« Il arrive que nous traversions la vie comme des ombres, sans parvenir à nous faire entendre de personne, ni même à percevoir notre propre voix.»
Louis René Des Forêts, Ostinato, Gallimard
– Est-il fou?
– De qui parlez-vous?
– De l’enfant Lune...
– Certes non.
– Il a pourtant l’air de ne pas être très présent en ce monde.
– Ce n’est qu’une impression et elle ne rend pas compte du fait que, «dans» ce monde, il vit reclus.
– Je ne saisis pas.
– Il est là, bien vivant mais reclus... le plus souvent son esprit est ailleurs... Il vit ici... mais il serait plus juste de dire qu’il revit...
– Vous voulez dire qu’il serait mort...et...
– C’est un peu cela...
– Avez-vous perdu la raison?
– Nullement. De fait... il... comment dire? Il lui arrive souvent de mourir...
– Cela n’a pas de sens!
– Au contraire... cela n’a jamais eu autant de sens. Mais c’est un sens sans contours, un sens qu’on ne maîtrise pas, qui se dérobe dès qu’on tente de le saisir. Chez lui, la mort n’est pas une fin, c’est un intervalle, un repli de l’être sur lui-même, un souffle retenu trop longtemps. Il meurt, oui, mais d’une mort douce, intérieure, presque rituelle. Une manière de suspendre le tumulte, de se soustraire à l’insistance brutale de ce que vous appelez la réalité.
– Vous parlez par énigmes.
– Parce que rien chez lui ne peut se dire autrement. Il est fait de ce silence que les mots abîment. De cette transparence que le regard opacifie. Il faut apprendre à ne pas vouloir comprendre pour commencer à entrevoir ce qu’il est.
– Mais alors... que fait-il lorsqu’il semble absent?
– Il fouille. Il plonge. Il se retire comme l’eau dans une faille, sans bruit. Il explore ce qui, en nous, reste inexploré. Il est ailleurs, oui, mais ce n’est pas un ailleurs de distraction ou de fuite. C’est un ailleurs de densité, un lieu plus dense que la vie. Il s’y rend souvent. Peut-être trop souvent. Il y revient vidé ou chargé d’une clarté qui nous brûlerait si elle nous était offerte tout entière.
– Et vous... vous l’avez suivi?
– Non. J’ai tenté, parfois, de le rejoindre, mais ce lieu n’admet pas de témoins. J’ai seulement perçu, au détour de ses silences, quelque chose comme le vent dans une pièce close, une présence absente, ou l’ombre portée d’une vérité trop nue pour se laisser approcher. Il ne dit rien, ou presque. Il écrit parfois, des choses sans queue ni tête, qui pourtant me terrassent. Comme si elles disaient tout ce que je ne saurai jamais dire.
– Il souffre?
– Non. Ou alors d’une souffrance qu’il a rendue invisible. Une souffrance patiemment décantée. Elle ne déborde plus, elle s’est déposée en lui comme un limon épais, fertile. Elle est devenue son sol, son air. Il ne s’y oppose plus, il l’habite. Il a appris à vivre avec ce qui l’empêche de vivre. Peut-être est-ce cela que vous preniez pour de la folie.
– Et lui… sait-il ce qu’il est?
– Il sait sans savoir. Il ne s’interroge pas comme vous. Il traverse. C’est tout. Il traverse ce que vous contournez. Ce que nous contournons tous. Et parfois il en revient. Un peu plus transparent. Un peu plus absent. Mais toujours là. Là sans y être. Comme un reflet sur une vitre. Ou une voix qu’on n’est pas sûr d’avoir entendue.
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