mardi 31 décembre 2024

 

 

 

 

 – Pressez-vous ! Nous n’avons pas tout le temps du monde, bien que le monde lui-même semble en posséder à l’infini.
– Si jamais il subsistait en moi une sorte d’espoir naïf, une illusion que nous pouvions encore partager une vérité, une vision commune, je sens cet espoir vaciller.
– Ce n’est pas tant une capitulation qu’une prise de conscience: cette illusion d’un compagnonnage harmonieux, d’un alignement parfait, était peut-être un mirage depuis le départ. Et pourtant, dans cet effondrement apparent, quelque chose de neuf émerge. Car voyez-vous, la rupture elle-même est un mécanisme évolutif. Elle n’est jamais absolue, tout comme aucune harmonie n’est permanente. Le monde, à l’image de la nature, ne se fige pas. Ce qui semble stable est en réalité une danse infinie de variations et d’ajustements, un équilibre précaire qui n’existe qu’en mouvement. Là où il y a dissonance aujourd’hui, il peut y avoir résonance demain, et cette résonance, à son tour, engendrera de nouvelles dissonances. Ainsi va la vie. Chaque instant porte en lui le germe du changement, et dans cette capacité à changer réside la véritable essence de la survie. La nature elle-même, comme le disait Darwin, est le théâtre de ces oscillations: les espèces apparaissent, s’adaptent, s’éteignent, et, parfois, laissent derrière elles des traces imperceptibles, des nuances qui transforment lentement mais inexorablement l’univers vivant. Ce que nous appelons "nuance" n’est rien d’autre que l’empreinte laissée par des millions d’essais et d’erreurs, des adaptations si subtiles qu’elles échappent souvent à notre compréhension immédiate.  




– Le monde entier est un théâtre, dites-vous, où nous ne serions que des comédiens…  
– Oui, mais si cela est vrai, alors ce théâtre lui-même n’est pas une création figée. Il évolue avec ses acteurs. Les planches sur lesquelles nous marchons craquent sous nos pas, s’ajustent à nos mouvements, se réorganisent à chaque chute et à chaque geste. Les coulisses regorgent de mécanismes invisibles, d’engrenages que nous ne voyons pas mais qui, comme la sélection naturelle, façonnent notre environnement et nos rôles.  
– Mais alors, si ce théâtre n’est pas figé, une question se pose.  
– Quelle serait cette question ?  
– Qui a construit ce théâtre ? Qui écrit et dicte l’histoire que nous jouons ?  
– C'est là que réside le véritable mystère. Peut-être n’y a-t-il ni auteur, ni architecte, ni dramaturge tout-puissant. Peut-être le théâtre s’est-il construit de lui-même, un acte d’émergence lente, un édifice modelé par les forces du hasard et de la nécessité, par les interactions infinies et imprévisibles des éléments qui le composent. Nous cherchons une intention, une main guidant l’histoire, mais peut-être cette main n’existe-t-elle pas, ou plutôt, elle est celle de l’univers lui-même, ce vaste système où tout interagit, évolue, s’adapte, sans jamais atteindre un état final.  
– Nous jouerions nos rôles, non pas parce qu’ils nous ont été donnés, mais parce qu’ils sont la seule réponse possible, dans l’instant, aux conditions qui nous entourent. Le texte change au fil du temps; il est réécrit par les pressions du moment, par l’imprévisible, par nos propres choix. Et nous, nous sommes autant les acteurs que les spectateurs, tantôt conscients du processus, tantôt emportés par lui.  
Alors la véritable question n’est peut-être pas "Qui écrit l’histoire?" mais plutôt: Comment cette histoire continue-t-elle à s’écrire, et quel rôle voulons-nous y jouer?



 

 

 

 
«Chaque fois qu'un homme a fait triompher la dignité de l'esprit, chaque fois qu'un homme a dit non à une tentative d'asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte.»

FrantzFanon, Peau noire, masques blancs, Points Essais


 

 

 

 

– L’imperceptible distance qui sépare la réalité de la folie n’est rien d’autre qu’un consensus tacite, une convention sociale partagée, cette illusion que nous appelons vérité. Si, tout à l'heure encore, il m’avait semblé que nous avions un accord sur ce point, c’est que je ne voyais pas encore, avec la clarté qui m'habite à cet instant, que ce que nous appelons «accord» n’est que l’expression d’une vision partagée, éphémère, fragile. Nous nous accrochons à cette illusion du consensus, mais la vérité, le monde, l'être, eux, ne cessent de changer, de se soustraire à toute prise. Ce n'est pas un changement brusque, mais un mouvement constant, invisible, imperceptible. L'illusion de la stabilité est notre poison le plus doux, le plus dangereux. Et ce qui me paraissait encore, tout à l'heure, un accord, un terrain commun sur lequel nous pourrions nous rencontrer, n’est en fait qu'un mirage. Non seulement les choses ont changé, mais elles changent sans cesse, et ce qui nous semblait être un instant figé est en réalité un flux continu. Venez, vite pendant il est encore temps de se mettre à l'abri.

– Mais... d'abris il n'y a point!

– C'est à nous de le construire...

 

Divine providence
 Épisode 58



Une barrière infranchissable, invisible mais dense, s’était dressée entre nous. Elle n’était ni tangible ni volontaire, mais semblait porter en elle le poids d’une responsabilité qui nous dépassait. Nous restâmes là, face à face, séparés par une distance que nul pas ne pouvait combler, comme si l’essence même de cette rencontre exigeait le silence. L’étrangeté de l’instant nous interpellait : qu’avions-nous à faire de cette lumière misérable, vacillante à nos pieds, sinon reconnaître qu’elle nous appelait tous deux?  
Nous nous mîmes en mouvement, lentement, comme deux êtres liés par un même mystère, mais emprisonnés dans une méfiance mutuelle. Je remarquai, presque imperceptiblement, que mes gestes différaient des siens, comme si une temporalité autre animait son corps. Ces légers décalages me troublaient, non parce qu’ils trahissaient une opposition, mais parce qu’ils révélaient l’altérité fondamentale de cet autre visage, pourtant si proche du mien. Ce qui semblait d’abord familier devint lointain, étranger.  
Ces écarts, d’abord infimes, prirent de l’ampleur. Ils étaient comme les mots d’une langue étrangère, dont le sens m’échappait encore mais dont je pressentais qu’ils contenaient la clé d’une compréhension essentielle. Une pensée me traversa, presque honteuse dans sa simplicité:  
– Si je parviens à le comprendre avant lui, je pourrai m’emparer de la lumière.  

 


 
Chacun de nous essayait d'être le plus malin.Et ainsi commença un étrange ballet, une succession infinie de stratégies, d’attentes, de feintes. Nous avancions, nous reculions, nous contournions les parois rougeoyantes qui nous enfermaient dans ce théâtre absurde. Et pourtant, chaque fois que l’un de nous tendait la main vers la luciole, l’autre était déjà là. Ce n’était pas une véritable confrontation, ni une lutte ouverte. L’autre main n’était pas tout à fait "autre" ; elle portait en elle une familiarité troublante, un écho du même.  
C’est alors qu’une hypothèse, étrange et insistante, surgit en moi. Elle n’était pas de mon cru, comme si elle venait d’ailleurs, mais elle me parlait avec une voix douce et persuasive, comme une confidence inattendue:  
– Et si cette lumière n’était pas destinée à être saisie? Je fus pris d’un vertige. Cette pensée me surprit, comme si elle révélait une vérité que je m’étais efforcé d’ignorer. Pourquoi devais-je, moi, être le lieu de cette question, le siège de cette aliénation? Quel rôle jouais-je dans cette histoire, sinon celui d’un intermédiaire, d’un hôte destiné à accueillir ce qui le dépasse et l’interroge?  
Tant que le jeu restait un jeu, l’angoisse pouvait se tenir à distance. Mais le Colonel, cet enfant prisonnier d’un uniforme, semblait sentir qu’un piège s’était refermé sur lui. Ce n’était plus un simple jeu, mais une farce cruelle où il avait l’impression que la lumière elle-même se jouait de lui.  
– Et pourtant, n’était-ce pas là l’essence même de l’altérité? La lumière, tout comme cet Autre face à moi, ne pouvait être réduite à un objet à posséder. Elle restait irréductiblement autre, une présence qui échappait à mes tentatives de l’appréhender, et qui, par là-même, m’invitait à dépasser mes propres limites. Au fond, cette rencontre n’était pas une lutte, mais une épreuve. Une épreuve où la possibilité même de ma liberté se mesurait à ma capacité à reconnaître l’Autre dans son irréductible différence.
 

La très véridique histoire du colonel Ortho
Éditions "De te fabula narratur " 
 
 
 
 



lundi 30 décembre 2024


«Un vent d'est chaud et terrifiant qui vient à intervalle de générations enflammer la région, et les gens fuient sa colère dans les grottes et les crevasses, mais même là, il rattrape ceux qu'il veut, les fauteurs d'injustices et de cruautés, et là, dans les crevasses des rochers, il les tue, un par un. Après un tel jour, le pays sera recouvert de cadavres. Les rochers seront blanchis par le feu et les montagnes se réduiront en une poussière jaune qui se posera sur la terre comme du coton jaune.»

David Grossman, Le vent jaune, Seuil 




– Voyez-vous, la plus infime différence ou le plus petit des événements peuvent indure un changement, un écart si subtil qu'il pourrait passer inaperçu, et pourtant il suffit à fonder une nouvelle réalité. Ce qui est insignifiant, en apparence, peut être exploité dans ses moindres recoins, car l'éternel mouvement du devenir n’est que cela: un enchaînement de petits frissons, de soubresauts invisibles, créant des mondes et en détruisant d'autres. Ce n'est pas le grand bouleversement qui fait l'histoire, mais la discontinuité discrète, ce qui change à chaque instant sous nos yeux sans que nous le sachions. Il suffirait d'un souffle, d'un clin d’œil du destin, pour que tout bascule, même la plus petite des victoires… 


– Ainsi, regardez-nous, il suffirait que notre image, telle qu'elle paraît sur cette page, soit saisie à l'instant d'avant ou d'après pour que celui qui la contemple l'interprète différemment. N'est-ce pas là la quintessence du jeu de perspectives ? Un seul mouvement, un seul changement d'angle, et ce que l’on croyait stable devient fluide et multiple. Tout ce que nous appelons vérité, toutes ces vérités que nous brandissons comme des bannières, ne sont en réalité que des ombres projetées selon la lumière du moment. 


– Comment cela?


– Eh bien, il suffirait qu’on prenne l’image depuis un autre côté, qu’un autre regard se pose sur elle, pour que l'on puisse interpréter ce que l’on voit avec une toute autre grille de lecture. Si ce regard est orienté par la mauvaise foi, ou par l’illusion de l’opinion, nous pouvons transformer une banalité en un drame. Tout devient interprétable, et cette interprétation, distillée comme un poison, devient réalité. La frontière entre le vrai et le faux, le juste et l'injustifiable, s'efface sous le poids du moindre changement d'angle. C’est là que réside la tentation, et souvent la tragédie: croire que l'image est un objet stable, alors qu’elle est mouvante, sujette aux lois de la perspective et de l'instant.


– Mauvaise foi aidant... en effet. Mais n'est-il pas exact qu'il existe une logique plus profonde, une équivalence qui fait qu'à chaque renversement des termes d’une équation, l'équilibre persiste, tout en restant dynamique, vivant? Le système ne se brise pas pour autant, il s'ajuste. Mais n'est-ce pas là la condition même du devenir ? De l'essence qui ne cesse de se redéfinir dans l'intervalle des mouvements, des instants, des « variations » infinies ?



 
 


 "l’épouvantable horreur dont je fus consterné ne renversa point tellement les facultés de mon âme, que je ne me sois souvenu depuis de tout ce qui m’arriva dans cet instant."

Cyrano de Bergerac, L'autre monde ou les États & Empires de la Lune

 


Celui qui voit peut être vu…
«Supposez quelqu’un qui ne vous soit pas radicalement autre, qui vous soit entièrement transparent, constitué en quelque sorte de vos propres rayons du monde  […].

Vous ne pourriez l’aimer ni le haïr parce que,
faute de résistance et d’opacité,
vous le traverserez sans rencontrer personne;
il ne serait pas.»*

Ainsi, cherchant la caverne, sous un ciel menaçant, face à l’Âne, Pinocchio, l’Autre, est-il une sorte de miroir transparent... Cependant, d'une manière qu'il ne connait pas, il sait la présence de l'autre qui est en lui. Et plus encore il sait en jouer... et, sans rien montré de sa chute vertigineuse, il n'oublie pas de chanter:

– Riez, chantez, soyez heureux, vous aussi, mais n'oubliez pas qu'une part de vous-même pourrait ne pas être connue de vous... Voyez-vous, la plus infime différence induit un changement, un écart si subtil qu’il pourrait passer inaperçu, et pourtant il suffit à fonder une nouvelle réalité. Ce qui est insignifiant, en apparence, peut être exploité dans dans ses moindres détails, car l’éternel mouvement du devenir n’est que cela: un enchaînement de petits frissons, de soubresauts presque invisibles, créant des mondes et en détruisant d’autres… 


* H. Maldiney, Penser la folie


Divine providence
 Épisode 56




Sans qu’il sache qu’elles étaient des projections de lui-même et sans qu’il puisse savoir pourquoi, les ombres dansantes effrayaient le Colonel. Une petite voix, qu'il lui était impossible de ne pas entendre, lui disait qu'il allait devoir les affronter. Il se mit à faire comme elles. S’il soulevait lentement les bras, comme en réponse l'ombre battait des ailes comme un oiseau gigantesque. Il accélérait le mouvement, elle faisait pareil... Le Colonel était un homme intelligent, il comprit très que les deux mouvements étaient liés. Cependant quelque chose clochait...
– Quelle source lumineuse projette cette ombre ? La seule qui soit capable de le faire est tombée à l'horizon devant, et non derrière moi. De ce fait, elle ne peut agir avec moi que dans l'autre sens...
Quelque chose clochait encore dans son raisonnement... Non seulement il avait oublié qu’il avait tenu la luciole entre ses mains… mais…


 Le Colonel n'était pas au bout de ses surprises. Au moment même où il devenait sûr qu'il ne pouvait être la cause et l'effet, l'explication surgit... Simple et irréelle...


La très véridique histoire du colonel Ortho
Éditions "Desipere in loco"

 

dimanche 29 décembre 2024

 

«… ce qui est vraiment irrationnel et qui n’a pas vraiment d’explication, ce n’est pas le mal, au contraire: c’est le bien. »

Imre Kertész, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas.

 

 


 
En chemin, tandis qu’ils progressaient lentement sur le sentier obscur menant à l’entrée de la caverne, les deux marionnettes, ombres animées par une volonté qui n’était pas tout à fait la leur, entamèrent un dialogue troublant, comme si leurs paroles jaillissaient d’une source plus profonde qu’elles-mêmes.
– Sommes-nous, oserais-je dire, le fruit d’une expérience?
La voix de l'Âne empreinte d’une inquiétude presque palpable.
– Cette question, n’importe qui pourrait la poser. Elle n’a rien de singulier en elle-même, et pourtant, elle est comme un gouffre.
– Ce que j’essaie de dire… ou plutôt de comprendre, c’est ceci... existe-t-il une possibilité, même infime, de dépasser cette expérience ou même de la transcender?
L’un et l'autre restèrent pensifs un moment, les fils imperceptiblement tendus, comme si le poids même de la question les tiraient vers un abîme intérieur.
– Je ne saurais affirmer avec certitude, murmura Pinocchio, l'Autre, mais il me semble que oui. Non pas parce que je le sais, mais parce que quelque chose en moi – un pressentiment, une simple pensée peut-être – me pousse à croire qu’il est possible d’aller au-delà.
– Mais alors, n’est-ce pas cela que notre créateur appelle foi? Ou pensée? Et dans ce cas, est-ce véritablement un savoir, ou seulement une ombre du savoir, un reflet tremblant dans l’obscurité?
– Pourquoi poser de telles questions?
– Parce que j’ai besoin de savoir!
– Ce besoin est aussi en moi comme une flamme, une exigence impérieuse qui ne veut ni faiblir ni s’éteindre. Je ne peux pas croire qu'il n'y ait rien d'autre que notre servitude...
Un silence suivit cette déclaration. Un silence lourd et chargé de sens qui semblait échapper aux mots.
– Vous avez peut-être raison. Peut-être que ce besoin est la signature même de notre réalité – ou ce qui en tient lieu. Mais un besoin, voyez-vous, ne crée point un savoir. Il ne fait que creuser davantage le vide en nous, un vide que seule une illusion temporaire peut combler.– Vous n’aviez point besoin de me le faire savoir !
– Peut-être pas... mais alors, voyez comme nous sommes enfermés : même dans notre quête de vérité, nous sommes prisonniers de ce qui semble être notre histoire, guidés par des forces que nous ne comprenons pas. Et pourtant, nous marchons, toujours. Pourquoi?
– Parce qu’au fond, répondit Pinocchio, l'Autre, peut-être espérons-nous qu’un jour, au-delà des ombres et des fils, invisibles mais bien présents, nous pourrions toucher quelque chose de réel.
– Vous avez peut-être raison… mais un besoin ne crée point un savoir…
– Vous n’aviez point besoin de me le faire savoir!
 
 
Ils continuent leur chemin, silencieux à présent, tandis que dans l’obscurité autour d’eux semblaient résonner quelques échos de leurs questions sans réponse.
 


Divine providence
 Épisode 55 (suite)




 
Épuisé par une lutte incessante, par des jours et des jours passés à tendre ses mains vers la lumière fugitive de la luciole, le Colonel gisait, vaincu, son souffle lourd comme celui d’un cosmos en sommeil. La clarté qu’il cherchait semblait insaisissable, une essence mouvante qui échappait toujours à sa prise, laissant dans son sillage une amertume plus profonde que les abysses.
Mais voici qu’elle surgit à nouveau, dans un mouvement dansant et joyeux, une flamme ailée vibrant dans le grand théâtre de la nuit. Elle s’approcha, téméraire, ignorant peut-être les mains avides qui se tendirent vers elle. Et le Colonel, incapable de résister, la captura. Entre ses mains, il la tenait enfin, la lumière qu’il avait tant désirée.
Et soudain, comme frappé par un décret des dieux, tout s’assombrit. La clarté qu’il croyait posséder s’éteignit, remplacée par une obscurité plus épaisse encore. Le Colonel ouvrait et fermait ses mains, cherchant à raviver ce qui ne pouvait plus être. Mais rien ne revint. Rien que le vide et l’écho sourd de son propre désespoir.
Là où il avait cru saisir l’éclat, il ne trouva que l’ombre – une ombre qui semblait dévorer tout ce qui l’entourait. La lumière, par son absence, révélait la profondeur insondable des ténèbres, comme si le cosmos lui-même, par jeu ou par ironie, avait décidé de se draper d’un voile plus épais.
Une autre lueur, faible et tremblante, apparut parfois dans l’obscurité. Mais au lieu de dissiper la nuit, elle amplifiait l’angoisse, engendrant des ombres qui s’étiraient en formes inquiétantes, semblables à celles d’un monde sans harmonie, où l’être vacille au bord du néant.
Depuis que, par sa propre main, la luciole s’était évanouie, le Colonel se trouva pris dans un paradoxe: loin de s’être rapproché de la lumière, il semblait avoir appelé à lui des ténèbres encore plus vastes.
— Comme sur la lune…, murmura-t-il, méditant sur ce mystère, car il ne comprenait pas encore que ce qu’il avait cherché à retenir devait être libéré. Ses mains fermées, creusets de son désarroi, portaient encore le secret de la lumière. Mais il était incapable de concevoir que la clarté ne jaillit que dans l’ouverture, que ce qui est saisi s’éteint, et que dans le lâcher-prise seul, la lumière renaît.
Ainsi, le Colonel restait figé, comme un fragment d’univers oublié, prisonnier du conflit éternel entre lumière et obscurité, incapable de voir que ce n’était pas dans la capture, mais dans l’offrande, que se dévoile l’éternité.
 



La très véridique histoire du colonel Ortho
Éditions "De profundis clamavi"

 

 

 


 – En un tour de main tout peut changer...
– Comment cela peut-il se faire? Est-ce l'effet de notre émerveillement... de votre bâton magique... ou le voile qui se déchire..?
– C'est selon le bon vouloir de notre créateur... mais, indépendamment du pouvoir de notre maître, il existe des choses contradictoires qui s’opposent, mais aussi se pénètrent…
– Pourriez-vous m’en dire plus à propos de cette caverne dont vous parliez hier…
– Venez, j’ai quelque chose à vous montrer.

 

Divine providence
 Épisode 55




Insensiblement la voix s'était mise à chanter et nous enveloppait curieusement. Le chant semblait surgir de partout à la fois et pourtant le Colonel avait le sentiment que le chant se dédoublait, semblant lui parvenir tout autant de l'endroit où il allait que de l'envers d'où il venait...





La très véridique histoire du colonel Ortho
Aux éditions "sanctum sanctorum "

samedi 28 décembre 2024

 

 


 

– Si quelque esprit curieux ou téméraire s’aventurait à pénétrer l’univers singulier du Colonel, ou le nôtre, il ne pourrait échapper à certaines pensées troublantes. Cet intrus, inexorablement, se heurterait à l’impression déroutante d’un monde cloîtré, où tout semblait s’écouler dans un autre registre de la réalité. Ce monde, il le percevrait comme une caverne insondable, et il verrait le Colonel lui-même tel un prisonnier, figé face à la paroi d’ombres mouvantes, incapable de tourner son regard ailleurs.

– Ces ombres, les siennes pourtant, dansaient au gré des mouvements confus de ses mains, éclairées par une flamme intérieure, comme une vérité qui brûle sans jamais éclairer pleinement. Mais qu’était cette lumière? Une illusion? Un rappel cruel des choses hors d’atteinte?

– Et si quelqu’un, animé par un zèle tragique, s’avisait de le libérer, de le guider vers l’entrée de cette caverne, il en douterait encore, pensa-t-il. Il se débattrait contre cette vérité, aveuglé par sa lumière soudaine, incapable de croire qu’il n’avait vu jusqu’ici que des ombres éphémères d’une réalité qui le dépasse.

– Et si ce même visiteur, s’avisait de nous libérer et de nous guider vers l’entrée de ce qu'il appelle caverne, en douterions-nous aussi? Nous débattrions-nous aussi, aveuglés par une lumière soudaine? Serions-nous incapable de croire que nous n'avons vu, jusqu’ici, que des ombres éphémères d’une réalité qui nous dépasse?

 

 

Divine providence
 Épisode 54






Le temps passait. Le Colonel arpentait.
Étrangement, ce qu'il prit pour une luciole virevoltait autour de lui, semblant chercher, si ce n'est le contact, du moins un certain rapprochement. Fasciné, le Colonel, comme absent, suivait du regard les imprévisibles volutes de ce petit être auréolé de sa propre lumière.

 

Presque instinctivement, mais d'un geste lent et mesuré, le Colonel tendit la main vers la lumière. À peine avait-il esquissé son geste que la petite Luciole, tel un astre au couchant, disparut au loin, derrière l'horizon. Le temps passait, silencieux et insidieux. Il glissait entre les doigts du Colonel comme l'eau d'un fleuve qu'on contemple sans pouvoir la retenir. Le Colonel arpentait ce territoire indéfini, un espace à la fois familier et étranger, où l'étrange pouvait, avec l'habitude, se confondre avec le quotidien. Ses pas, pourtant mesurés, semblaient se perdre dans l'infini. Le sol sous ses bottes était devenu une surface indistincte, une abstraction qu'il foulait sans y prêter attention, comme si son corps agissait indépendamment de sa pensée. Il marchait, mais il ne savait pas où il allait, ni pourquoi il y allait. Il marchait parce qu'il était là, et que c'était tout ce qu'il savait.

Et puis, soudain, il y eut ce mouvement dans l'air, une lumière pâle, fragile, qui perça l'obscurité ambiante. Le Colonel crut d'abord que ce n'était qu'une illusion, le simple produit d'une fatigue excessive ou d'une pensée trop lourde. Il secoua la tête, comme pour chasser ce phénomène. Mais non, la lumière persistait. Elle vacillait, comme une flamme qu'on ne parvient pas à éteindre, une petite lueur dansante dans le vaste noir du monde. Il la distingua alors, plus nettement, dans un frémissement fugace: une luciole. Une créature si fragile, si éphémère, qu'elle semblait appartenir à un autre monde, un monde où le temps n'était ni mesuré ni comptabilisé. Un monde où la lumière n'était qu'un instant, un souffle, une étincelle.
Fasciné, le Colonel, dans un état presque hypnotique, suivait du regard les volutes imprévisibles de ce petit être. Sa lumière oscillait entre les ombres, ondulant dans l'air comme une pensée éphémère, un désir inexpliqué qui se formait et disparaissait sans qu'on puisse en saisir l'essence. Le Colonel se sentait à la fois observateur et observé, pris dans une danse silencieuse entre lui et la lumière, entre sa conscience et ce qu’il croyait être un phénomène extérieur. L'instant, en équilibre insoutenable, semblait suspendu dans une sorte de temporalité irréelle. Chaque mouvement de la luciole marquait un temps qui n’existait plus, un instant sans passé, sans avenir.

 
 


La très véridique histoire du colonel Ortho
Aux éditions "Lucidus ordo"


vendredi 27 décembre 2024

 

Divine providence
 Épisode 53 (Suite)

 

 


 

Le Colonel, les doigts tendus, suspendus dans le vide, resta là, un instant figé, sans savoir s’il avait réellement touché quelque chose ou si tout cela n’était qu’un simple mirage. Un battement de cœur, un souffle, une fraction de seconde d’incertitude, et l’obscurité semblait l’avoir englouti à nouveau.

Il se sentit étrangement vidé, comme si la luciole avait emporté avec elle quelque chose d’indicible, quelque chose qui n’appartenait qu’à lui et qu’il ne pouvait plus rattraper. La lumière était partie, et avec elle, une partie de lui-même. Était-ce la luciole qui l’avait fasciné, ou bien était-ce la recherche de cette lumière qui, inlassablement, semblait marquer ses pas dans ce monde sans certitude ?
Le Colonel se tenait là, dans l’obscurité retrouvée, ses yeux cherchant encore la lueur perdue, son esprit une fois de plus pris dans la spirale de la quête, une quête sans fin, sans but précis. Il savait, dans un coin de son esprit, que cette lumière n’était qu’un symbole, qu’un reflet des aspirations humaines : le désir d’atteindre l’impossible, de saisir ce qui fuit. La lumière de la luciole n’était que la représentation de cette vérité inaccessible, une vérité qu’il poursuivait depuis toujours et qui ne pourrait jamais être complètement saisie.
Dans le silence qui suivit la disparition de la lumière, une question s’éleva en lui, aussi vieille que le monde :
– "Pourquoi cette quête incessante? Pourquoi cette recherche de ce qui, par nature, doit nous échapper?"
Le Colonel n’eût pas de réponse. Il n’eût jamais de réponse. Mais il savait, d’une manière qui n’était ni rationnelle ni logique, que cette absence de réponse était la seule vérité qu’il pouvait accepter. Ce n’était pas la lumière qu’il cherchait, mais la quête elle-même. Il se tourna alors, les yeux toujours pleins de cette lumière disparue, et reprit sa marche.
 

 

 

 

Divine providence
 Épisode 53

 


 

 

... Et pourtant, de la douloureuse réalité de son ignorance, le Colonel en était conscient.

Comme si la luciole, en créant sa propre lumière, venait effacer tout ce qui existait en dehors d'elle, tout ce qui était déjà, tout ce qui serait… ou ce qui pourrait être…

Le Colonel se laissa envahir par une étrange sensation de perte. Il se sentait presque comme une absurdité, réduit à ce simple regard, à cette quête d’une lumière fuyante. Chaque mouvement de la luciole, aussi insignifiant soit-il, semblait signifier quelque chose de plus grand, quelque chose de bien au-delà de ce qu’il pouvait comprendre. Que cherchait-il, au fond? Pourquoi cette obsession, cette fascination? Était-ce seulement la beauté fragile de cette lumière, ou bien cherchait-il à se retrouver dans cette lueur, à s’accrocher à quelque chose d’immuable dans ce monde en perpétuel changement?
Presque instinctivement, mais d'un geste lent et mesuré, il tendit la main vers la lumière. Il savait que ce geste était inutile. Il savait que la luciole, dans sa danse incertaine, allait bientôt disparaître, tout comme le souffle d’un vent. Il tendait la main comme un geste de prière, comme un dernier espoir de saisir quelque chose qui, en réalité, lui échappait toujours. La lumière s’éloigna, imperceptiblement au début, mais avec une certitude croissante. Elle ne se dérobait pas par arrogance, mais par nature. Elle n’avait aucune intention de fuir. Elle était simplement faite pour disparaître, pour se fondre dans l’éther.
Et là, comme à l’horizon tout disparaît, la petite luciole, telle un astre au couchant, elle aussi, se dissipa lentement dans le vide. Une absence se fit sentir. L’espace, qui quelques instants auparavant avait été traversé par la lumière de la luciole, se retrouva plongé dans une obscurité plus profonde, plus tangible.

jeudi 26 décembre 2024


Divine providence
 Épisode 52 (Suite)

Rien n’est donné qui ne soit gagné… Rien n’est gagné qui ne soit donné…


Ce chant que le Colonel entendait, il commençait à s’en douter, n’était pas seulement la résonance de l’espace qui l’entourait, mais aussi la résonance de son âme, égarée, fragile, qui, dans son désir d’atteindre un sens, se noyait dans l’infinité des possibles. Mais quelle était la réalité de ce chant ? Était-ce le seul moyen qu’avait trouvé l’existence pour se manifester à lui, ce chant? Et si ce chant n’était qu’une illusion parmi d’autres, une illusion d’une vérité qui, elle, demeurait inaccessible?
Il se tourna de nouveau vers Fidèle, cherchant des réponses dans les yeux du chien. Mais Fidèle, dans son silence, ne pouvait que lui offrir ce regard sans fin, comme une réponse à la fois apaisante et pleine d’interrogations. Le Colonel Ortho s’enfonça un peu plus dans cette pensée:
– Et si je n'étais qu’un écho de cette voix qui m’accompagne? Et si ce monde, tout ce que je crois voir, n’était qu’un rêve qui se dérobe au fur et à mesure que je tente de le comprendre?
Dans l’ombre croissante, il se sentit de plus en plus tiraillé entre l’illusion d’un savoir et la douloureuse réalité de son ignorance.




 


Divine providence
 Épisode 52




Insensiblement, sans effort, mais sans qu'il sache s'il s'agissait réellement de sa voix, le Colonel Ortho sentit un murmure sourdre en lui, un chant étrange et presque imperceptible parcourait sa peau en tous sens et traçait lentement un chemin à travers son être. Cette voix, au début si discrète, sembla se frayer une place dans le vide environnant, se mêlant aux échos du monde sans nom dans lequel il se trouvait plongé. Elle se déployait sans raison apparente, comme si elle naissait du même néant que celui qui l'entourait. D'abord, il la crut lointaine, presque étrangère, mais bientôt, elle devint si intime qu'il se demanda si c'était vraiment lui qui chantait. Ou bien était-ce cette vaste profondeur, ce gouffre sans nom dans lequel il s'était aventuré, qui faisait chanter sa voix comme un instrument qui lui appartenait, mais dont il ignorait les cordes et les touches ?
Le chant, doux et fluide comme une brise légère, semblait surgir de partout à la fois, impossible à localiser, omniprésent. Il envahissait l’espace comme une brume, se glissant dans chaque fissure de la réalité, effleurant chaque chose, sans que jamais un point précis ne fût identifié comme sa source. Le Colonel, plongé dans l’intensité du moment, se rendit compte que le chant se dédoublait, qu’il se répercutait dans une étrange danse entre l’avant et l’arrière, entre l’ici et l’au-delà. Il lui semblait que le chant lui parvenait tout autant de l’endroit où il avançait que de l’endroit d’où il était parti, comme une boucle infinie dans laquelle il était pris sans pouvoir s’en échapper.
Cela ne semblait pas être une seule voix mais plutôt deux... Ou peut-être plus encore. Une voix qui semblait s’échapper de son propre corps, et une autre, plus ancienne, plus en retrait, qui semblait venir d’un autre temps, d’un autre lieu. Les deux se superposaient, se confondaient et s’éloignaient l’une de l’autre dans un enchevêtrement presque insoutenable. Et il se demanda, perdu dans cette perception étrange, si la voix qu’il entendait n’était pas une projection de son âme elle-même, errant dans un espace que ni le corps, ni l’esprit ne parvenaient à comprendre.
Un doute insistant s’installa alors. Était-ce vraiment lui qui chantait ? Ou bien était-ce le chant de cette étrange réalité, cette abstraction informe, qui, comme une marée, l’avait pris dans son flux ? L’idée d'un double chant se fit plus précise. Il avait l’impression de vivre dans une division de soi-même, un espace où il devenait simultanément acteur et spectateur de son propre être. La conscience qu’il avait de lui-même se fracturait, et, dans cette fracture, le Colonel sentit un malaise grandissant, presque insupportable, mais en même temps une forme de reconnaissance : il était là dans cet instant, mais il n'était pas tout entier là. Il était perdu, mais il était aussi celui qui cherchait à se retrouver.
Le chant, dans toute sa fluidité, semblait s’être détaché de toute forme de temporalité. Il se déployait sans début ni fin, ni direction. Le Colonel était saisi par une inquiétante sensation d’éternité, comme si ce qu’il vivait ne correspondait pas à un événement limité, mais était la transposition de quelque chose d’immuable. L’espace autour de lui semblait se distendre, se dilater à l'infini, et les sons, devenus de plus en plus éthérés, se mêlaient à une lumière diffuse qui semblait surgir de nulle part. Cette lumière, faible, mais persistante, semblait rendre tout chose irréelle. Le monde alentour se dissolvait lentement, comme si les frontières de la réalité elle-même s'effondraient dans une brume incompréhensible.
– Est-ce cela… le présent?
Se demanda le Colonel, un frisson de vertige l'envahissant.
– Ou bien suis-je en train de m'enfoncer dans un temps où il n'y a plus de passé… et où il n'y a plus d'avenir?
La pensée s'échappa de son esprit comme une éclatante éclat de lumière perdue, puis se perdit à nouveau dans la tourmente de son existence frémissante.
À chaque instant, il sentait la chaleur de Fidèle, son chien, qui marchait à ses côtés, ce compagnon fidèle qui, comme lui, semblait suspendu dans cet espace d'incertitude. Fidèle, toujours aussi loyal, ne disait rien, ne bougeait pas. Mais dans ses yeux, le Colonel lisait une inquiétude partagée, comme une question muette :
– Où allons-nous? Pourquoi sommes-nous là?
Le Colonel, dans son esprit, chercha à saisir ce chant qui résonnait, ce chant qui se dédoublait, se repliant et se répliquant à chaque instant. Il tenta d’organiser ses pensées, de comprendre l’essence de ce phénomène qui, à première vue, semblait avoir perdu tout sens. Mais à chaque réflexion, à chaque tentative de compréhension, l’énigme se dérobait, s’éloignant comme un mirage. Le Colonel s’efforça alors de rassembler ce qui restait de son raisonnement. Un acte de foi s’imposait: comment savoir si ce qu'il vivait, ce qu’il ressentait, n’était pas le fruit d’une illusion plus profonde ? Il était là, mais cette présence en lui, cette sensation d’être à la fois partie prenante et spectateur de son propre drame, le poussait vers une réflexion plus grande : l'existence n'était-elle pas elle-même une illusion? Une succession de moments suspendus, où l’homme ne pouvait jamais saisir la vérité, car cette vérité lui échappait toujours au moment où il croyait la comprendre ?






La très véridique histoire du colonel Ortho
Aux éditions "sanctum sanctorum "

mercredi 25 décembre 2024

 

Divine providence
 Épisode 51 (Suite)



Le colonel se tourne alors vers Fidèle, son chien, cet animal fidèle et dévoué, qui jusque-là n’avait cessé de le suivre, d’obéir, d’errer à ses côtés dans cette aventure absurde. 
–Fidèle, dit-il avec une voix teintée de doute, que sais-tu de ce Souriant ? Où se cache-t-il, et pourquoi son regard me tourmente-t-il ainsi?
Fidèle, fidèle en tout, mais dans sa grande sagesse instinctive, répondit d’une manière tout à fait inattendue, aussi déconcertante que la situation elle-même.
– Le Souriant, dit Fidèle d’une voix calme et posée, n’est pas un homme du monde d’en haut… mais deux.
Cette réponse, venant d’un chien, dans ce lieu hors de l’espace et du temps, se fit écho dans la tête du Colonel. Que signifiaient ces mots? Deux? Le Souriant n’était-il pas une entité unique, ou du moins une seule présence, une incarnation du mal ou du mystère? Deux, une dualité, une opposition entre ce qui semble et ce qui est, entre le visible et l'invisible. Ces deux, qui semblaient d’abord si insignifiants, se révélèrent comme l'énigme de toute cette situation. Le Colonel se sentit soudain pris dans un tourbillon d'incertitudes. Que voulait dire Fidèle par cette réponse? Et si cela était la clé de ce qu'il vivait, ce vertige et cette folie qu'il peinait à comprendre?
Le temps semblait suspendu. Et c’est là, dans ce moment précis de suspension, que l'esprit du Colonel Ortho, livré à lui-même, se trouvait face à l’abîme infini de son propre doute. Les mots du chien tournaient et se retournaient dans sa tête comme un mantra, un chant, un avertissement.
– Deux? Qui sont ces deux? Et pourquoi sont-ils là?
L’existence même du Colonel devenait un point de questionnement sans fin, où la vérité semblait se dérober sans cesse, mais où la quête de la comprendre prenait une intensité dévorante.
Il se rendit compte, dans cette révélation perturbante, que la réalité, celle qu’il avait connue, n’était qu’un mirage parmi d’autres. Il n'était pas certain de ce qu’il voyait. Ce qu’il entendait. Ce qu’il ressentait. Et peut-être, au fond, ce n’était même pas lui qui pensait, mais le monde qui pensait en lui. Il se laissa emporter par ce flot de pensées sans fin, incapable d’échapper à l’écho incessant du "deux".


 

Divine providence
 Épisode51



Le Colonel Ortho, jadis sûr de lui, soldat rigide et méthodique, se trouvait à ce moment là suspendu dans un abîme qu'il n’avait pas choisi, un abîme dont il n’avait ni la clé ni la fin. Là, dans cet espace que ses sens ne pouvaient appréhender, accompagné de son chien Fidèle, il se laissait glisser sans résistance, comme une barque sans gouvernail emportée par un courant invisible.
Il n’y avait rien autour de lui, ou du moins rien qu’il fût capable de comprendre. Tout semblait se mouvoir sans logique apparente, dans une agitation cyclique qui n’était que l’ombre d’un monde absent. Un vertige s’emparait de lui, l’entraînant dans une spirale dont l’origine lui échappait. Le Colonel ne savait plus où il allait, ni pourquoi il y allait. Le sol sous ses pieds semblait se dérober sans qu’il pût le prévenir. L’air autour de lui était lourd, saturé d’une sensation d’étouffement, comme si chaque inspiration l’enfonçait davantage en une invisible matière.
En compagnie de son chien Fidèle, il est tombé dans des profondeurs infinies qu'il ne connait pas.
Il entend une voix dont il ne peut identifier l'origine...
 
 

 
Un murmure… Une voix… Cette voix, faible et lointaine, se faisait entendre sans qu’il pût en saisir les contours. Elle flottait dans l’air, comme un écho venu d’un autre monde, et pourtant, il la sentait si présente, comme un poids suspendu au-dessus de lui. Il tourna son regard dans toutes les directions, cherchant une source, mais la lumière semblait se dérober elle aussi, s’effaçant derrière des ombres mouvantes, déformées par un espace qui n’était ni ici, ni là.
"Des mots... tout cela n'est rien que des mots..." Ces mots, étranges, comme un souffle de vent sur une mer calme, vinrent percuter sa conscience, mais leur signification, ou peut-être leur insignifiance, le laissa dans un état d’indifférence apparente. Ce murmure n’était qu’un lointain reflet de quelque chose de plus grand, d’une réalité qui ne pouvait être saisie qu’à travers le prisme d’une abstraction dont il n’était plus certain de comprendre le sens.
Dans cette euphorie étrange qui montait en lui, il perdait tout repère, il oubliait la solidité du monde extérieur, et se laissait emporter, comme un rêveur suspendu au fil de ses propres pensées. Le chant mystérieux – ou était-ce un bruit d’aucune forme définissable ? – semblait l’accompagner dans sa chute infinie, l’enveloppant d’un baume apaisant, faisant disparaître ses peurs, ou plutôt transformant la peur elle-même en une sensation presque agréable, comme une caresse brutale du destin. Il se laissait guider, sans lutter, presque heureux de cette immersion dans l’inconnu. Mais cela ne dura qu’un instant.
Il tenta de faire le point, se saisissant de ce qui restait de logique en lui. Son esprit cherchait à s’ancrer dans des certitudes, mais elles glissaient comme de l’eau entre ses doigts. "En tout état de cause", pensa-t-il, "je crois avoir perdu la mémoire, et cette perte a fait de moi ce que je suis maintenant." Il s’interrogea sur la nature de cette confusion grandissante qui l’habitait. La perte de la mémoire ? Ou bien la perte de son identité dans un tourbillon sans forme?
Le souffle qui lui manquait… il sentait son cœur battre, lentement, profondément, et chaque battement semblait écho d’un temps révolu, d’une époque où il était maître de son propre destin. Et pourtant, il était là, suspendu, dans cette fissure temporelle, où tout ce qui était, ne l’était plus.
Les mots devenaient de plus en plus déconnectés, leur sens s’échappait, et le visage du Souriant, toujours plus flou, apparut dans ses pensées. Cette figure flétrie, à la fois proche et lointaine, sa présence ajoutait des couches de confusion, et chaque apparition de ce sourire dérangeant semblait plonger le Colonel dans une profondeur encore plus insondable. "Qui est ce Souriant ? Pourquoi sa simple présence me glace-t-elle de terreur ? Qu’est-ce qu’il veut de moi ?" pensa-t-il. La panique montait en lui, mais sa voix se perdait... C'était à peine s'il entendait de misérables échos...
 
 



N'obéissant qu'à ses sens, le Colonel pénètre sans hésitation dans ce qu'il sait n'être qu'un mirage, un reflet lointain d'une réalité elliptique.
- Des mots, tout cela n'est rien que des mots...
Dans l'euphorie du moment il oublie tout. Il se laisse bercer par ce chant mystérieux, presque inaudible, qui le porte bien au-delà de ses
peurs. 








La très véridique histoire du colonel Ortho
Aux éditions "Nec mortale sonans"

mardi 24 décembre 2024

 

Divine providence
 Épisode50



 
– Qui se cache derrière ce sourire qui me glace ?


Comme une pirouette de saltimbanque, d'un mouvement désinvolte il
entrouvre la gueule de la mort au visage si joyeux et pénètre plus
avant...! "


Le Colonel Ortho, en compagnie de son chien Fidèle
est tombé dans des profondeurs infinies qu'il ne connait pas.
Il se sent un peu perdu et raconte:
– J'étais très inquiet. Je ne comprenais pas très bien ce qui m'entourait.
À vrai dire je ne savais plus du tout où je me trouvais. J'admirais Fidèle qui paraissait s'être acclimaté sans difficulté. Il était véritablement comme un poisson dans l'eau.
- Dis-moi où nous nous trouvons, Fidèle compagnon...
Il me répondit d'un ton badin.
– Nous pouvons nous trouver n'importe où. Ce qui compte c'est de chercher en jouant.
Je ne comprenais pas entièrement ce qu'il avait voulu dire. Jouait-t'il sur les mots ou bien pensait-il réellement que l'endroit où nous nous trouvions n'avait pas d'importance. Et puis il avait cette voix qui résonnait dans ma tête et qui ne me semblait venir d'un autre monde.


La très véridique histoire du colonel Ortho
Aux éditions "Nec mortale sonans"