mardi 31 décembre 2024

 
«Chaque fois qu'un homme a fait triompher la dignité de l'esprit, chaque fois qu'un homme a dit non à une tentative d'asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte.»

FrantzFanon, Peau noire, masques blancs, Points Essais


 

 

 

 

– L’imperceptible distance qui sépare la réalité de la folie n’est rien d’autre qu’un consensus tacite, une convention sociale partagée, cette illusion que nous appelons vérité. Si, tout à l'heure encore, il m’avait semblé que nous avions un accord sur ce point, c’est que je ne voyais pas encore, avec la clarté qui m'habite à cet instant, que ce que nous appelons «accord» n’est que l’expression d’une vision partagée, éphémère, fragile. Nous nous accrochons à cette illusion du consensus, mais la vérité, le monde, l'être, eux, ne cessent de changer, de se soustraire à toute prise. Ce n'est pas un changement brusque, mais un mouvement constant, invisible, imperceptible. L'illusion de la stabilité est notre poison le plus doux, le plus dangereux. Et ce qui me paraissait encore, tout à l'heure, un accord, un terrain commun sur lequel nous pourrions nous rencontrer, n’est en fait qu'un mirage. Non seulement les choses ont changé, mais elles changent sans cesse, et ce qui nous semblait être un instant figé est en réalité un flux continu. Venez, vite pendant il est encore temps de se mettre à l'abri.

– Mais... d'abris il n'y a point!

– C'est à nous de le construire...

 

Divine providence
 Épisode 58



Une barrière infranchissable, invisible mais dense, s’était dressée entre nous. Elle n’était ni tangible ni volontaire, mais semblait porter en elle le poids d’une responsabilité qui nous dépassait. Nous restâmes là, face à face, séparés par une distance que nul pas ne pouvait combler, comme si l’essence même de cette rencontre exigeait le silence. L’étrangeté de l’instant nous interpellait : qu’avions-nous à faire de cette lumière misérable, vacillante à nos pieds, sinon reconnaître qu’elle nous appelait tous deux?  
Nous nous mîmes en mouvement, lentement, comme deux êtres liés par un même mystère, mais emprisonnés dans une méfiance mutuelle. Je remarquai, presque imperceptiblement, que mes gestes différaient des siens, comme si une temporalité autre animait son corps. Ces légers décalages me troublaient, non parce qu’ils trahissaient une opposition, mais parce qu’ils révélaient l’altérité fondamentale de cet autre visage, pourtant si proche du mien. Ce qui semblait d’abord familier devint lointain, étranger.  
Ces écarts, d’abord infimes, prirent de l’ampleur. Ils étaient comme les mots d’une langue étrangère, dont le sens m’échappait encore mais dont je pressentais qu’ils contenaient la clé d’une compréhension essentielle. Une pensée me traversa, presque honteuse dans sa simplicité:  
– Si je parviens à le comprendre avant lui, je pourrai m’emparer de la lumière.  

 


 
Chacun de nous essayait d'être le plus malin.Et ainsi commença un étrange ballet, une succession infinie de stratégies, d’attentes, de feintes. Nous avancions, nous reculions, nous contournions les parois rougeoyantes qui nous enfermaient dans ce théâtre absurde. Et pourtant, chaque fois que l’un de nous tendait la main vers la luciole, l’autre était déjà là. Ce n’était pas une véritable confrontation, ni une lutte ouverte. L’autre main n’était pas tout à fait "autre" ; elle portait en elle une familiarité troublante, un écho du même.  
C’est alors qu’une hypothèse, étrange et insistante, surgit en moi. Elle n’était pas de mon cru, comme si elle venait d’ailleurs, mais elle me parlait avec une voix douce et persuasive, comme une confidence inattendue:  
– Et si cette lumière n’était pas destinée à être saisie? Je fus pris d’un vertige. Cette pensée me surprit, comme si elle révélait une vérité que je m’étais efforcé d’ignorer. Pourquoi devais-je, moi, être le lieu de cette question, le siège de cette aliénation? Quel rôle jouais-je dans cette histoire, sinon celui d’un intermédiaire, d’un hôte destiné à accueillir ce qui le dépasse et l’interroge?  
Tant que le jeu restait un jeu, l’angoisse pouvait se tenir à distance. Mais le Colonel, cet enfant prisonnier d’un uniforme, semblait sentir qu’un piège s’était refermé sur lui. Ce n’était plus un simple jeu, mais une farce cruelle où il avait l’impression que la lumière elle-même se jouait de lui.  
– Et pourtant, n’était-ce pas là l’essence même de l’altérité? La lumière, tout comme cet Autre face à moi, ne pouvait être réduite à un objet à posséder. Elle restait irréductiblement autre, une présence qui échappait à mes tentatives de l’appréhender, et qui, par là-même, m’invitait à dépasser mes propres limites. Au fond, cette rencontre n’était pas une lutte, mais une épreuve. Une épreuve où la possibilité même de ma liberté se mesurait à ma capacité à reconnaître l’Autre dans son irréductible différence.
 

La très véridique histoire du colonel Ortho
Éditions "De te fabula narratur " 
 
 
 
 



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