mercredi 14 mai 2025

 Celui qui est ami aime en tout temps, et le frère se reconnaît dans l’adversité…


– Faites-moi le plaisir de me dire ce que vous voyez...
– Il vaudrait mieux parler de ce que nous distinguons...
– Qui est déjà beaucoup!  
– Ce n'est rien par rapport à ce que vous pourriez voir...
– Si...
– Si nous n'étions limités par les capacités de nos sens et la grandeur de notre cerveau...
– Dont dépend la mémoire... est-ce là ce que vous suggériez? 
– De même que les sens, mettant à profit la crédulité des corps d'abord, des esprits ensuite, sélectionnent, la mémoire présente certains événements comme étant plus important que d'autres.
– N'est-ce point juste?
– Le problème, encore une fois, n'est point là.
– Et où serait-il?
– Il est dans l'impossible présentation... et dans l'interprétation.
– Qu'est-ce que l'impossible présentation?
– L'appellation n'est pas la chose. Ce sont deux mondes parfaitement différents. Ce que vous allez dire raconte une histoire qui ne peut pas représenter ce qui a eu lieu. Elle ne peut, tout au plus, et selon les qualités de ce lui ou ceux qui racontent, que donnez une idée de l'idée que vous vous faites et que vont s'en faire ceux qui en parlent... Cela donne lieu, vous l'admettrez, à de bien grandes imprécisions.
– Et pourtant...
– Pourtant...
– Pourtant il se pourrait que ce que vous me dites soit le parfait exemple de ce que vous tentez de me dire... soit la plus parfaite désillusion...
– Vous voulez dire la plus parfaite des illusions... Vous n'avez pas totalement tort. Je vous le concède... écoutez comment les contraires se rejoignent...


mardi 13 mai 2025

 

Il marche dans l’aube incertaine, les yeux mi-clos, le cœur au ralenti. À chaque pas, juste après le battement, le silence s’épaissit. Alors l’invisible se peuple de bruissements que personne d’autre n’entend. Quelque chose, dans l’air, frôle sa peau, semble insister, puis s’efface. Une absence trop précise pour ne pas être réelle.
Autour de lui, dans sa mémoire, le cirque échoué se redéploie lentement comme la suite monstrueuse d’un rêve interrompu. Des toiles déchirées flottent dans l’ombre comme des voiles de deuil. Entre les poutres invisibles du chapiteau l’air est saturé d’un silence impossible à cerner.
Un cheval sans yeux tourne en rond, hennissant sans bruit, tandis qu’un funambule, figé entre deux temps, vacille au-dessus d’un fil qui pend au-dessus du vide. Sous la poussière, les rires d’autrefois grincent comme des rouages fatigués. Il n’a jamais quitté le chapiteau. Ce n’est pas un souvenir. C’est une représentation. Une boucle lente et dérangée. Un murmure, enfin, l’appelle par son nom qu’il croyait avoir oublié.
Il avance encore, sans savoir pourquoi, ni comment. À chaque battement de cœur, une lueur pulse quelque part dans le lointain, comme un projecteur fatigué.
Quelqu’un rit. Ou pleure. Peut-être les deux.
Il se souvient maintenant: ce n’était pas un rêve, mais une promesse. On lui avait dit que le spectacle ne finirait jamais. Il comprend. Il est l’oublié, le revenant, et le cirque, sanctuaire de ruines mouvantes, n’est que le théâtre de sa propre attente.

 
Ce qui en plein jour disparaît est ce qui, dans l’obscurité, impudiquement se donne à voir...


 

lundi 12 mai 2025

 

“Les hommes qui, les premiers, tracèrent un chemin permettant de relier deux lieux accomplirent là l'une des plus grandes réalisations humaines. Circuler à maintes reprises d'un lieu à l'autre et, ce faisant, les relier pour ainsi dire subjectivement, ne pouvait suffire: il leur fallut graver le chemin, de façon bien visible, à la surface de la terre, afin que les lieux concernés le fussent objectivement, la volonté de mise en relation devenant dès lors mise en forme des choses lui étant à chaque reprise offertes - sans que cette volonté de mise en relation reste dépendante de la fréquence ou de la rareté des trajets recommencés. Le traçage des chemins est pour ainsi dire une réalisation spécifiquement humaine; l'animal surmonte lui aussi continuellement les distances, et souvent de la façon la plus habile et la plus complexe, mais le début et la fin de son parcours demeurent non relies l'un à l'autre; c'est que l'animal n'opère pas le miracle du chemin: faire que le mouvement coagule jusqu'à devenir structure solide.
C'est avec la construction du pont qu'est atteint un apogée. Ici semblent s'opposer à la volonté humaine de mise en relation non seulement la résistance passive de l'espace extérieur mais aussi l'active résistance d'une configuration bien particulière. En surmontant cet obstacle, le pont vient symboliser l'extension à travers l'espace de la sphère propre à notre volonté. Pour nous, et seulement pour nous, les rives du fleuve ne se montrent pas simplement étrangères l'une à l'autre : elles sont « séparées»; la notion de séparation serait ainsi dépourvue de toute signification si nous ne les avions pas tout d'abord reliées l'une à l'autre, dans nos réflexions visant une fin, dans nos besoins, notre imagination. Mais, dès lors, la forme naturelle vient ici à la rencontre de cette notion, comme si elle était mue par une intention positive, la séparation semblant ici se produire entre les éléments envisagés en eux-mêmes et pour eux-mêmes, de sorte que l'esprit conciliant, unifiant, la dépasse maintenant.
Le pont, dès lors, devient une valeur esthétique, non seulement par sa manière, dans la réalité, de relier ce qui est séparé et de permettre la réalisation de fins pratiques, mais aussi par sa manière de rendre immédiatement parlante une telle mise en relation.”

Georges Simmel, L’étranger, Payot, p.75-76

 
 
 
 
 

 
– Que dites-vous? Ce lieu… serait une chimère?
Une île au-delà du pont, de vous à moi, sur une scène sans théâtre? 
– ... cela eut pu se produire plus de mille fois en un seul instant, juste le temps de le dire...
en réalité,  cela s'est produit plus d'une fois...
et se produit encore...
– Vous arrive-t’il de vous en sortir?
– Quand je m’en sors c’est là que je me perd…
– Une partie de nous-mêmes nous est inconnue…
– Et nous ne cessons d’y retourner…
– me feriez-vous la faveur de vous éloigner?



dimanche 11 mai 2025

 


Extrait des cahiers de Pinocchio, l'Autre

– La parole ne fait que masquer le vide qu'elle cherche à combler... Elle ajoute à ce vide une sorte de vernis qui le rend désirable...


samedi 10 mai 2025

 


« Castoriadis affirme, contre une certaine lecture du marxisme, que les hommes font leur propre histoire, et soutient qu'il faut comprendre ce faire non comme causalité d'événements, mais comme création de significations.»

Christophe Bouton, Faire l'histoire, Cerf



– Fermez les yeux...
– Pourquoi cela?
– C'est une expérience...
– Je ne vous surprendrai point en vous disant que je ne vois rien! 
– Pensez à l'enfant Lune!
– J'y pense... ça y est, je le vois!
– L'enfant Lune est-il dans son monde ou dans celui de Pinocchio l'Autre?
– Il n'y a qu'un seul monde...
– D'où sort cela! Est-ce nouveau?
– Non, c'est ainsi depuis toujours...
– Pourtant, il me semble vous avoir entendu souvent parler du monde de l'enfant Lune ou de celui de Pinocchio, l'Autre...
– Les pensées des uns ou des autres peuvent former des mondes... dans le monde...


vendredi 9 mai 2025

 

Platon, pour de bien mauvaises raisons, refuse de se soumettre à la raison, presque malgré lui cependant. Ayant "en mémoire" deux temps n'ayant presque rien à à voir l'un avec l'autre, une sorte de confusion s'est fait une place considérable dans l'un comme dans l'autre. C'est précisément là, dans cet entre-deux, que se trouve l'origine de sa confusion. Il eut suffi qu'elle ne s'installe que dans l'un, peu importe lequel, pour l'autre fut à même de tout équilibrer.



 
– Je suis à l'image de cette lune,
la lumière qui m'éclaire n'est pas la mienne,
pas plus qu'elle n'est la sienne.


C'était une journée de novembre froide et claire. Les horloges ne sonnaient plus depuis quelques jours. Platon, le menton rentré dans le cou, s'efforçait d'éviter le vent mauvais. Il passa rapidement en revue tout ce qu'il avait écrit et pensé jusque là, pas assez rapidement cependant pour empêcher que s'engouffre en même temps que lui un tourbillon de poussière et de sable.*


 



* fortement inspiré du début de 1984 de Georges Orwell

 

jeudi 8 mai 2025

 
« Heureux soient les fêlés, car ils laissent passer la lumière…»

Michel Audiard


– Quand la mer monte, elle n’est point stalagmite pas plus que lorsqu’elle descend elle n'est point stalactite ...
– La pluie, en fines guirlandes de gouttelettes miroitantes, se répand sur la mer sans qu’elles ne puissent s'accumuler en couches distinctes. Elles roulent et se mélangent sans cesse. Cela fut dès le début et cela sera sans fin...
– Je crois que vous vous trompez... ou que vous êtes trompé… Que faites-vous de ces vastes banquises, parfaits miroirs de glace et prisons des temps, qui pendant longtemps s'étaient établies aux pôles et dans lesquelles ces strates que vous me refusez livrent en quelques notes, lettres, lignes, signes et silences, pour celles qui existent encore, d'innombrables secrets venus de temps que vous n'avez point connu et que jamais vous ne connaîtrez?..

– Sur la mer et bien au delà, les vents s'opposent, dissolvent et quadrillent  l'eau et le sable d'une géométrie imparfaitement et radicalement incongrue, faisant apparaître des crevasses que l'on eu cru celle d'une terre desséchée et, au loin, faisant paraître une mer en furie dans les sables assoiffés d'un désert. Curieuse pensée que celle de Platon: des lignes de fuite sans droiture, des courbes qui ne sont pas courbes..., à moins que ce ne soit le ciel, majestueux palais de plein air qui reflète de guingois ce qui, dans les profondeurs aspire et vient au ciel? Miroirs éparpillés sur ces parois en terrasses, infiniment petits, gris, noirs, argentés ou blancs, aux motifs simples, ils reflètent et donnent à penser comme des tableaux. L'infiniment petit s'entrechoque avec l'infiniment grand. Platon vieillissant, comme tout spectateur, y perd ses repères et sa joie sous les feux d'un soleil aveuglant, ses yeux lui jouent des tours, et trahissent ce qui dans l’esprit, parachèvement impossible, sublime illusion, prenait forme d'équilibre.
– De quel Platon parlez-vous?
– Du nôtre… de l’un des nôtres… en quelque sorte… si je puis dire. En tous cas de celui qui partage nos images et nos histoires et que nous pouvons connaître… avec certaines limites…


mercredi 7 mai 2025

 
   « S'il est vrai que ceux qui ignorent l'histoire sont condamnés à la revivre, on a tout intérêt à y regarder de près. Longtemps traitée comme une succession d'événements où des érudits stipendiés puisaient à leur guise de quoi bâtir des récits épiques à la gloire des puissants, plus tard des nations, qui encombrent notre mémoire, elle a superbement ignoré 90% des populations, celles des petites gens, des humbles et des pauvres, de tous ceux qui en réalité ont fait l'histoire. Se voulant depuis un siècle plus scientifique qu'épique, il lui reste un long chemin à parcourir pour tenter de connaître notre condition passée

Christian de Brie, Le monde diplomatique mars 2025.  
 
 

Sur l’infertile archipel, au cœur du cirque désertique, Lucien essaye désespérément de retrouver la mémoire, mais ce qui vient à lui n’est pas ce qu’il pensait savoir de son passé.
– Ils ne sont pas ce que vous croyez qu’ils soient… Ainsi Asinus, pour commencer, n’est pas un âne comme les autres. Ce n’est pas un simple âne bâté de chair et d’os, ni même une mécanique docile. Il est un âne citaphore – cette sorte d’âne n’existe pas plus que le mot, n'importe qui peut le savoir et il m'étonne que vous ne l'ayez point mentionné dans votre rapport. Il ne se nourrit pas de foin ni d’herbe, mais de mots, et pas n’importe quels mots: de préférence des citations. De fragments d’autres pensées, d’autres voix, qui résonnent en lui et qu’il ressasse en mâchant l’air absent comme un ruminant pensif et détaché… avant que, son système digestif ayant fait son grand œuvre, les mots transformés resurgissent avec des sens nouveaux… pour le meilleur ou pour le pire.
– Qui êtes-vous? Comment savez-vous cela? Auriez-vous des sources qui me seraient inconnues?
– J’ai, dans mon maigre bagage, une série de carnets de sources diverses qui, d’après moi, contredisent quelque peu ce que vous avez rédigé dans votre rapport…


mardi 6 mai 2025

 
 
 

 
 
– Non point ! Ce que vous nommez “rideau qui se ferme”
N’est qu’un voile jeté sur un théâtre en germe.
Et ce théâtre, ma foi, n’a point de corps:
Il n’est que ce qu’on dit – poussière et faux décors.
À haute voix, Lucien fait des hypothèses qui résonnent dans le cirque déserté...
– Ce n’est pas le moi qui se souvient. C’est le langage qui conserve — dans l’ordre du symbolique — ce qui fut, même si le sujet l’a oublié. Autrement dit, je n’ai pas perdu mes souvenirs, simplement je n’ai jamais été maître de ce qui s'appelle mémoire.
Quand Daemon me répond: “Tu m’as déjà posé cette question”, ce n’est pas un reproche. C’est une révélation topologique. Je ne fais que rejouer une scène qui, dans le registre de l’inconscient, ne cesse jamais de se répéter.
Car l’inconscient, comme on le dit, est structuré comme un langage. Il parle. Il parle en nous.
Et sur cette île, ce sont les voix, les présences, les personnages, qui sont les figures métonymiques de ce langage. Chaque être n’est pas une entité séparée, mais un fragment de ma propre psyché, éclaté à l’extérieur.
Daemon serait le gardien du seuil — la figure du messager, du nom oublié, du désir qui insiste.
L’Enfant Lune serait l’objet de l'inaccessible cause du désir, à la fois présence lumineuse et trou noir du sens.
L’Âne vert serait le Nom-du-Père devenu bouffon — une figure de la Loi qui ne transmet plus que des citations vidées de sens, avalées par l’habitude.
Le Colonel serait le Surmoi ridiculisé, cassé, éreinté, mais encore droit.
Walid, enfin, serait un double, le mien peut-être... celui qui écrit quand je me mets à oublier. 


lundi 5 mai 2025

 
« Le mot consensus signifie bien plus en effet qu'une forme de gouvernement « moderne» donnant la priorité à l'expertise, à l'arbitrage et à la négociation entre les « partenaires sociaux» ou les différents types de communautés. Le consensus signifie l'accord entre sens et sens, c'est-à-dire entre un mode de présentation sensible et un régime d'interprétation de ses données. Il signifie que, quelles que soient nos divergences d'idées et d'aspirations, nous percevons les mêmes choses et nous leur donnons la même signification.»

Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La fabrique éditions, p.75


– Regardez, son pas est sûr, bien qu’il ne sache vers où il va.
– Ce que pense Lucien, perdu dans l’archipel aux îles mouvantes, là où la roche se couvre, se découvre comme un souvenir…


La scène se passe sur un archipel parfaitement inconnu fait d’ îles quasi déserte, dont la roche basaltique, battue par les vents, se couvre de végétation subitement pour disparaître aussitôt, ne laissant comme trace que de minuscules mousses diverses et colorées. Un cirque naufragé, dans lequel vivent au rythme des changements deux perroquets, un chien bleu, un Daemon de la même couleur, un âne vert dont la particularité est de se nourrir uniquement de mots et par-dessus tout de citations, un enfant Lune presque muet et dont la présence serait en même temps absence, une marionnette à l’effigie de Pinocchio mais qui se veut autre, un homme au sourire aussi permanent  qu’inquiétant, un colonel dont la rectitude pose question, un psy du nom de Lucien Joyeux, un écrivain du nom de Walid Neill, avec deux l… (jeu de mot : deux l- deux ailes) Le psychiatre Lucie, un peu perdu, a oublié le sens de sa mission tout autant que son commanditaire et de plus il a égaré ses carnets dans lesquels il avait notés ses premières observations. Il a aussi oublié qui il était, mais sans que son esprit ne se soit mis à fonctionné différemment. Il reste un psychiatre capable d'analyse mais il ne le sait pas. Cela se fait sans qu'il ait à le penser. Lucien a de vagues souvenirs, comme de petits rouages à l’intérieur d’un grand manège. Peu à peu ils remontent à la surface et pendant ce temps le manège tourne et tourne encore…

dimanche 4 mai 2025

 – Sommes-nous, oui ou non, maîtres de nos destins,
Ou de simples pantins aux discours sibyllins ?
– Je crois sincèrement qu’il serait plus sensé
De dire que ce monde, au fond, nous a pensés.
Car si l’on gratte un peu l’étoffe de la scène,
On trouve moins de vrai que d’ombre malsaine.
– Mais dites-moi, en ces lieux si profonds,
Y trouve-t-on un peu de vrai, quelque émotion?
Un morceau de réel, une once de nature,
Quelque chose, enfin, qui survive sans ratures?
 
 

 
 
– Il serait temps que nous trouvions une explication à la présence de Lucien Joyeux, ce psy qui a débarqué on ne peut savoir comment ni pourquoi... Auriez-vous quelque explication?
– Pour le peu que je puisse savoir, il me semble que, toutes choses étant liées par d'invisibles liens, il faudrait que nous découvrions au moins l'un d'entre eux... et pour ce faire je crois que le mieux serait que nous partions de l'un de ses rapports...
– Mais comment faire cela? Ils ne sont point entre nos mains, encore que, de mains, nous n'en avons guère...
– L'enfant Lune en a...
– Encore faudrait-il qu'il se prête au jeu!
– C'est précisément de cela qu'il s'agit. Faisons en sorte qu'il entre dans le jeu.
– Pourquoi cela?
– L’Enfant Lune le sait.
– Ce que fait Lucien?
– C’est cela.
– Comment pourrait il le savoir?
– Non par le savoir qui possède, mais par celui qui devine, qui tremble au bord de lui-même. Il sait dans le silence même de son corps trop grand ou trop petit – que la plus grande part du monde se passe hors de toute atteinte. Et que cette part, la plus réelle peut-être, n’a d’accès que par l’imagination. Regardez-le, là, face à l’océan, il ne regarde pas un paysage: il regarde ce qui se dérobe au regard. Il contemple une énigme nue, sans réponse. Il ne voit pas le monde: il le sent se produire — au loin, au fond, dedansLe monde ne vient pas vers lui. Il émerge, à travers lui, comme une possibilité fragile.


samedi 3 mai 2025


« Temps Perdu, temps gagné! S'il y a une économie qui est le Pire des gaspillages (car elle dépense toute la valeur dès le commencement, comme la philosophie de la chute et de la décadence), il y a inversement une flânerie qui porte conseil; la fécondité interne de la durée dément parfois son rendement superficiel et utilitaire. C'est un fait que la ligne droite peut être le plus long chemin, et que le plus court, ce sont souvent les méandres superflus de la promenade. L'itinéraire qui nous permet d'arriver à destination dans le minimum de temps, l'itinéraire sans fioritures ni circonvolutions est parfois le chemin de l'ennui. Ironie du sort! Le mouvement juste nécessaire pour aller d'un lieu à un autre est dans certains cas plus fastidieux que la ligne courbe de la déambulation. Ainsi les durées les mieux gérées peuvent être les moins denses et les plus fastidieuses, bien qu'il n'y reste pas une minute vacante pour la chasse aux papillons. Au contraire, une durée bien aérée de loisirs, une durée qui favorise la lente imprégnation de la conscience ne peut pas être entièrement perdue. C'est le détour qui est le vrai chemin!»

Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux, Champs essais, p.217





Extrait d'un cahier dans lequel Pinocchio, l'Autre, consignait au jour le jour, mais sans ordre prédéfini, précisément dans le but de découvrir un ordre possible ou simplement acceptable...

Après bien des détours, mon arrivée sur l’archipel ne fut pas sans remous… sans parler des circonstances dans lesquelles elle eut lieu.
– Regardez-le, il a perdu la tête, sa place n’est pas ici… Son histoire n’est pas la nôtre! Qu’il rejoigne ses propres pages! Nous avons déjà bien assez de peine à trouver une issue à notre histoire…
 Face à la résistance de certains et à l’immobilisme des autres je ne dus ma place qu’à la persévérance de l’auteur… je veux dire… mon créateur… bien que j’aie, je dois le dire… quelque doute. Excusez la lente imprégnation de la conscience, le détour et les doutes…

En de temps infinis les funambules sur leurs fils se balancent. Les mains à vide se tendent vers un très lointain paradis et se rejoignent sans surprise dans une ronde infantile en poussant le caillou du pied droit comme le stipule l'humeur du moment. Sur la grand-roue de la chance, comme la fine farine sur la pierre du moulin, ce qui s'y passe n’use guère la pierre et les os ni du vieil homme, ni de l’enfant. Il se saisit de l'intérieur de ce qui se défait, se trame et se dissout. Tout cela en même temps.


vendredi 2 mai 2025

 
 « Mal doué pour l'exercice de la parole reprise contre son vœu avec une timidité d'apprenti, doutant si c'est pour chercher à travers le corps dissocié du temps les moindres signes de son passage ou garder ce qu'il faut de raison, ou s'y perdre jusqu'au vertige — livré aux caprices d'un mouvement décousu qui le jette bravement hors de lui-même en annulant le jeu équivoque du retour à quelque expérience privilégiée, et cependant comme renvoyé par la ruée nourricière des mots à tout le tourment de sa propre vie. »

Louis René des Forêts, Ostinato, Gallimard , p.70
 
 

L'enfant Lune le sait, une grande part du monde se passe hors de toute atteinte si ce n'est par l'imagination... Regardant l’océan, il ne croit pas si bien dire.
– En fait, au sens le plus fort du terme, quand je vous parle, je ne puis savoir pas qui vous êtes et je ne vous verrai jamais. Malgré vous? Peut-être... Bien que je ne sois rien d'autre que le produit de votre imagination, je le sais, nous n'appartenons pas au même monde. Cependant ces mondes, quelles qu'en soient la manière ou la matière... s'interpénètrent comme des arbres dont les branches se mélangent. Les mots de l'un se confondent avec les mots de l'autre. Cela nous rappelle la nature de cette longue forêt de mots que nous avons déchaînée… Ce que vous m'avez dit vous inquiète… je le sens. Cela me rappelle un rêve que j'ai fait il y a déjà longtemps. Une véritable séquence de mémoire, de moments réels, mais recomposée. Dans ce rêve je vous disais en face:
– C'était il y quelques jours, quelques mois ou quelques années. Il m'est impossible de savoir quand, de même qu'il m'est impossible de savoir comment J'appartiens à ... mes innombrables exemplaires ... aussi ... aujourd'hui je dois vous informer: je vous l'ai déjà dit tant de fois: je suis Pinocchio, l'Autre, mais unique comme tant d'autres... Ce qu’aujourd’hui je vous dit n'est pas une conversation. Même pas un dialogue... Jamais jusqu'à aujourd'hui, vous ne m'avez répondu... Ce nom qui me décrit est aussi un nom de famille, notre famille est grande ... trop grande. Il y a tellement d'histoires, qui peuvent être déroutantes ou paresseuses, avec quelques idées ou simplement des morceaux, combinés avec des notes écrites à différents moments, pour créer autant de belles histoires que possible. Loin d'où ils venaient… avec ces lettres, un jour forment l'acceptable, en fait c'est mon avis… Il est aussi votre auteur.


jeudi 1 mai 2025

 « L’homme intelligent prend le grain du sens, il ne s’arrête pas à la mesure.»


–  Faites silence...

– Dans cette nuit je ne vois rien!
– Contentez-vous d'écouter...
– Que dois-je écouter?
– Au loin on entend encore faiblement la voix de Pinocchio l'Autre...

– Je ne suis rien d’autre qu’un cadavre dont la vie dépend, en grande partie, des mots qui s’y prononcent... et des mouvements que littéralement on lui donne... mais qui ne sont pas les siens, pas plus que les paroles... ou la voix qui les prononce.
L’enfant Lune ne répond pas. L’enfant Lune ne peut... ne doit, ne sait pas répondre... Pinocchio, l’Autre, dont tous les membres sont éparpillés et flottent dans le grand fleuve, excepté sa tête en laquelle sa voix résiste encore.
Les deux perroquets, inquiets, reprennent et répètent de concert:
– Après tout un cadavre n’est pas la mort... Qu’est-ce alors?.. L’objet sur lequel la mort s’est posée... Mais... que fait ici l’enfant Lune?
– Il est là, comme Pinocchio l’Autre, dispersé…  
– Non, pas là, justement.  
– Il n’est plus dans le “là”, comme Pinocchio l’Autre, il est dans l’épars, dans l’écart, dans ce qui reste quand le corps ne tient plus.  
– La tête, elle, seule, résiste au flux… dans son chapeau trop large, elle flotte.  
– Et pourtant elle parle.  
– Parle?  
– Non. Tout comme la nôtre, elle est parlée.  
– C’est différent. C’est tout.