jeudi 26 décembre 2024

 


Divine providence
 Épisode 52




Insensiblement, sans effort, mais sans qu'il sache s'il s'agissait réellement de sa voix, le Colonel Ortho sentit un murmure sourdre en lui, un chant étrange et presque imperceptible parcourait sa peau en tous sens et traçait lentement un chemin à travers son être. Cette voix, au début si discrète, sembla se frayer une place dans le vide environnant, se mêlant aux échos du monde sans nom dans lequel il se trouvait plongé. Elle se déployait sans raison apparente, comme si elle naissait du même néant que celui qui l'entourait. D'abord, il la crut lointaine, presque étrangère, mais bientôt, elle devint si intime qu'il se demanda si c'était vraiment lui qui chantait. Ou bien était-ce cette vaste profondeur, ce gouffre sans nom dans lequel il s'était aventuré, qui faisait chanter sa voix comme un instrument qui lui appartenait, mais dont il ignorait les cordes et les touches ?
Le chant, doux et fluide comme une brise légère, semblait surgir de partout à la fois, impossible à localiser, omniprésent. Il envahissait l’espace comme une brume, se glissant dans chaque fissure de la réalité, effleurant chaque chose, sans que jamais un point précis ne fût identifié comme sa source. Le Colonel, plongé dans l’intensité du moment, se rendit compte que le chant se dédoublait, qu’il se répercutait dans une étrange danse entre l’avant et l’arrière, entre l’ici et l’au-delà. Il lui semblait que le chant lui parvenait tout autant de l’endroit où il avançait que de l’endroit d’où il était parti, comme une boucle infinie dans laquelle il était pris sans pouvoir s’en échapper.
Cela ne semblait pas être une seule voix mais plutôt deux... Ou peut-être plus encore. Une voix qui semblait s’échapper de son propre corps, et une autre, plus ancienne, plus en retrait, qui semblait venir d’un autre temps, d’un autre lieu. Les deux se superposaient, se confondaient et s’éloignaient l’une de l’autre dans un enchevêtrement presque insoutenable. Et il se demanda, perdu dans cette perception étrange, si la voix qu’il entendait n’était pas une projection de son âme elle-même, errant dans un espace que ni le corps, ni l’esprit ne parvenaient à comprendre.
Un doute insistant s’installa alors. Était-ce vraiment lui qui chantait ? Ou bien était-ce le chant de cette étrange réalité, cette abstraction informe, qui, comme une marée, l’avait pris dans son flux ? L’idée d'un double chant se fit plus précise. Il avait l’impression de vivre dans une division de soi-même, un espace où il devenait simultanément acteur et spectateur de son propre être. La conscience qu’il avait de lui-même se fracturait, et, dans cette fracture, le Colonel sentit un malaise grandissant, presque insupportable, mais en même temps une forme de reconnaissance : il était là dans cet instant, mais il n'était pas tout entier là. Il était perdu, mais il était aussi celui qui cherchait à se retrouver.
Le chant, dans toute sa fluidité, semblait s’être détaché de toute forme de temporalité. Il se déployait sans début ni fin, ni direction. Le Colonel était saisi par une inquiétante sensation d’éternité, comme si ce qu’il vivait ne correspondait pas à un événement limité, mais était la transposition de quelque chose d’immuable. L’espace autour de lui semblait se distendre, se dilater à l'infini, et les sons, devenus de plus en plus éthérés, se mêlaient à une lumière diffuse qui semblait surgir de nulle part. Cette lumière, faible, mais persistante, semblait rendre tout chose irréelle. Le monde alentour se dissolvait lentement, comme si les frontières de la réalité elle-même s'effondraient dans une brume incompréhensible.
– Est-ce cela… le présent?
Se demanda le Colonel, un frisson de vertige l'envahissant.
– Ou bien suis-je en train de m'enfoncer dans un temps où il n'y a plus de passé… et où il n'y a plus d'avenir?
La pensée s'échappa de son esprit comme une éclatante éclat de lumière perdue, puis se perdit à nouveau dans la tourmente de son existence frémissante.
À chaque instant, il sentait la chaleur de Fidèle, son chien, qui marchait à ses côtés, ce compagnon fidèle qui, comme lui, semblait suspendu dans cet espace d'incertitude. Fidèle, toujours aussi loyal, ne disait rien, ne bougeait pas. Mais dans ses yeux, le Colonel lisait une inquiétude partagée, comme une question muette :
– Où allons-nous? Pourquoi sommes-nous là?
Le Colonel, dans son esprit, chercha à saisir ce chant qui résonnait, ce chant qui se dédoublait, se repliant et se répliquant à chaque instant. Il tenta d’organiser ses pensées, de comprendre l’essence de ce phénomène qui, à première vue, semblait avoir perdu tout sens. Mais à chaque réflexion, à chaque tentative de compréhension, l’énigme se dérobait, s’éloignant comme un mirage. Le Colonel s’efforça alors de rassembler ce qui restait de son raisonnement. Un acte de foi s’imposait: comment savoir si ce qu'il vivait, ce qu’il ressentait, n’était pas le fruit d’une illusion plus profonde ? Il était là, mais cette présence en lui, cette sensation d’être à la fois partie prenante et spectateur de son propre drame, le poussait vers une réflexion plus grande : l'existence n'était-elle pas elle-même une illusion? Une succession de moments suspendus, où l’homme ne pouvait jamais saisir la vérité, car cette vérité lui échappait toujours au moment où il croyait la comprendre ?






La très véridique histoire du colonel Ortho
Aux éditions "sanctum sanctorum "

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