jeudi 4 juin 2020

Texte enfance + Con

dp
« Contrairement au récit de fiction où la logique de la conséquence règle la chronologie [...] la relation de voyage ne considère que la seule consécution.»

Roland Le Huenen, Qu’est-ce qu’un récit de voyage?

 
– Voyez-vous, cher enfant Lune, au carrefour des discours le voyageur se laisse guider par quelque chose d'invisible mais de plus en plus contraignant jusqu'à ce que, sans que rien ne laisse voir, le carrefour ait disparu. Point de métaphore, d'ambassades, de malédiction ou de en mise en abyme, seuls les pieds comptent. La tête ne fait que suivre, être portée et encore, point totalement. Elle croit reconnaître au gré de certains passages, quelque chose d'écrit dans quelques rédactions précédentes. Ainsi, de souvenirs en souvenirs, elle s'adapte du mieux qu'elle peut. C'est-à-dire assez mal pour mon compte... mais laissez-moi poursuivre mon histoire...
dp

Sur la roche un visage parlait. Immobile bouche et mots muets, lèvres sèches, épaules brûlantes, rouge est le nez.  L'enfant Lune se trouvait allongé sur le mur de granit d’immenses pierres taillées dans lesquelles étaient encastrés des anneaux de lourd métal qui servaient à attacher les bateaux. Un mur, fait de blocs énormes de plus d'un mètre de long, sur les vagues avait traversé ce qui devant lui s'allonge. Mémoires immobiles, temps compressés, habilement juxtaposés, entre lesquels, les vagues, le vent et la pluie avec le temps, avaient rongé le ciment et formé une minuscule faille qui présentait pour l'imagination d'un enfant, la forme inconnue, presque un visage, d'un gouffre profond duquel pouvait rejaillir sans problème toute forme de vie... De part et d’autre, ce mur sur lequel l'enfant se perdait et retrouvait quelquefois un chemin d'origine, délimitait la quarantaine de mètres du glacis fait de solides moellons d’une vingtaine de centimètres de long, d’une quinzaine de large, épais de même, et qu’il fallait sans cesse balayer pour accueillir dignement les clients. Non seulement la horde des clients des week-ends ensoleillés mais aussi ceux, beaucoup moins nombreux mais plus réguliers des ciels couverts. Durant les heures creuses, en plein midi, allongé sur le mur, les yeux mi-clos il ne dort ni ne rêve vraiment, mais dans un autre monde il est. Un monde complice avec qui il partage le même ciel, les mêmes montagnes, le même lac, les mêmes vents, les mêmes embarcations, mais un monde dans lequel, très tôt quelque part en lui le sait, il le pense vraiment: les dés sont pipés. En un instant il est projeté dans un ailleurs connu. Il y joue avec le peu qu'il a entre les mains. Le granit s'est coloré de rouge et a rejoint les montagnes dont il a été extrait. Rouge est la voile du couchant qui dans l'eau saigne et se dissout en échappant aux regards. Le dé est là, sur le bout des doigts, presque corné, crochu, comme ce qui est appris par cœur, et devant lui apparaissent en chœur les petits chapeaux colorés qui n'ont point de nom ni de maître et ne projettent à cette heure aucune ombre... La peau de son index est épaisse, l'anneau autour du doigt l'enserre et l'eau épuise le plus dur et rend vulnérable. Un peu sang, rien de grave, sourd de la petite faille au bout de ses doigts et tombe sans un bruit au fond de la faille du rocher sur lequel il est perché... comme l'oiseau sur la branche, pense-t'il en souriant. Sa tête se lève et voit l'oiseau. L'oiseau lui aussi le voit et détourne la tête... et son chemin. Au loin l'astre se voile enfin et ainsi se voit ce qui l'aveuglait. Le rêve songe au sommeil qui le fuit et l'astre, au delà des nuages, sans un bruit, sans un souffle, subitement, se dévoile, reluit et reprend le regard à son tour, alors que se ferme, aveuglé, celui qui avait osé. Du fond de l'ombre ainsi dévoilée remontent comme des morceaux de mémoire.
Les doigts écorchés dessinent sur le rocher.
Les doigts écorchés, dans le doute, jettent un dé.
Les doigts écorchés, sans doute, dessinent un masque. À chacun son tour. À l'esprit, s'il en est, de formuler quelque règle...

– Comment se fait-il que vous le sachiez et que je ne le sache pas?
– Ce que vous savez... vous ne le savez point...
– J'ignore ce que j'ignore et je n’ignore point tout ce que je sais... mais sais -je vraiment tout ce que je sais? Serait-il possible que j’ignore tout ou partie ce que je sais...
– C'est cela.
– C'est parfaitement impossible!
– C'est paradoxal!
– Mais, comment se fait-il que vous n'ignoriez pas tout cela?
– Ou... en d'autre termes: comment se fait-il que vous sachiez tout cela?
– Cela s'est fait en tous points de manière identique à la vôtre...
– Vous me rassurez et m'inquiétez... les deux à la fois... 



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