– Pressez-vous ! Nous n’avons pas tout le temps du monde, bien que le monde lui-même semble en posséder à l’infini.
– Si jamais il subsistait en moi une sorte d’espoir naïf, une illusion que nous pouvions encore partager une vérité, une vision commune, je sens cet espoir vaciller.
– Ce n’est pas tant une capitulation qu’une prise de conscience: cette illusion d’un compagnonnage harmonieux, d’un alignement parfait, était peut-être un mirage depuis le départ. Et pourtant, dans cet effondrement apparent, quelque chose de neuf émerge. Car voyez-vous, la rupture elle-même est un mécanisme évolutif. Elle n’est jamais absolue, tout comme aucune harmonie n’est permanente. Le monde, à l’image de la nature, ne se fige pas. Ce qui semble stable est en réalité une danse infinie de variations et d’ajustements, un équilibre précaire qui n’existe qu’en mouvement. Là où il y a dissonance aujourd’hui, il peut y avoir résonance demain, et cette résonance, à son tour, engendrera de nouvelles dissonances. Ainsi va la vie. Chaque instant porte en lui le germe du changement, et dans cette capacité à changer réside la véritable essence de la survie. La nature elle-même, comme le disait Darwin, est le théâtre de ces oscillations: les espèces apparaissent, s’adaptent, s’éteignent, et, parfois, laissent derrière elles des traces imperceptibles, des nuances qui transforment lentement mais inexorablement l’univers vivant. Ce que nous appelons "nuance" n’est rien d’autre que l’empreinte laissée par des millions d’essais et d’erreurs, des adaptations si subtiles qu’elles échappent souvent à notre compréhension immédiate.
– Le monde entier est un théâtre, dites-vous, où nous ne serions que des comédiens…
– Oui, mais si cela est vrai, alors ce théâtre lui-même n’est pas une création figée. Il évolue avec ses acteurs. Les planches sur lesquelles nous marchons craquent sous nos pas, s’ajustent à nos mouvements, se réorganisent à chaque chute et à chaque geste. Les coulisses regorgent de mécanismes invisibles, d’engrenages que nous ne voyons pas mais qui, comme la sélection naturelle, façonnent notre environnement et nos rôles.
– Mais alors, si ce théâtre n’est pas figé, une question se pose.
– Quelle serait cette question ?
– Qui a construit ce théâtre ? Qui écrit et dicte l’histoire que nous jouons ?
– C'est là que réside le véritable mystère. Peut-être n’y a-t-il ni auteur, ni architecte, ni dramaturge tout-puissant. Peut-être le théâtre s’est-il construit de lui-même, un acte d’émergence lente, un édifice modelé par les forces du hasard et de la nécessité, par les interactions infinies et imprévisibles des éléments qui le composent. Nous cherchons une intention, une main guidant l’histoire, mais peut-être cette main n’existe-t-elle pas, ou plutôt, elle est celle de l’univers lui-même, ce vaste système où tout interagit, évolue, s’adapte, sans jamais atteindre un état final.
– Nous jouerions nos rôles, non pas parce qu’ils nous ont été donnés, mais parce qu’ils sont la seule réponse possible, dans l’instant, aux conditions qui nous entourent. Le texte change au fil du temps; il est réécrit par les pressions du moment, par l’imprévisible, par nos propres choix. Et nous, nous sommes autant les acteurs que les spectateurs, tantôt conscients du processus, tantôt emportés par lui.
Alors la véritable question n’est peut-être pas "Qui écrit l’histoire?" mais plutôt: Comment cette histoire continue-t-elle à s’écrire, et quel rôle voulons-nous y jouer?