suis une sorte de réminiscence d'un chevalier combattant l'Ordre. 
– De quel ordre s'agit-il?
– Aucun en particulier... plutôt en son sens général...
– Je te trouve bien énigmatique... Voudrais-tu visiter ce qui pourrait t'intéresser... 

vendredi 19 septembre 2025

 « Le mythe est la partie cachée de chaque histoire, la partie souterraine, la zone encore inexplorée, parce qu’il n’existe pas encore de mots pour nous y conduire. Le mythe se nourrit du silence autant que des mots.»

Italo Calvino, « Cibernetica e fantasmi » (1967)




Des voix qui ne viennent pas de l’île, ni du ciel, ni même des profondeurs de la mer.
Des voix venues d’un ailleurs sans rive: celles de l’auteur, du personnage, du lecteur — entités mouvantes, conscientes, inquiètes, appelant à travers les dimensions de la page et du silence. Elles parlent. Elles questionnent. Elles doutent.
Don Carotte, lui aussi, doute… peut-être parce qu’il entend ces voix… ou encore par ce qui est contenu dans ce qu’il entend… Et puis il y a cette voix d’ombres, sombre et caverneuse qui prétend ne pas être… ou ne pas répondre au nom de Léviathan.
– Serait-ce là une hallucination… ou une énigme nouvelle dont le monde est parsemé? Vais-je encore devoir affronter cette improbable apparition qui refuse de donner son nom et refuse celui qui lui est proposé? Serait-il une de ces figures mythiques dont l’écho traverse les millénaires, persistant dans notre imaginaire comme un noyau obscur, réfractaire à toute réduction définitive? Le Léviathan, nom qu’il refuse, je le répète, est de celles-là. Monstre marin né de la parole biblique, non content de survenir dans mon histoire, hante les versets de l’Ancien Testament, inspire les peintres, agite les philosophes, obsède les psychanalystes et inquiète les juristes. Et pourtant, c’est dans le Livre de Job, ce chef-d’œuvre tragique de la littérature hébraïque, que le Léviathan se manifeste avec une intensité mystique particulière, comme une borne dressée au seuil de l’incompréhensible… et comme un géant sur le misérable chemin, frappé par une série d’évènements inexplicables et de ruines, qui en appelle, sans un cri de révolte, à la justice. Chemin qui est le mien… Mais c’est dans ce cri, là devant moi, cette détresse vertigineuse, qu’il se glisse… celui qui dépasse l’image du Léviathan. Serait-ce une de ces irrépressibles terreurs qui parsèment la nuit des enfants? Don Carotte se souvient partiellement de son enfance… Lentement une image remonte de ce temps-là.


jeudi 18 septembre 2025

 « Tant que l'objet de nos désirs est loin, il nous semble au-dessus de tout; l'atteignons-nous, c'est un autre objet que nous souhaitons; et la soif de vivre qui nous tient bouche béante est toujours égale à elle-même.

Lucrèce, III
 
 
 
Pendant que Don Carotte se trouve face à celui qu'il nomme Léviathan, Sang Chaud, sans trop paniquer et sans savoir vraiment comment, suit les traces de son maître. Un peu à la manière des sourciers il se fie à la corde qui le reliait à lui et que pourtant il sait rompue. Lui non plus ne se doute qu’il est l’objet, la proie peut-être, de ces racines qui s’étendent à l’infini et l’emporte à son insu.


mercredi 17 septembre 2025


« L'homme est bien un roseau pensant, mais ses plus grandes œuvres se font quand il ne pense ni ne calcule. Il nous faut redevenir «comme des enfants» par de longues années d'entraînement à l'art de l'oubli de soi. Quand cela est réalité, l'homme pense et pourtant il ne pense pas; il pense comme les ondées qui tombent du ciel; il pense comme les vagues qui déferlent sur l'océan; il pense comme les étoiles qui illuminent le ciel nocturne; il pense comme le vert feuillage qui bourgeonne dans la paix de la brise vernale. En vérité, il est les ondées, l'océan, les étoiles, le feuillage.»

E. Herrigel, Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, Dervy-livres
 



Après avoir été transporté dans les profondeurs par les racines voyageuses du grand arbre, glacé et tremblant, littéralement figé sur place par la peur, Don Carotte, les yeux fermés, s’agrippe à la corde qui pourrait être… encore… reliée à Sang Chaud. Devant lui la bête monstrueuse à la voix caverneuse et à qui il attribue le nom de Léviathan lui parle… enfin… il serait plus juste de dire qu’elle résonne en lui sans qu’il n’en comprenne vraiment le sens.
 Il y a eu des hommes bien avant qu'apparaisse l'histoire...
– C’est une chose qui se peut penser… et bien d’autres choses encore… mais parlez-vous de notre histoire… qui d’ailleurs ne nous appartient pas vraiment… ou parlez-vous de l’Histoire?
– Comment cela?
– Toute histoire, avec ou sans majuscule, commence avant qu’elle ne soit inventée...
– Vous voulez dire qu'une partie de l'histoire n'en fait pas partie?
– C'est un peu cela... mais plus encore…
– Mais c'est impossible! Comment cela peut-il être?
– C'est une question de concept. Il n'y a histoire que lorsque l'on raconte...
– Et avant?
– Il y a des faits, des actions, des mouvements... Quelque chose qui se soit passé…
– Alors tout est question de concept... et il n'est plus nécessaire de croire en la réalité.
– Si la réalité se raconte... ce que l'on raconte n'est pas la réalité... ou alors tout est réalité. Celle-ci n'a pas besoin de l'histoire. L'histoire est un concept...
– Une invention?
– Une invention de l'homme...
– Qui d'autre pourrait en être l'inventeur...
– ... qui sait... et l'homme n'a pas toujours été ce qu'il est aujourd'hui.
– Vous sautez du coq à l’œuf... voulez-vous parler du fait que l'homme serait un prédateur destructeur? Dit 
Don Carotte qui sent à nouveau monter en lui cette énergie qui, pour un temps, semblait l’avoir déserté.
Le monstre, plus amusé qu’amusant:
– Et vous… sur vos petits ergots… vous imaginez pouvoir sauter du coq en l'âne... cela dit en passant… je remarque combien, vous aussi, vous êtes capable de changer...
– Nous connaissons-nous?
– Je vous connais depuis longtemps…
– C’est pourtant la première fois que je vous vois.
– Parce que vous ne savez qui je suis…
– Vous êtes…
Effaré, Don Carotte, qui a rouvert les yeux, ne reconnaît point le monstre qui était devant lui… et pourtant, sans réfléchir plus avant, il répète:
– Je vous l’ai dit… le Léviathan…
– Vous voilà à nouveau bien hardi! Dites-moi, je vous prie, dites-moi ce qu’est… ou qui est ce Léviathan?




mardi 16 septembre 2025

 
 « La trace est toujours antérieure à la présence.»

Derrida
 
 

 
Sur son archipel mouvant, comme arraché à la croûte du monde par la colère souterraine.
Une constellation d’îles noires, grises, ocre ou blafardes, semées sur l’océan comme les scories d’un rêve géologique. À l’approche, les formes se révèlent instables: crêtes déchiquetées, dômes bombés, plateaux éventrés. Chaque île semble à la fois ancienne et en train de naître, figée et pourtant palpitante sous la croûte rugueuse de sa surface. Un cirque, se monte... se démonte... y apparait et disparait sans cesse...
 Le théâtre ou le cirque sont des lieux, où qu'ils se trouvent, ainsi conçu pour que chacun puisse, à sa manière, se laisser entrainer dans un ailleurs qu'il ne maitrise pas toujours. Ainsi en est-il de certains acteurs... Ainsi en est-il de Don Carotte, tenant en sa main une corde rompue, qui, bien qu'il ne soit pas vraiment un acteur, ni un spectateur, à la fois ancien et entrain de naître, figé et pourtant palpitant sous l'épais manteau de nuit sans lequel il flotte, ne sait probablement, ou apparemment, jamais vraiment où il est... mais lui aussi, ou surtout lui, entend des voix... Une voix caverneuse, ce jour-là:
– Léviathan... mais ce n'est point ainsi que je m'appelle... c'est ainsi que l'on m'appelle... mais de nom... dans ma mémoire... il n'y a nulle trace... Ce nom, je le porte… mais il n’est pas mien…
– Encore une énigme, se dit à voix basse Don Carotte... 
  

lundi 15 septembre 2025

 

« Le temps peut se comparer à un cercle sans fin qui tourne sur lui-même: le demi-cercle qui va descendant serait le passé, la moitié qui remonte, l'avenir. En haut est un point indivisible, le point de contact avec la tangente; c'est là le présent inétendu. De même que la tangente, le présent n'avance pas, le présent, ce point de contact entre l'objet qui a le temps pour forme et le sujet qui est sans forme, Parce qu'il sort du domaine de ce qui peut être connu, étant la condition seulement de toute connaissance. Le temps ressemble encore à un courant irrésistible, et le présent à un écueil, contre lequel le flot se brise, mais sans l'emporter. La volonté prise en soi n'est pas plus que le sujet de la connaissance soumise au principe de raison suffisante; au reste ce sujet, en un sens, c'est elle-même, ou du moins sa manifestation. Et de même que la volonté a pour compagne assurée la vie, qui est son expression propre, de même le présent a pour compagne assurée la vie, dont il est l'unique manifestation. Donc nous n'avons à nous occuper ni du passé qui a précédé la vie, ni de l'avenir après la mort; au contraire, nous avons à reconnaitre le présent pour la forme unique sous laquelle puisse se montrer la volonté.»

 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, puf, p. 821





– Le Léviathan... 



dimanche 14 septembre 2025

 
« Il n’y a pas de moi: il n’y a que des torrents sans lit, des exclamations sans écho, des gestes sans but. Se perdre en soi-même suppose qu’il y ait un soi: illusion. Nous nous croyons un, et nous ne sommes que des multitudes.»
 
E. M. Cioran, La chute dans le temps




Une voix calme, lumineuse, parlant toujours d’un point entre le regard, l’image, et l’éthique se fraye un chemin dans la tête de Pinocchio…
-– Je crois que ce que vous dites, c’est un acte d’iconoclasme intérieur. Non pas au sens d’une destruction des images, mais d’une mise à nu de ce qu’elles dissimulent: leur pouvoir de captation. Pinocchio, dans la tradition, est une image. Une icône. Un modèle édifiant. L’enfant qui apprend, qui devient. Mais ici, paradoxalement, l’image en se montrant vous est refusée. Elle montre celui qui ne veut pas coïncider avec ce que l’on attend de vous. Vous êtes une image qui s’écarte de l’image, et cela, c’est éminemment éthique.
Il y a dans le geste de creuser, que vous effectuez si justement, une tentative de rompre l’opacité de ce que l’on voit. Ce n’est pas une fuite hors du monde, mais une traversée du visible pour atteindre ce qui, en nous, résiste à l’exposition. La Nuit dans laquelle vous parlez, n’est pas obscure. Elle est peut-être la lumière qui ne se montre pas, cette lumière du dedans que l’image empêche parfois d’atteindre.


samedi 13 septembre 2025

 « Des sphères brillantes en nombre infini, dans l'espace illimité, une douzaine environ de sphères plus petites et éclairées, qui se meuvent autour de chacune d'elles, chaudes à l'intérieur, mais froides et solidifiées à la surface, des êtres vivants et intelligents sortis de l'espèce de moisissure qui les enduit, voilà la vérité empirique, voilà le monde.
Tout ce que la science empirique peut nous apprendre, c'est la nature et les règles de l'apparition de ces formes. Cependant c'est une situation bien critique pour un être qui pense, que d'appartenir à une de ces sphères innombrables emportées dans l'espace illimité, sans savoir d'où il vient et où il va, perdu dans la foule d'autres êtres semblables, qui se pressent, travaillent, se tourmentent, naissent et disparaissent rapidement et sans trêve dans le temps éternel. Là, rien de fixe que la matière, et le retour des mêmes formes organiques, suivant de certaines lois, données une fois pour toutes.»

Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, p. 672 
 
 
Don Carotte, emmené de force par les racines jusqu’au fond de l’océan, se retrouve seul mais il continue d’entendre la voix de Sang Chaud:
– On me dit: vous faites de cette errance une affaire personnelle, et c’est peut-être là que le politique vous échappe. Cette histoire n’est pas seulement vôtre. Elle est ce que devient tout sujet dès lors qu’il ne veut plus jouer son rôle. Dès qu’il dit : je ne suis pas ce qu’on dit de moi. Il devient une figure de disjonction. Un spectateur sorti de scène. Et vous, Don Carotte, pardonnez que je vous le dise, sans vouloir vous attaquer, dans les limites et les formes que m’impose ma modestie, vous êtes peut-être celui qui s’obstine à vouloir remettre le croyant dans le temple. Mais regardez autour de vous: le théâtre est en ruine… tout est en ruine. Alors qu’allez-vous faire dans un monde sans rideau?
– Je l’attends…


vendredi 12 septembre 2025

 
« On peut comparer l’angoisse au vertige. Quand l’œil vient à plonger dans un abîme, on a le vertige, ce qui vient autant de l’œil que de l’abîme, car on aurait pu ne pas regarder. De même l’angoisse est le vertige de la liberté, qui naît parce que l’esprit veut poser la synthèse et que la liberté, plongeant alors dans son propre possible, saisit à cet instant la finitude et s’y accroche. Dans ce vertige la liberté s’affaisse. La psychologie ne va pas jusque-là et refuse d’expliquer outre. Au même instant tout est changé, et quand la liberté se relève, elle se voit coupable. C’est entre ces deux instants qu’est le saut, qu’aucune science n’a expliqué ni ne peut expliquer. L’homme qui devient coupable dans l’angoisse, sa culpabilité est aussi ambigüe que possible. L’angoisse est une défaillance féminine où la liberté s’évanouit, et psychologiquement la chute n’a toujours lieu qu’en état de défaillance ; mais en même temps, l’angoisse est la chose la plus farouchement personnelle, et nulle manifestation concrète de la liberté n’est aussi jalouse du moi que l’est le possible de n’importe quelle concrétion. (…) Dans l’angoisse cet infini égotiste du possible ne nous tente pas, comme lorsqu’on est devant un choix, mais nous ensorcelle et nous inquiète de sa douce anxiété.»

Sören Kierkegaard, Le concept de l’angoisse
 
 
 



 
 Il ne s’agit pas de suivre Don Carotte comme on suit quelqu’un dans un couloir. Il ne se trouve pas. Il s’énonce dans ce qui se perd de lui. Ce qui se cherche, c’est le sujet dans sa béance, pas dans son histoire. On peut le traquer comme une figure, mais c’est une faille. Il se voudrait dans le Réel, alors qu’il n’est que le reste du Symbolique qui s’effondre, ce qui s’appelle le Réel, justement! Le trou. Il est le symptôme. Il est un symptôme…


jeudi 11 septembre 2025

 

« Une exception apparente a cette loi se présente: c'est lorsqu'une Pensée ou une image naît soudain en nous, sans que nous ayons conscience de ce qui les a amenées.
Mais c'est généralement là une illusion qui vient de ce que la cause occasionnelle était très faible, la pensée au contraire st lumineuse et si intéressante qu'elle a sur-le-champ écarté la première du domaine de la conscience; quelquefois aussi ces apparitions subites et imprévues peuvent avoir pour cause des impressions physiques internes, ou d'une Partie du cerveau sur une autre, ou du système nerveux organique sur le cerveau.
Dans la réalité, d'ailleurs, le processus de nos pensées intimes n'est pas aussi simple qu'il le semble dans la théorie; c'est en fait un enchaînement très complexe. Pour nous rendre la chose sensible, comparons notre conscience à
une eau de quelque profondeur; les pensées nettement conscientes n'en sont que la surface; la masse, au contraire, ce sont les pensées confuses, les sentiments vagues, l'écho des intuitions et de notre expérience en général, tout cela joint à la disposition propre de notre volonté qui est le noyau même de notre être. Or, la masse de notre conscience est dans un mouvement perpétuel, en proportion, bien entendu, de notre vivacité intellectuelle, et grâce à cette agitation continue montent à la surface les images précises, les pensées claires et distinctes exprimées par des mots et les résolutions déterminées de la volonté.»

 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, puf, p. 822

 

 
Rendre comptes de ce qui se passe dans les profondeurs n’est point chose aisée et ce qui apparaît à la surface n’en est point le fidèle miroir. La connaissance immédiate de la nature du monde que peut avoir Sang Chaud, pas plus que celle de Don Carotte, n’a rien à voir avec la raison. Sans vraiment le savoir, dans leur naïveté, ils ne s’étonnent point de l’apparition ou de la disparition du cirque, des volcans ou des îles, ingouvernables par nature… ou encore des racines… Tous deux font partie, chacun à sa manière, sans y penser, tout en doutant, de ces mouvements qui, pour eux, ressemblent d’abord à de la musique, essence du monde : “ce qui précède toute forme”… Mais alors, se demanderont certains: D’où provient, pour l’un comme pour l’autre, ce désaccord, une légère fissure entre l’âme et le corps?



mercredi 10 septembre 2025


« Chaque matin, au réveil, la conscience est une table rase, mais qui a vite fait de se remplir. C'est avant tout le cadre où nous nous trouvions la veille qui nous rappelle ce que nous avons pensé dans ce cadre; les événements de la journée précédente viennent s'y rattacher, et ainsi une pensée en amène une autre, jusqu'à ce que nous ayons de nouveau présent à l'esprit tout ce qui nous occupait hier. La santé de l'esprit dépend du bon ordre et de la suite rationnelle de ces associations; la folie, au contraire, comme nous le montrerons dans le troisième livre, se produit quand la mémoire de l'enchaînement de notre vie passée présente de grandes lacunes. Le sommeil, lui, interrompt complètement le fil du souvenir, qui a besoin d'être repris chaque matin; c'est ce que nous montrent les imperfections mêmes de cette reprise; ainsi une mélodie qui le soir nous trottait dans la tête jusqu'à nous obséder, ne peut quelquefois pas être retrouvée le lendemain.»

 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, puf, p. 821


 
 

 
À l'autre bout de la corde, Sang Chaud lui aussi est entraîné dans les méandres d'une réalité que Don Carotte ne sait questionner.
– Il ne voit pas le monde, il le traverse, sans savoir.
Lié par le hasard et une minuscule cordelette il devient ce que Don Carotte ne sait ni voir ni vouloir. Il a le privilège de l'accompagner dans ses errement et peut-être de le sauver... Ce qui, au vu de la situation, va devenir quasiment impossible. Le lecteur, lui aussi entraîné dans des profondeurs lourdes à porter, va peut-être découvrir, à force d'attendre, ce qui eut dû dès le début lui sauter aux yeux. Mais pour le moment c'est Sang Chaud qui sans le vouloir va devoir sauter dans ces profondeurs inépuisables... ce qui le fait intérieurement frissonner... C’est là, dans ces profondeurs que l’œil humain n’atteindra jamais, qu’une force s’est réveillée...
– Il n’est point vrai que cet animal gigantesque n'ait point de nom! Pas plus que, malgré de trompeuses apparences, ne serait vrai le fait que la cordelette me guide…
 
 

Sang Chaud, dans l’agitation continuelle de ses pensées, prenant garde de ne point stimuler son coté subversif et veillant à maîtriser les tremblements instinctifs de son corps devant l'inéluctable, faisant sienne l'une des maximes qu'eut dû avoir Don Carotte, se console en pensant que la force de l'esprit prime sur la force du corps... La cordelette se tend et naît soudain en lui un pensée qui lui traverse l’esprit. Le mot claque: Léviathan...
– Tel est son nom!
 
 

mardi 9 septembre 2025

 
 
 

Au loin, une île rocheuse, battue par les vents. Elle se dresse, noire et rugueuse, au milieu d’un océan désenchanté, comme un poing levé contre l’oubli.
Entre deux vagues qui semblent l'attendre, Don Carotte, est balloté par des racines qui se jouent de lui.
– Me voilà subitement institué... gardien du désordre et destitué aussitôt... par ce monstre avide qui va me dévorer. Loin d'être une plante, il est de ces animaux sans limite qui n'ont point de nom... et dont on ne peut distinguer l'image dans le miroir sombre...
 
 
 
 
 
Le seuil est franchi.
– Me voilà dépouillé de tout, gémit Don Carotte. Quelle faute ais-je donc commise? Maudit soit le jour de ma naissance...
Il oublie l'énigme, se livre à la douleur, cherche des causes, anéanti. Il exige des réponses, convoque vainement Sang Chaud. Mais personne ne répond et ce silence, justement, est plus cruel que la souffrance elle-même. Sur l'île, une flamme a jailli de la gueule du dragon. Flamme que n’éteindront point les vagues qui étreignent de près Don Carotte… dont le poing levé n’évoque en rien la fierté de se lever contre l’oubli, mais la triste confusion d’un être qui se noie… 
 
 

lundi 8 septembre 2025

 
« Quand il s'agit d'une bonne action dont l'auteur s'est inspiré de certains dogmes, il faut toujours distinguer si ces dogmes en ont été le motif réel, ou s'ils ne seraient pas, comme nous le disions plus haut, l'explication illusoire dont on se sert pour contenter sa raison au sujet d'un acte sorti d'une tout autre source; on a fait l'action parce qu'on est bon; on est incapable de l'expliquer correctement,
Parce qu’on est pas philosophe; et pourtant on a besoin de s’en donner une explication, seulement la distinction est difficile à faire; il faut pénétrer jusqu'au fond des intentions. C'est pourquoi nous ne pouvons presque jamais juger exactement, au point de vue moral, les actes d'autrui; et les nôtres même, rarement. Les actions et la manière de se conduire, soit d'un individu, soit d'un peuple, peuvent être grandement modifiées par leurs croyances, par l'exemple, par l'habitude. Mais au fond les actions, ces “opera operata”, sont de pures et vaines images, et une seule chose leur donne une signification morale: c'est l'intention qui les inspire.»

 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, puf, p. 465
 

 
 
Sans vouloir alarmer la pudeur d’un éventuel lecteur, il faut dire qu’en abrégeant les tourments tout relatifs de Don Carotte, que ce dernier à l’aube d’une mortelle journée où il se prépare à tomber dans les abysses avec une détresse vertigineuse. Dans un dernier sursaut d'orgueil il se laisse aller vers une pensée négative: 
– Je suis un homme juste, que ce jour soit maudit! Quitte à devoir plonger, autant le faire avec dignité, j’em…
Le vent, fort à propos, redouble d’énergie et couvre les propos dissonants de Don Carotte.
Il n'a pas le choix et doit se résoudre à l'évidence: chevaucher ce qui ne lui semble plus être des racines mais un monstre marin pourtant venu de la terre et dont il ne peut mesurer l'étendue si ce n'est qu'elle l'emporte au large et en des profondeurs qu'il ne peut connaître. Convoquant les faiseurs de sortilège, il les supplie réveillant les puissances du chaos qui l'emmène vers ce néant primordial qu'il s'était promis de combattre.
– Malédiction, voilà ce qui arrive quand oncques je n’ai été capable de répondre…
– Oncques n’est plus français… et vous êtes bien trop hardi! Vous l’excitez!
– La voix de Sang Chaud… je la reconnais!
Ce sera la dernière chose qu'entendra Don Carotte avant que l'indésirable progression du monstre ne l'emmène là où il ne veut pas aller.
– Je suis un homme juste, que ce jour soit maudit! 
Personne n'entendra jamais ces mots qu'il prononce. 
– Pour la dernière fois je suppose...
La terre tremble et la mer bouillonne. Au loin, le volcan crache le feu 


dimanche 7 septembre 2025


« Il est fort difficile sans doute, sur un sujet rebattu depuis deux mille ans et qui d'ailleurs ne s'accroît point par l'expérience, d'établir une théorie nouvelle et juste; pourtant je ne puis m'empêcher de soumettre à l'examen du penseur l'essai, qui va suivre, d'une telle théorie.
Le syllogisme est une opération de la raison qui, de deux jugements, par leur simple comparaison et sans le secours d'aucune autre connaissance, en tire un troisième, avec cette condition que les deux jugements en question doivent avoir un concept qui leur soit commun, sans quoi ils seraient étrangers l'un à l'autre et sans point de contact.
Mais cette condition étant réalisée, ils deviennent le père et la mère d'un enfant qui tient de tous les deux. L'opération syllogistique n'est pas un acte arbitraire, mais un acte de la raison qui, adonnée à la considération de tels jugements, l'accomplit d'elle-même, d'après ses propres lois; en ce sens cet acte est objectif, non subjectif, et soumis à des règles rigoureuses.
On peut se demander si celui qui fait un syllogisme apprend quelque chose de vraiment nouveau, qui lui ait été inconnu auparavant, par la proposition nouvelle qui nait ainsi? Il ne l'apprend pas absolument, mais bien dans une certaine mesure. Ce qu'il apprend sans doute était déjà contenu dans ce qu'il savait: sachant ceci il savait donc cela. Mais il ne savait pas qu'il le sût, et celui qui ne sait pas qu'il sait est comme celui qui a quelque chose et ne sait pas qu'il l'a: autant vaut n'avoir rien.»

Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, puf, p. 790


 
Sang Chaud, pourquoi ce vacarme? Pourquoi ces extases?
Toutes ces ombres dissoutes dans les méandres de nos phrases?
Seriez-vous aussi perdus que moi sur notre propre archipel,
Errants en des discours comme des oiseaux sans ailes?

On doit à la vérité d’énoncer que outes ces péripéties, à l’insu de Don Carotte et de son serviteur, ont lieu à l’intérieur du cirque et se déroulent selon un ordre précis qui devrait se répéter à chaque représentation… Cependant, une représentation n’est pas une répétition et donc invariablement quelques variations diverses ont lieu à chaque fois. Petites ou grandes, généralement, ces variations ne changent guère le principe et le sens même de l’histoire. Mais ce qui devait plus ou moins se passer ce jour-là ne se passa point. Soit que la pression de l’eau ou que le mouvement des mécanismes œuvrant pour suggérer le déplacement des racines ne se soient déréglés, le sol de la piste n’avait point résisté et le naufrage eut lieu réellement sans que Don Carotte ne le sache. Comme chaque jour il vivait ces péripéties avec une passion aveugle et un engagement total qui donnaient l’impression, fugace certes, mais profonde aux spectateurs que ce qui se passait sous leurs yeux était pour le moins authentique. Or ce jour-là, la représentation n’avait de spectateur que le seul Sang Chaud, invisible pour Don Carotte qui le croyait noyé après avoir, pour un temps, entendu venir à lui sa voix d’un lointain inconnu. Sang Chaud, qui découvrait pour la première fois ce que pouvait voir un spectateur pouvait légitimement se croire hors de l’action. Il eut le sentiment bizarre de se sentir happé par ce qui se passait sur la scène. En cela, ce qui se passait en lui-même ne différait en rien à ce qui se passait dans la tête de tout  autre spectateur… mais il avait oublié que l’attache de son pantalon était relié à celle de Don Carotte… et ce qui n’aurait jamais dû arriver arriva, il va se trouver entraîné malgré lui dans cette fiction qui n’en était plus une…



samedi 6 septembre 2025


« Supposons que nous nous perdions a contempler l'infinité du monde dans le temps et dans l'espace, soit que nous réfléchissions à la multitude des siècles passés et futurs, soit que pendant la nuit le ciel nous révèle dans leur réalité des mondes sans nombre, ou que l'immensité de l'univers comprime pour ainsi dire notre conscience; dans ce cas nous nous sentons amoindris jusqu'au néant; comme individu, comme corps animé, comme phénomène passager de la volonté, nous avons la conscience de n'être plus qu'une goutte dans l'océan, c'est-à-dire de nous évanouir et de nous écouler dans le néant. Mais en même temps, contre l'illusion de notre néant, contre ce mensonge impossible, s'élève en nous la conscience immédiate qui nous révèle que tous ces mondes n'existent que dans notre représentation; ils ne sont que des modifications du sujet éternel de la pure connaissance; ils ne sont que ce que nous sentons en nous-mêmes, dès que nous oublions l'indivi-dualité; bref, c'est en nous que réside ce qui constitue le support nécessaire et indispensable de tous les mondes et de tous les temps. La grandeur du monde tout à l'heure nous épouvantait, maintenant elle réside sereine en nous-mêmes; notre dépendance à son égard est désormais supprimée; car c'est elle à présent qui dépend de nous.»

Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, puf, p. 264-265

 



Et la voix de Sang Chaud atteint Don Carotte… fort occupé à tenter de mettre en un certain ordre ce qui subsiste de la disparition, peut être le naufrage, du cirque.


 Autour d’elle, l’océan gronde sans relâche. L’île en équilibre instable souffle pesamment, respiration du monde ou grondement d’une bête ancienne. Le ciel n’est jamais tout à fait le même: parfois livide, parfois, peu souvent, d’un bleu cruel.
Portées non par le hasard, mais par quelque mystérieux dessein, pendant que cette île, immobile et bouillonnante, observait de loin ce théâtre sans rideau en plein naufrage était le réceptacle de leurs divagations, les voix de Don Carotte et de Sang Chaud passent de l’un à l’autre, écho tangible de leur conscience flottante. Le vent passe entre eux comme un messager.
Il joue dans les cordes, il siffle aux jointures, il parle dans les pierres.
Et parfois, oui, parfois, il apporte des voix.
Je ne suis plus que ce regard,
où se noient les repères,
entre feu et sel,
entre ciel et terre,
entre l’idée d’un homme
et l’homme sans idée.
Don Carotte, à jamais porteur de la demande… ne peut continuer sans autre mot de passe que celui qui résout l’énigme… rien ne lui vient à l’esprit… et ils en sont dépendants…
– Votre lyrisme, Don Carotte, nous mène tout droit vers l’abîme… ou le néant. Il s’élargit comme une houle, plus ample, plus sensoriel, plus mystérieuse encore que le dédale de votre esprit… ce qui nous amoindrit. Ne prolongez en rien ces discours fumeux. Lancez-vous! Peu importe votre verve ou votre verbe… si c’est au prix de notre présence… Cette scène, à laquelle vous vous accrochez n’est qu’une image. Certes elle donne souffle aux paysages et aux voix mais elle va…
Don Carotte n’entend point la fin de ce qui lui arrive par la voix de Sang Chaud mais voit venir de loin des racines qui, elles, ne lui disent rien… et pourtant il les connaît.