mardi 5 mars 2024

Le lot de chacun

« Plusieurs années plus tard, j'amorce les débuts d'une étrange épreuve en me lançant dans l'aventure d'une thèse en anthropologie. Voilà une bien curieuse mission, que celle de partir aux confins des terres hyperboréennes sans même ramener un os, une flèche, un mocassin, une peau de caribou, une plume ou, au moins, une série d'images prises au gros objectif qui justifieraient efficacement le déplacement. Depuis la jeune fille bleue et la jeune fille ocre, c'est vrai, les boîtiers d'appareils photo me font peur, ils risquent toujours de tout gâcher, alors je préfère m'en tenir au flux ininterrompu de vie qui rythme lui-même les relations. De retour du terrain, le bagage est ainsi étrangement léger; la personne qui rentre chez elle l'est moins. Elle rapporte avec elle une constellation de détails et de fragments d'expériences désormais invisibles, lentement glanés et éprouvés tant bien que mal pour être consignés dans des carnets de terrain élimés et fatigués, mais plus précieux à ses yeux que tout ce qu'elle a jamais possédé. À l'intérieur de ces pages jalousement gardées existent des données composites, mêlant des moments d'objectivité au moins fantasmée, des impressions colorées, des intuitions éparses, des émotions irrépressibles, des considérations frôlant le jugement, des histoires opaques consciencieusement reportées sur le papier qui lui résisteront des années durant.»

Nastassja Martin, Les âmes sauvages, Éditions La découverte 




Clairières et falaises
En cercle réunies, immobiles pourtant,
pourchassent la harde rapace.

Quatre-cents-trente-deuxième rapport de Don Carotte
Extrait du Grand Cahier Noir

 
Au-delà des intrigues presque convenues, de celles dont on dit si volontiers qu'elles sont le lot de chacun, il arrive certains faits singuliers qui ne se dissolvent point dans ce pot si commun. Ils nous conduisent vers l'autre, l'absent, l'étranger, l'inconnu ou l'exilé. Depuis fort longtemps déjà, le bateau qui m’avait emmené jusqu’à l’Archipel repose au fond de l’eau… C’est ainsi que je me retrouvais dans la peau d’un autre affublé du nom d’Ulysse… Ce que tout écrivain doit à son lecteur, je parle de la clarté du récit, pour ma part je ne m’en préoccupe guère, très chers collègues. Pour une seule et simple raison : écrivain je ne suis point. Je ne fais, dans ces rapports, que relater ce que j’essaie de comprendre. Cela dit, je ne vous cache pas, beaucoup de temps ayant passé, qu’il me plairait, tout autant qu’il me parait nécessaire, de faire de cet amas de mots et d’images si divers une sorte d’ «ensemble» qui pourrait ressembler mieux à ce qui porte le nom de livre. Sans doute, pour être clair, je vous le concède bien volontiers, il se peut qu’il y ait là quelque vanité... Tant pis...


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