dimanche 29 décembre 2024

 

«… ce qui est vraiment irrationnel et qui n’a pas vraiment d’explication, ce n’est pas le mal, au contraire: c’est le bien. »

Imre Kertész, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas.

 

 


 
En chemin, tandis qu’ils progressaient lentement sur le sentier obscur menant à l’entrée de la caverne, les deux marionnettes, ombres animées par une volonté qui n’était pas tout à fait la leur, entamèrent un dialogue troublant, comme si leurs paroles jaillissaient d’une source plus profonde qu’elles-mêmes.
– Sommes-nous, oserais-je dire, le fruit d’une expérience?
La voix de l'Âne empreinte d’une inquiétude presque palpable.
– Cette question, n’importe qui pourrait la poser. Elle n’a rien de singulier en elle-même, et pourtant, elle est comme un gouffre.
– Ce que j’essaie de dire… ou plutôt de comprendre, c’est ceci... existe-t-il une possibilité, même infime, de dépasser cette expérience ou même de la transcender?
L’un et l'autre restèrent pensifs un moment, les fils imperceptiblement tendus, comme si le poids même de la question les tiraient vers un abîme intérieur.
– Je ne saurais affirmer avec certitude, murmura Pinocchio, l'Autre, mais il me semble que oui. Non pas parce que je le sais, mais parce que quelque chose en moi – un pressentiment, une simple pensée peut-être – me pousse à croire qu’il est possible d’aller au-delà.
– Mais alors, n’est-ce pas cela que notre créateur appelle foi? Ou pensée? Et dans ce cas, est-ce véritablement un savoir, ou seulement une ombre du savoir, un reflet tremblant dans l’obscurité?
– Pourquoi poser de telles questions?
– Parce que j’ai besoin de savoir!
– Ce besoin est aussi en moi comme une flamme, une exigence impérieuse qui ne veut ni faiblir ni s’éteindre. Je ne peux pas croire qu'il n'y ait rien d'autre que notre servitude...
Un silence suivit cette déclaration. Un silence lourd et chargé de sens qui semblait échapper aux mots.
– Vous avez peut-être raison. Peut-être que ce besoin est la signature même de notre réalité – ou ce qui en tient lieu. Mais un besoin, voyez-vous, ne crée point un savoir. Il ne fait que creuser davantage le vide en nous, un vide que seule une illusion temporaire peut combler.– Vous n’aviez point besoin de me le faire savoir !
– Peut-être pas... mais alors, voyez comme nous sommes enfermés : même dans notre quête de vérité, nous sommes prisonniers de ce qui semble être notre histoire, guidés par des forces que nous ne comprenons pas. Et pourtant, nous marchons, toujours. Pourquoi?
– Parce qu’au fond, répondit Pinocchio, l'Autre, peut-être espérons-nous qu’un jour, au-delà des ombres et des fils, invisibles mais bien présents, nous pourrions toucher quelque chose de réel.
– Vous avez peut-être raison… mais un besoin ne crée point un savoir…
– Vous n’aviez point besoin de me le faire savoir!
 
 
Ils continuent leur chemin, silencieux à présent, tandis que dans l’obscurité autour d’eux semblaient résonner quelques échos de leurs questions sans réponse.
 


Divine providence
 Épisode 55 (suite)




 
Épuisé par une lutte incessante, par des jours et des jours passés à tendre ses mains vers la lumière fugitive de la luciole, le Colonel gisait, vaincu, son souffle lourd comme celui d’un cosmos en sommeil. La clarté qu’il cherchait semblait insaisissable, une essence mouvante qui échappait toujours à sa prise, laissant dans son sillage une amertume plus profonde que les abysses.
Mais voici qu’elle surgit à nouveau, dans un mouvement dansant et joyeux, une flamme ailée vibrant dans le grand théâtre de la nuit. Elle s’approcha, téméraire, ignorant peut-être les mains avides qui se tendirent vers elle. Et le Colonel, incapable de résister, la captura. Entre ses mains, il la tenait enfin, la lumière qu’il avait tant désirée.
Et soudain, comme frappé par un décret des dieux, tout s’assombrit. La clarté qu’il croyait posséder s’éteignit, remplacée par une obscurité plus épaisse encore. Le Colonel ouvrait et fermait ses mains, cherchant à raviver ce qui ne pouvait plus être. Mais rien ne revint. Rien que le vide et l’écho sourd de son propre désespoir.
Là où il avait cru saisir l’éclat, il ne trouva que l’ombre – une ombre qui semblait dévorer tout ce qui l’entourait. La lumière, par son absence, révélait la profondeur insondable des ténèbres, comme si le cosmos lui-même, par jeu ou par ironie, avait décidé de se draper d’un voile plus épais.
Une autre lueur, faible et tremblante, apparut parfois dans l’obscurité. Mais au lieu de dissiper la nuit, elle amplifiait l’angoisse, engendrant des ombres qui s’étiraient en formes inquiétantes, semblables à celles d’un monde sans harmonie, où l’être vacille au bord du néant.
Depuis que, par sa propre main, la luciole s’était évanouie, le Colonel se trouva pris dans un paradoxe: loin de s’être rapproché de la lumière, il semblait avoir appelé à lui des ténèbres encore plus vastes.
— Comme sur la lune…, murmura-t-il, méditant sur ce mystère, car il ne comprenait pas encore que ce qu’il avait cherché à retenir devait être libéré. Ses mains fermées, creusets de son désarroi, portaient encore le secret de la lumière. Mais il était incapable de concevoir que la clarté ne jaillit que dans l’ouverture, que ce qui est saisi s’éteint, et que dans le lâcher-prise seul, la lumière renaît.
Ainsi, le Colonel restait figé, comme un fragment d’univers oublié, prisonnier du conflit éternel entre lumière et obscurité, incapable de voir que ce n’était pas dans la capture, mais dans l’offrande, que se dévoile l’éternité.
 



La très véridique histoire du colonel Ortho
Éditions "De profundis clamavi"

 

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