lundi 1 septembre 2025

 Dévastation 
 

 
 
Alors le vent redouble. Le chapiteau, théâtre voilé, n’est plus simple tente mais voûte cosmique, vaste firmament de toile parcouru de frissons. Les poteaux, colonnes du monde, ploient mais tiennent, et les cordages, cordes d’astrolabe, vibrent comme si elles mesuraient l’espace et le temps. Tout tangue, mais de ce tangage naît un ordre plus grand que l’équilibre: presque une musique, jouée par les rafales, scandée par les ombres et les lumières.
Et lui, Don Carotte, minuscule au milieu, se dresse. Pas un héros, non. Pas un démiurge. Mais une silhouette fragile, suspendue dans le tremblement même. Sa voix, qui tantôt me parvenait comme un soliloque, se fait soudain chœur intérieur. Elle dit, tel un démiurge de pacotille: voici l’homme, voici ce qu’il est, voici ce que nous sommes.
Je comprends que je ne suis plus seulement spectateur. Car à travers l’ovale de la piste qui devient œil, c’est moi qui suis vu. Don Carotte, silhouette vacillante, me renvoie ma propre image: mes ombres, mes souvenirs épars, mes luttes intérieures entre l’oubli et la mémoire, entre le réel et l’imaginaire. Lui qui croit être seul au centre, me place moi, Sang Chaud de la Panse, au centre d’un autre cercle, plus vaste, invisible, mais implacable.
Et l’instant bascule. Dans ce chaos les projecteurs tremblants cherchent leurs chemins entre les colonnes affaissées les unes sur les autres, les unes cassées, les autres menaçantes, se libérant de leurs attaches vers moi se tournent. Tout s’ouvre. Le chapiteau tangue encore, mais c’est désormais le ciel tout entier qui entre dans la danse. Les projecteurs ne sont plus lampes de foire, ils sont astres en révolution. Ombres et lumières ne tournent plus autour de lui, mais autour de nous. Et l’ovale, cet œil immense, devient pupille de l’univers qui regarde… qui nous regarde. Elle accueille… elle juge peut-être.
Alors Don Carotte n’est plus seulement ce clown blanc perdu dans ses souvenirs. Il est prophète sans le savoir, poète malgré lui. Ses gestes maladroits, ses pas vacillants, ses phrases heurtées sont la transcription même du monde en déséquilibre. Et moi, en silence, je comprends: ce n’est pas une chute que je contemple, c’est une ascension.
Car au cœur de ce tangage, au bord de l’effondrement, s’ouvre une brèche. Une clarté. Pas triomphale, pas éclatante, mais tremblée, fragile. Comme une chandelle qui éclaire tout l’univers. Là, dans cette apothéose chancelante, Don Carotte et moi — nous sommes le même souffle.
Et tandis que le vent retombe, que les projecteurs s’éteignent un à un, il reste au centre. Debout, seul, mais transfiguré. Et je sais, sans savoir comment, ce que j’ai vu…

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