lundi 30 juin 2025

 « Ce n’est pas le monde que je décris. Ce n’est pas la vérité. C’est une image, une vision, une composition. À peine ai-je commencé à nommer une chose, que déjà je la défigure. Car les mots ne sont pas les choses, ils sont les ombres des gestes, les restes de la lumière. Et pourtant, je n’ai que cela : ce réseau fragile, menteur, éblouissant. Ce que je donne à voir n’est pas ce qui est, mais ce que les mots font être. Alors que d’autres croient se taire pour écouter le réel, moi je parle pour dire qu’on ne fait qu’inventer. Le monde ne se donne jamais, il se raconte.»

Claude SimonLes Géorgiques

 
 

 
– Que reste-t-il d’un monde lorsque l’on craint d’y rêver?
– Quelqu'un a signé un article rigoureux, informé, mais d’une sévérité si méthodique qu’il semble oublier ce que les mots peuvent toucher, non pas au-delà du réel, mais au cœur brûlant de sa perception. Son reproche d’"esthétisation du chaos" me laisse perplexe: doit-on toujours réduire l’élan poétique à une manœuvre idéologique? Est-ce trahir l’histoire humaine que de s’attarder, quelques instants, sur une île nue, vierge de discours, là où la roche parle à la chair?
Ce texte, qu’il accuse d’effacer les présences humaines, ne fait rien d’autre que sonder l’avant. L’avant-civilisation, l’avant-verbe, l’avant-jugement. Est-ce un crime d’imaginer un monde sans nous, non pas pour l’exclure, mais pour mieux comprendre ce que notre venue change? La roche n’est pas ici une utopie; elle est une hypothèse d’écoute.
Quant à sa lecture de Rimbaud, je la trouve... froide. Terriblement froide. L’éternité n’est pas un fantasme d’oubli: elle est une tension. Une déchirure maintenue ouverte entre le minéral et le lumineux. Ce n’est pas l’oubli de l’humain, c’est la possibilité de l’humain. Votre vigilance est louable, mais elle assèche le sol avant qu’il ne puisse fleurir. Vous reprochez au texte son silence? Peut-être ne l’avez-vous pas assez habité.
 
 

– Qui est-ce?
– Je crois que c'est lui qui a écrit ce que vous avez pu entendre critiquer hier...
– Regardez et écoutez comme il sait répondre…
– Ne le reconnaissez-vous point?
– Serait-ce Pinocchio l’Autre?
– Peut-être… mais l’autre?
— Je ne le sais pas… aucune idée…
– À qui s’adresse t’il?
– À celui qui l’a critiqué…
– Faites silence… Pinocchio l’Autre parle!
– Vous parlez avec flamme, et je reconnais à votre style ce charme des géographes de l’âme, ceux qui veulent écouter la roche comme on lirait un poème. Soit. Mais permettez-moi de vous répondre avec une franchise que je veux polie: vous romantisez l’érosion.
Quand vous parlez "d’hypothèse d’écoute", je n’entends qu’un soupir lyrique, charmant, mais aveuglant. Ce que vous appelez "l’avant", cette île sans nom ni mémoire, n’est pas un lieu neutre: c’est une fiction construite, un artifice où le réel est savamment gommé pour mieux contempler une essence supposée du monde. En prétendant sortir du langage pour "entendre la roche", vous oubliez que cette roche est déjà racontée, encadrée, stylisée. Ce n’est pas le monde que vous décrivez: c’est un théâtre minéral.
Quant à Rimbaud, que vous brandissez comme talisman, je ne le trouve pas froid, mais tragique. "La mer allée avec le soleil", dites-vous? Très bien. Mais regardez de plus près : cela ne dure qu’un instant, une collision, une illumination. Vous y voyez la genèse; j’y entends une disparition. L’éternité, dans cette phrase, est aussi fugace qu’un rêve géologique.
Je ne dis pas qu’il ne faut pas rêver. Je dis qu’il faut savoir d’où l’on rêve, et à quel prix. Vos paroles m’émerveille parfois, mais je persiste: il faut savoir reconnaître les mythes que l’on répète. Autrement, on finit par confondre la lave avec le lait.


 

dimanche 29 juin 2025


« Il faut bien entendre que ce que nous appelons ‘nature’, ce que nous nommons ainsi avec tant de naïveté ou de nostalgie, est déjà pris dans un réseau de discours, de représentations, de récits et de savoirs. La nature comme origine pure, brute, antérieure à l’homme, est une invention culturelle, un effet de langage. L’homme ne découvre pas la nature: il la fabrique en parlant d’elle. Et plus le discours est savant, ou plus il est beau, plus il est à même de nous faire croire à cette nature-là, comme à une vérité qui nous précéderait. Mais il n’y a pas de dehors du langage. Il n’y a pas de pureté primitive, il n’y a que des constructions, des effets de discours. Le rôle de la critique, alors, n’est pas de détruire ces discours, mais de montrer leur mécanisme, leur pouvoir, et ce qu’ils cherchent à faire croire.»


Michel FoucaultLes mots et les choses


 
 

– Il faut prendre garde à ces textes qui, sous couvert de célébrer la puissance du monde naturel, finissent par le mythifier.
– L’extrait ici étudié est remarquable par son souffle, sa précision sensorielle, sa capacité à rendre sensible l’épaisseur de la roche, l’odeur du soufre, le silence profond des îles.
– Mais c’est précisément cette efficacité stylistique qui appelle une lecture critique: car plus un texte est beau, plus il faut se méfier de ce qu’il fait passer pour vrai. Nous sommes ici devant une construction imaginaire d’un monde "avant l’homme", ou "en marge de l’homme", une nature première, brutale, incandescente, que l’auteur, notre maître, semble vouloir opposer implicitement aux sociétés humaines et à leurs désordres. Cette esthétique du chaos fécond, cette vision d’un monde qui recommence dans la roche et la vapeur, s’inscrit dans une longue tradition occidentale: celle de la nature conçue comme origine pure, comme laboratoire originel, comme promesse régénérante.
– Ce fantasme n’est pas neutre. Il participe d’un imaginaire qui tend à effacer les présences humaines réelles — passées ou actuelles — dans ces lieux. On remarquera l’absence totale de toute trace culturelle, de toute mémoire autre qu’élémentaire.
– L’île n’a pas d’histoire humaine. Elle est décrite comme une page blanche, un désert sacré. Cela rappelle étrangement la manière dont les premiers voyageurs européens parlaient des terres qu’ils “découvraient”: comme si personne n’y avait jamais vécu, comme si seuls le vent, le feu et les oiseaux pouvaient y prétendre à une forme de légitimité.
– Cette esthétique de l’île-matrice, du “vestige devenu commencement”, n’est pas innocente…
– Elle reflète un désir moderne de réenchantement par le retour à une nature rude mais signifiante, une nature qui serait encore capable de nous parler, voire de nous corriger. Le silence géologique évoqué à la fin du texte, ce "silence plus profond que la nuit", est lourd de projections: il ne respire que ce qu’on veut bien y entendre.
– En cela, l’appel à Rimbaud, "L’éternité, c’est la mer allée avec le soleil",  fonctionne ici moins comme un éclairage que comme un voile. Cette phrase, devenue totem de l’indicible poétique, est utilisée pour sceller l’alliance mystique entre les éléments, pour sacraliser ce que le texte désigne comme un recommencement. Mais de quelle éternité parle-t-on? Une éternité sans voix humaine? Sans mémoire? Sans conflit? Cette mer allée avec le soleil est peut-être, au fond, une fiction d’oubli.
– Il ne s’agit pas de nier la beauté de ce texte, ni sa puissance d’évocation. Mais de rappeler que cette beauté s’inscrit dans un système de représentation: celui qui fait du chaos naturel une scène d’initiation, du minéral un mythe fondateur, et du vivant un miracle silencieux. Or, les îles réelles, volcaniques ou non, sont traversées par des histoires concrètes, des pratiques, des conflits, des cosmologies qui excèdent cette rêverie géologique. Il faut garder cela en tête, chaque fois qu’un texte nous parle d’origine.

 

samedi 28 juin 2025







– Où donc a disparu Pinocchio l'autre, l'Enfant Lune, Daemon et tous les autres?
– Notre maître dit qu'ils sont sur l'Archipel…
– Sauriez-vous m'en dire quelque chose?
– C’est un archipel mouvant, comme arraché au socle du monde par la colère souterraine.
Une constellation d’îles noires, grises, ocre ou blafardes, semées sur l’océan comme les scories d’un rêve géologique. À l’approche, les formes se révèlent instables: crêtes déchiquetées, dômes bombés, plateaux éventrés. Chaque île semble, en un même temps, ancienne et en train de naître, figée et pourtant palpitante sous la croûte rugueuse de sa surface.
– Tout cela ne me paraît point joyeux...
– En effet, l'’île principale, s’il en est une, se détache par son austérité. Elle n’a rien de ces terres verdoyantes où la vie ruisselle. C’est un amas de roches sombres, basaltiques, parfois vitrifiées par le feu. Son sol est irrégulier, souvent coupant, hérissé de scories où l’on devine la trace de l’éruption qui l’a façonnée. Les roches, d’un noir mat ou d’un gris ferrugineux, sont fendillées, striées de failles qui exhalent une vapeur tiède, parfois soufrée. Elles ont cette odeur d’œuf, de fer rouillé et de cendre mouillée que l’on respire dans les crevasses volcaniques de la cordillère des Andes.
La mer alentour est d’un bleu minéral, souvent tachée de traînées noires: coulées récentes de cendre, ou bien courants de débris organiques. Par endroits, l’eau bout littéralement, soulevée par une activité géothermique sous-marine — on y mesure des températures anormalement élevées, et parfois l’apparition subite de bulles, d’îlots fumants, ou d’étranges bancs de poissons parfaitement immobiles.
– Tout cela me parait bien lugubre!
– Et pourtant… Au cœur de ce chaos, la vie s’insinue. Les oiseaux marins y nichent: fous à pieds bleus, frégates, goélands aux ailes tachetées de sel. Certains crient, d’autres planent en silence, mais si tous participent à cette chorégraphie organique, ils ne s’y attardent point. Ils déposent dans les failles des graines venues d’ailleurs, enrichissent les sols de leur guano, et tracent des sillons dans les airs comme des prières suspendues.
L’île, dans son austérité, devient alors non plus un vestige, mais un commencement.
Elle n’est pas un lieu d’oubli, mais d’éveil.
Un laboratoire brut, où la matière s’organise, lutte, échoue, recommence.
Elle palpite dans le silence géologique, ce silence plus profond que la nuit.
– Un silence qui respire.
– C'est cela! Il existe des paroles qui ne décrivent pas le monde, mais le réinvoquent. Des paroles où les mots ne servent plus seulement à désigner, mais à réveiller les forces dormantes de la matière. Celle-ci, dense, minéral, sans concession au pittoresque, relève de cette écriture des commencements, de cette géopoétique des origines qui touche à ce que Rimbaud appelait, dans une fulgurance étrange...
–  "l’éternité, la mer allée avec le soleil."
– Ce n’est pas une île que nous visitons, c’est un battement. Une pulsation primitive, arrachée aux entrailles du globe, encore tiède de création. Notre maître ne nous tend pas une carte: il nous plonge dans un épicentre. Ici, le sol n’est pas un décor, il est un organisme. Il fendille, il respire, il émet des vapeurs...
– … comme si le monde n’avait jamais été entièrement refroidi, comme si la croûte terrestre était une peau fine sur une bête encore vivante.
– C'est cela.
– Et que voit-on?
– Un archipel à la dérive du réel, une constellation de cendres, d’îles noirâtres qui ne sont pas des refuges mais des laboratoires. La vie, là, ne ruisselle pas comme dans les récits d’exotisme faciles. Elle hésite. Elle balbutie. Elle tente, à l’image de la matière même, de prendre forme. Le texte saisit ce moment rare, celui où le vivant et le minéral, le feu et le sel, le silence et le cri, coexistent encore dans une équation instable.
D’où cette étrange tension: chaque île semble, nous dit-on, "ancienne et en train de naître". Voilà le cœur battant du passage, cette suspension entre ruine et genèse. On pourrait croire à un décor post-apocalyptique, si ce n’était pour ces personnages qui apparaissent et disparaissent en même temps que le cirque qui les abritent, un puits d’espoir discret. Rien n’est achevé, rien n’est désespéré. La nature, dans sa forme la plus rugueuse, s’y exerce à nouveau. Elle échoue, elle recommence. Elle s’obstine. Ce n’est pas un Eden, mais c’est une promesse.
– La mer, quant à elle, n’est pas une surface: elle est une matrice.
– Elle bouillonne, elle fume, elle accouche. Et c’est là, précisément, selon notre maître, que la phrase de Rimbaud trouve sa chambre d’écho: "l’éternité, c’est la mer allée avec le soleil." Car cette éternité rimbaldienne, ce n’est pas la paix, ni la fixité, dit-il; c’est le mouvement perpétuel des éléments, la collision des astres et des eaux, la lumière fécondant l’abîme. Notre maître l’a compris: la mer n’est pas seulement bleue, elle est incandescente; elle n’est pas lisse...
– ... elle est en lutte.
– L’île, alors, devient le mot premier d’un langage encore inarticulé.
– Une syllabe géologique d’un poème plus vaste que l’humanité. Ce n’est pas un lieu d’oubli, mais d’éveil, non pas parce qu’on y trouve des réponses, mais parce que tout y reste à inventer.
– Nous ne sommes pas devant un paysage, mais devant un commencement qui ne finit pas...
– Le silence qu’on y respire n’est pas vide...
– Il est plein d’avenir.
– Il palpite.
– Il rêve. 
 
 


vendredi 27 juin 2025

 
"Ces îles, tantôt rochers, tantôt prairies, tantôt vallées, tantôt tours, tantôt ruines, tantôt maisons, tantôt tombeaux, sont des espèces de navires échoués; mais navires de pierre, pleins d’ombre, pleins de silence, pleins de solitude, que la mer entoure et que le vent parle. On croit parfois entendre des voix dans les rafales; ce sont les âmes des naufragés ou les cris des mouettes, on ne sait."
 
Victor Hugo, L'Archipel de la Manche 
 
 

 

L'île rocheuse, battue par les vents se dresse, noire et rugueuse, comme un poing levé contre l’oubli, au milieu d'un océan désenchanté. Autour d’elle, l’océan gronde sans relâche, respiration du monde ou grondement d’une bête ancestrale. Le ciel n’est jamais tout à fait le même. Parfois livide, parfois d’un bleu cruel, rouge ou parfois chargé d’un or surnaturel. Il n’y a pas de saison ici, seulement la succession de colères, d'accalmies, et des soupirs. La lumière y rase les rocs comme un regard fatigué.
Sur cette île aux reins battus, un étrange théâtre s’élève. Non pas bâti, mais ramassé, ramassé comme on recueille un rêve échoué. Planches brisées, voiles défaites, mâts penchés, rouille d’ancres mortes, cordages dénoués, tout y est fragment, ruine, trace. Et pourtant tout semble prêt. Prêt pour une représentation que nul ne viendra voir. Un cirque, oui, un cirque sans rires ni clameurs, dressé pour les vents et les esprits.
De très étranges figures l’habitent.
Un âne, fin et vif, dont les yeux profonds portent la sagesse des bêtes qui écoutent.
Un chien, tendu vers l’horizon, comme s’il guettait un retour qui ne vient plus.
Et une poupée, de toile, d’ombre et de fil, vêtue d’un uniforme militaire bleu à galons dorés. Elle se tient droite, imperturbable, comme un général d’argile. Qui lui a cousu cet habit? Quelle main aimante ou ironique l’a ainsi parée et tient les fils emmêlés et fragiles de sa vie? Nul ne le sait encore.
Ils ne bougent guère, mais quelque chose circule entre eux. Un murmure, un souffle, une attente. Ils sont comme les gardiens d’une énigme. Leur présence seule donne à cette île l’allure d’un sanctuaire, d’un lieu où l’imaginaire s’est échoué et s’est mis à respirer.
Le vent passe entre eux comme un messager.
Il joue dans les cordes, il siffle aux jointures, il parle dans les pierres.
Et parfois, oui, parfois, il apporte des voix.
Des voix qui ne viennent pas de l’île, ni du ciel, ni même des profondeurs de la mer.
Des voix venues d'un ici ou d’un ailleurs sans rive: celle de l’auteur, du personnage, du lecteur, entités mouvantes, conscientes, inquiètes, appelant à travers les dimensions de la page et du silence.
Ils parlent. Ils questionnent. Ils doutent.
Et les voix atteignent l’île.
Portées non par le hasard, mais par quelque mystérieux dessein. Comme si cette île, ce trio immobile, ce théâtre sans rideau, était le réceptacle de leurs divagations, l’écho tangible de leur conscience flottante.
La poupée penche la tête. Sa bouche ne bouge pas, mais ses paroles résonnent, intérieures, claires comme le son d’un coquillage porté à l’oreille :
Avez-vous entendu, compagnons, ce tumulte étrange ?
Ces voix, venues d’ailleurs, que le vent nous échange ?
 Un auteur, des lecteurs… silhouettes dissoutes dans les phrases…
Mais pourquoi ce vacarme? Pourquoi ces extases?
Sont-ils aussi perdus que nous sur leur propre archipel,
Errants en des discours comme oiseaux en leur chapelle.
Le chien gémit doucement. L’âne baisse les paupières. Le vent, lui, s’enfle, non pour répondre, mais pour prolonger l’énigme.
Et alors, on sent que cette île n’est pas unique. D’autres surgissent çà et là, invisibles. D’autres lieux du même tissu: archipels de pensée, de mémoire, de fiction. Entre eux circulent les vents, porteurs de bribes, de pages, de cris muets.
Peut-être sommes-nous tous, à notre façon, échoués quelque part.
Peut-être que nos lectures, nos écritures, nos rêves, ce sont ces vents qui nous relient, qui nous parlent.
Et cette île, battue par les tempêtes, n’est qu’un miroir dressé face à l’océan de nos incertitudes.
Un théâtre de fortune, oui, mais vivant et peuplé de fragments et de fables où le vent lui-même est un personnage, un auteur, une parole errante à travers les mondes...

jeudi 26 juin 2025


« Un des aspects majeurs de ce fameux « miracle grec », c'est qu'il part de la connaissance des faits pour aller jusqu'à la généralité de l'abstraction. Par exemple, les Anciens avaient découvert que dans un terrain cultivable triangulaire d'une surface donnée et limitée par un angle droit, les côtés avaient une certaine longueur qui définissait la propriété. C'était une connaissance d'arpenteur. Il a fallu Pythagore pour montrer que dans tous les triangles rectangles de l'univers, le carré du côté opposé à l'angle droit était égal à la somme des carrés des deux autres côtés. Cette découverte avait une vertu : elle pouvait mettre d'accord sur un fait de connaissance n'importe quel être humain, quelles que soient son origine et son opinion. Les premiers philosophes étaient souvent des mathématiciens, parce qu'ils cherchaient des lois constantes qui pouvaient mettre tout le monde d'accord. Il faut sans doute d'innombrables choses, grandes et petites, importantes ou futiles, pour établir la concorde entre les hommes. Mais aucune n'est négligeable. Toute découverte, qu'elle soit d'ordre philosophique ou de nature scientifique, est nécessairement précieuse.
La concorde n'est pas un concept creux, il est au contraire rempli d'une foule de points d'accords sur les sujets les plus divers. C'est souvent avec difficulté que les lois constantes finissent par s'imposer, Galilée ou Darwin ont payé pour le savoir.»

Philippe Val, Le sujet face au réel, Editions in press





– Le feu du récit n’est pas une fin. Il est la lumière de l’origine, celle qui précède le langage et consume tout ce qui prétend à la fixité. Le théâtre est une bouche. Et nous, les penseurs…

– Oh! Comme vous y allez!

– Nous sommes toujours déjà en train d’être avalés…

– J’espère que vous avez tort…



mercredi 25 juin 2025

« On ne peut continuer à prostituer l’idée de théâtre qui ne vaut que par une liaison magique, atroce, avec la réalité et avec le danger. […]
Posée de la sorte, la question du théâtre doit réveiller l’attention générale, étant sous‑entendu que le théâtre par son côté physique, et parce qu’il exige l’expression dans l’espace, la seule réelle en fait, permet aux moyens magiques de l’art et de la parole de s’exercer organiquement et dans leur entier, comme des exorcismes renouvelés. […]
C’est-à-dire qu’au lieu d’en revenir à des textes considérés comme définitifs et comme sacrés, il importe avant tout de rompre l’assujettissement du théâtre au texte, et de retrouver la notion d’une sorte de langage unique à mi‑chemin entre le geste et la pensée

Antonin Artaud, Premier manifeste du Théâtre de la cruauté, dans Le Théâtre et si double 




Il est des lieux où l’on ne joue pas la vérité, mais où elle vous défait. Il se pourrait que le théâtre véritable ne raconte rien: il vous ravit, vous retire, vous brûle. Il n’est pas un signe, mais un seuil. Là, comme dans le jardin de l’Enfant Lune, on ne traverse pas les symboles, on y est traversé. Nul ne sort indemne d’un lieu qui ne se comprend pas, mais qui vous transforme. Ce n’est pas une scène: c’est une naissance. 

– Ce théâtre qui brûle y ressemble… mais… n’est pas une allégorie. Il est l’événement même, se dit l’Enfant Lune. Comme dans ce jardin où l’homme ne se promène pas: il s’y perd pour y naître véritablement.

mardi 24 juin 2025


« Le théâtre est dans la réalité brûlante et non dans l’imitation. Ce n’est pas le reflet de la vie mais la vie dans ce qu’elle a d’irréductible, de brûlant, d’extrême. [...]
Il faut que le spectateur soit au milieu de l’action, arraché à son immobilité, cerné, secoué, saisi par une nécessité plus forte que lui. Le théâtre ne doit plus représenter mais faire.»

Antonin ArtaudLe Théâtre et son Double



 – Serions-nous de ces narrateurs qui savent qu’ils ne font que répéter la voix d’un maître qu’ils ne voient pas ou les témoins de la  "chute dans l’inauthenticité"…
– … mais nous sommes aussi, par notre répétition, les gardiens du Souvenir. Notre maître dont nous répétons les mots, c’est l’être lui-même… il ne parle jamais directement, mais toujours à travers le retrait, le masque, l’écho.
– Il y aurait donc là une triple narration… comme une triade d’interprétation.
– Le théâtre serait vu de l’intérieur par Pinocchio l’Aitre… ou l’enfant Lune… puis… de l’extérieur par nous autres les perroquets et… depuis l’origine par notre maître… C’est une structure initiatique trinitaire.
– Oui, et cela rejoint ce que certains pensentla pensée ne produit pas le sens, elle s’y laisse exposer.
– Toute cette histoire serait alors une exposition. Elle n’explique rien. Elle pourrait mettre en feu la pensée du lecteur.
– Participer au théâtre, ce n’est pas jouer un rôle…
– Que serait-ce alors?
– C’est se laisser consumer dans la vérité du feu. Les spectateurs courageux ne sont pas ceux qui regardent bien, mais ceux qui meurent à leur distance, ceux qui cessent d’être spectateurs pour devenir feu.
– Ainsi cela serait aussi une métaphore de la pensée elle-même. Penser, ce n’est pas observer, mais subir la venue de l’être.
– Comme Pinocchio l’Autre!
– C’est cela , il ne voit pas les guides, mais les suit. Il ne comprend pas, mais marche. Il n’interprète pas, mais traverse…


lundi 23 juin 2025

« La mémoire n’est pas une archive, mais une mer agitée où les faits sombrent et ressurgissent selon les marées de notre conscience. Ce que nous appelons “souvenir” n’est souvent qu’un écho réordonné, une fiction plus fidèle à nos émotions qu’à la réalité brute. L’événement passé, lui, subsiste, vaste, complexe, insaisissable, même si nous n’en retenons qu’un fragment déformé. Et pourtant, c’est cette parcelle tronquée qui, souvent, guide nos choix, façonne notre récit et altère l’avenir. Alors, entre ce qui s’est passé et ce que nous croyons avoir vécu, il y a tout un monde. Un monde que nous habitons sans le connaître vraiment, mais dont chaque souvenir devient une cause et chaque oubli, une conséquence.»

Walid Neill



– Quand vous parlez de souvenirs…
– Oui…
– Parlez-vous de ce que vous vous souvenez ou…
– Ou?
– Ou de ce qui s’est passé?
– Quelle différence faites-vous?
– Ce qui s’est passé est beaucoup plus large que ce dont vous pourriez vous souvenir… et ce dont vous êtes capable de vous souvenir a été, en grande partie la cause de ce qui s’est produit…
– Dites-moi.
– Ce Pinocchio l’Autre, ce pantin qui suit le chien daemon, est une figure initiatique.
– Que voulez-vous dire par là?
– «Il ne voit pas le monde, me disait-il, il le traverse, sans savoir. Il est ce que j’ai osé appeler, par mégarde ou par lapsus: l’homme, celui qui écoute l’appel de l’Être sans en être conscient.»… Pas la peine de me demander si j’ai compris… et il a continué «Il suit, non pas un chemin tracé, mais le retrait même de la vérité, ce fil d’Ariane inversé dont il est question.»
– Un fil d’Ariane inversé, justement! C’est ce que m’a aussi dit notre maître… Ce n’est plus le fil pour sortir du labyrinthe, mais 

– Un fil d’Ariane inversé, justement! C’est ce que m’a aussi dit notre maître… Ce n’est plus le fil pour sortir du labyrinthe, mais le fil pour retrouver l’âme dans la matière. Ce daemon-chien bleu n’est pas un animal de compagnie, mais le guide psychopompe, l’ange de l’oubli. Il conduit Pinocchio l’Autre non pas hors du labyrinthe, mais vers son centre, là où brûle ce qu’il est réellement.
– Vous touchez là à quelque chose de très juste. Pinocchio l’Autre ici n’est pas mort au sens biologique. Il est "mort au monde", au monde de l’opinion, de la représentation, du spectacle. Il est entré dans le ventre du grand poisson non comme victime, mais comme 

– Vous touchez là à quelque chose de très juste. Pinocchio l’Autre ici n’est pas mort au sens biologique. Il est "mort au monde", au monde de l’opinion, de la représentation, du spectacle. Il est entré dans le ventre du grand poisson, ce théâtre où ce cirque, non comme victime, mais comme passeur.
– Je ne suis pas sûr de comprendre.
– À tout moment, la façon que nous avons d’envisager les choses et les événements les influencent… Rien ne peut se faire de façon indépendante ou, pour dire autrement, tout agit, certes plus ou moins, sur tout. Le simple fait d’être là est agissant.
– Revenons à Pinocchio l’Autre!

dimanche 22 juin 2025


« D'ordinaire, l'action de perception vise l'intégration des stimuli dans le processus de construction imaginaire. Elle est amortie et ajustée par les préfigurations symboliques et culturelles : archétypes et stéréotypes, voire une forme de précablage lié au bagage collectif transgénérationnel et à ce que Piera Aulagnier nomme la «violence de l'interprétation». On ne voit que ce qu'on doit voir; on croit plus qu'on ne voit ; on perçoit ce qui est recevable. Ce jeu de bonneteau est bien exploité par la machinerie illusionniste et addictive des jeux virtuels.
C'est bien différent pour l'artiste, avec son exigence et son insistance à sentir et à percevoir au-delà et en-deçà de la perception convenue et illusoire. La création d'objet virtuel est issue de la nécessité d'agir pour (se) représenter. L'artiste rend visibles ses objets virtuels quand ils prennent la forme d'objets matériels.»


Michel Gad Wolkowicz, Le sujet face au réel et dans la transmission 



– Asinus n’est pas un âne comme les autres. Ce n’est pas un simple âne de chair et d’os, ni même une mécanique docile. Il est un âne citaphore… du moins c’est ce qu’il paraît…
– Cette sorte d’âne n’existe pas plus que le mot, n'importe qui peut le savoir et il m'étonne que vous ne l'ayez point mentionné dans votre rapport.
– Comment vous expliquer… Il ne se nourrit pas de foin ni d’herbe, mais de mots, et pas n’importe quels mots: de citations, de fragments d’autres pensées, d’autres voix, qui résonnent en lui et qu’il ressasse en mâchant l’air presque hautain comme un ruminant pensif et détaché.
– Comment savez-vous cela? Auriez-vous des sources qui me seraient inconnues?
– J’ai, dans mon maigre bagage, une petite valise tout de même, que j’ai subtilisé sur la plage, que j’ai mise à l’abri dans les collines et dans laquelle reposent une série de carnets et cahiers de sources diverses qui, d’après moi, contredisent quelque peu ce que vous avez rédigé dans votre rapport…
 

samedi 21 juin 2025

 
« Il y a des feux dans l’âme humaine qui ne brillent que lorsqu’on les éprouve au bord de l’abîme. Ce n’est qu’en tombant que l’on voit ce qui nous brûle.»
 
Heinrich von Kleist, "Le Prince de Hombourg"



– Vous voyez, l’histoire qui se passe en ce théâtre est fascinante. Ce n’est pas un conte pour enfants, on pourrait dire, avec une certaine emphase, que c’est un mythe herméneutique. Le "théâtre qui se consume" n’est pas un simple décor, c’est la mise en scène de la vérité elle-même, une vérité qui brûle. Mais ce n’est pas uniquement un feu destructeur. C’est un feu initiatique. Il ne détruit pas le monde, il le révèle à travers l’épreuve, la traversée, la participation. L’élément de feu ici n’est pas accidentel: chez Héraclite, le feu est le fond mobile de la réalité, l’échange constant entre visible et invisible

– Oui. Ce théâtre… ou devrais-je dire ce ventre, n’est pas dans le monde. Il est le monde, mais en tant que monde dévoilé, monde surgissant. Il est ce qui s’appelle la lumière, la clairière : l’espace où l’être se montre en se retirant. Et le feu... le feu est ce qui ouvre cette clairière, en déchirant les voiles.
Les deux compères perroquets virent le doigt blanc de Pinocchio s’approcher du feu. Sous le gant ce n’était pas du bois, non, mais quelque chose d’antérieur au bois. Comme s’il voyait monter vers le ciel des racines inversées, palpitantes et comme si le monde avait été tissé à partir de nerfs.
— Il touche, dit l’un. Peut-être ressent-il quelque chose!
— Il ne sait pas, répondit l’autre.
— Il ne peut pas savoir.
— Mais cela suffira.
Le fil et le doigt brûlèrent à peine effleurés.
Un frémissement dans l’air.
Les rideaux s’animèrent. Le feu extérieurle feu anciencelui du maître, s’enroula autour des poutres et des toiles comme une voix sans bouche.
— C’est maintenant, dit l’un.
— Il entre dans le feu, dit l’autre.
— Il sort du monde.
Mais ils ne pouvaient pas l’arrêter. Ils ne pouvaient pas l’aider.
Ils ne pouvaient même pas être entendus.
Tout ce qu’ils disaient était pour quelqu’un d’autre.
Et ce quelqu’un n’était 
pas Pinocchio, l’Autre.
Le feu n'était point venu d’en haut. Il ne tomba pas comme une punition. Il remonta par ses doigts, comme une mémoire.
Et Pinocchio comprit, sans l’aide du moindre mot.
Ce n’était pas la matière qui brûlait, c’était le faux en lui.
Le gant tomba. La main noircit. Il ne souffrit pas…pas au sens humain.
Car la douleur venait de plus loin… de ce qu’il devait abandonner en traversant.
Chaque chose que le feu touchait devenait vérité.
Chaque chose qui résistait était détruite.
Et au centre de ce théâtre qui flambait, le petit chien bleu l’attendait toujours.
Calme, comme s’il avait su depuis le début.

Le feu ne l’atteignait pas.
Ou plutôt… il était le feu.
Pinocchio comprit qu’il ne suivait pas un guide.
Il suivait un fragment de son propre feu, devenu chien pour pouvoir l’approcher.
Et lui, pantin revenu d’entre les morts, avait-il toujours été cendre? 




vendredi 20 juin 2025


« Nous savons que la pluralité, en général, est conditionnée nécessairement par l'espace et le temps, et n'est pensable qu'au sein de ces concepts que nous nommons, sous ce point de vue, “principes d'individuation”. Mais nous avons reconnu l'espace et le temps comme des formes du principe de raison, dans lequel s'exprime toute notre connaissance a priori. Or, nous l'avons montré, elle ne convient, en tant que telle, qu'à la cognition des choses et non aux choses en elles-mêmes; c'est-à-dire qu'elle n'est que la forme de notre connaissance, non la propriété de la chose en soi, qui, en tant que telle, est indépendante de toute forme de la connaissance, même de la plus générale, celle qui consiste à être objet pour le sujet, et elle est de tous points différente de la représentation. Si donc cette chose en soi, comme je crois l'avoir suffisamment démontré et clairement fait voir, est la volonté, elle est en dehors du temps et de l'espace, en tant que telle et que séparée de son phénomène; elle ne connaît pas la pluralité, elle est une par conséquent; toutefois elle ne l'est pas à la façon d'un individu ou d'un concept, mais comme une chose à laquelle le principe d'individuation, c'est-à-dire la condition même de toute pluralité possible, est étrangère.»

Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, puf


Image et commentaire extraits d’un cahier de Pinocchio l’Autre

La scène est saturée. Les tentures pourpres, charnues et pendantes, donnent à la scène l’aspect d’un ventre clos. Nous sommes à l’intérieur d’un corps-théâtre en combustion lente.
Deux perroquets m’apparaissent, en arrière plan, mais bien présents. Leurs yeux arrondis sont ceux d’êtres qui voient sans pouvoir intervenir. L’un d’eux semble tenir une corde, s’y tenir ou s’y accrocher. Ils tentent, peut-être, de suspendre le récit, de ralentir le feu, en vain.
Je suis habillé d’un costume élégant, chapeau large et gants blancs. Je suis en train de toucher quelque chose qui brûle: des fibres, des filaments, comme des racines ou des nerfs. Mon nez allongé n’est plus un simple signe de mensonge: il est devenu antennebâton de sourcierligne d’écoute intérieure.
Derrière moi, à ma droite, une figure momifiée, visage sculpté dans le drapé de la tente, figure un ancien dieu ou un double spectral, enfermé ou révélé par les cordes.
Le cœur du feu n’est qu’à peine visible par quelques flammèches, mais on sent sa venue dans l’intensité des rouges, dans les tensions des lignes, dans la crispation des perroquets. Quelque chose doit s’enflammer. Et ce sera bientôt.

Pendant ce temps les deux perroquets répètent…


– Qu'est-ce donc, cher ami, que ce mot qu’on murmure,

Qui roule sur les bouches, si clair et si obscur?

Ce verbe tant vanté dans l'âge des machines:

"Apprendre", disent-ils, comme on forge des ruines.
 
– Ce mot vient des Latins, leurs langues de conquête;

Ad-prehendere, vois! il saisit, il s’apprête.

Ce n’est point un renoncement, ni doux élan,

Mais l’assaut d’un esprit, vers le savoir galant.
 
– Ainsi donc j’errais mal, rêvant d’un a privatif,

D’un souffle qui sépare, humble et contemplatif.

Je croyais que l’on cesse, en ce verbe oublié,

De prendre… et qu’en l’oubli, l’âme peut s’éveiller.
 
– Tu n’as point fauté, frère aux plumes éclatantes.

Tu lis non dans les mots, mais dans leur fin latente.
L’homme moderne prend, pour avoir et régner,

Mais celui qui s’oublie peut enfin se gagner.
 
– Se gagner, dis-tu? Par le feu, par la perte?

Par l’ombre du savoir que la flamme déconcerte?

Serait-ce là l’initiation véritable,

Non point d’ajouter, mais d’être vulnérable?
 
– Oui, car le feu n’enseigne en brûlant que l’écorce,

Il laisse au cœur vivant la plus ancienne force.

Et Pinocchio, l’Autre, en ce ventre de feu,

Ne cherche point à prendre… Il se défait de je.

– Il ne nous voit, hélas, ni n’entend nos paroles.

Pour lui, nous sommes hors, nous jouons d’autres rôles.

Spectres ailés perchés aux rideaux consumés,

Nous ne sommes que voix par le vent déformées.
 
– Mais voix pourtant dictées par un maître invisible,
Dont les mots sont du feu, et la langue indicible.

Il souffle à notre bec des lueurs de raison

Que nous redisons, fous, à travers le poison.
 
– Et dans ce cirque en cendres, ce ventre de baleine,

Où tout acte est mangé, redit, fait et défaite,

Les spectateurs, s’ils restent, n’auront pour festin

Que leur propre stupeur, leur peur et leur destin.
 
– Ils ne verront le vrai qu’en devenant le drame.

Qu’ils vivent le spectacle, ou qu’ils brûlent leur âme.

Ici point d’"apprendre", mais mourir lentement

Pour qu’un autre regard naisse du fond du sang.
 
– Alors… Apprendre meurt. Et naît Initié.

Non par le verbe dit, mais le verbe effacé.

Non par l’avoir grossi, mais l’être dépouillé.

Non par un mot gravé, mais un cri oublié.
 

jeudi 19 juin 2025

 
« Mais une fois couché, je n’avais pas plus tôt éteint ma bougie que mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire: "Je m’endors." Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait le livre: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le chandelier n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, auquel elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure.»
 
Marcel Proust, Du côté de chez Swann 
 
 

 
Extrait des cahiers de Pinocchio, l'Autre
 
Le réel ne nous appartient pas. Il nous traverse, et il faut parfois cesser de vouloir le saisir pour qu’il nous atteigne véritablementIl n'est de présence que là où le monde nous atteint, non comme chose, mais comme événement. La présence ne se donne jamais dans la fixité d'un étant défini, mais dans l'ouverture d'une possibilité, dans l'éveil d'une disponibilité à l'imprévisible. L'être ne s'impose pas à nous; il nous arrive. Il nous découvre plus que nous ne le découvrons. C'est en cela que la présence est un surgissement, une irruption du sens, qui excède toute intention de maîtrise.
Ce n’est pas l’objectivité d’un étant figé qui nous ouvre à l’être, mais ce qui advient, ce qui surgit, ce qui nous découvre autant, sinon plus, que nous le découvrons. Car la présence véritable ne se donne jamais dans la fixité rassurante d’un donné, mais dans l’ouverture d’une possibilité, dans l’éveil d’une disponibilité à l’imprévisible.
Ce que nous appelons "être" n’est pas ce que nous posons, définissons, ordonnons: l’être nous arrive. Il n’est pas conquis, il n’est pas saisi, il surgit, dans un moment de vacillement, d’écart, de surprise. Dans ces instants rares, ce n’est pas nous qui portons le sens, c’est le sens qui nous envahit, qui nous déborde. C’est en cela que la présence est un événement irréductible, un surgissement qui excède toute intention de maîtrise.
L’expérience d’un moment de présence est, non pas reconnaissance d’un objet, mais transformation de soi dans l’accueil d’un monde qui se donne sans cause, sans prédicat, sans sécurité conceptuelle. L’événement du monde traverse le sujet, l’altère, l’ouvre à autre chose que lui-même.
C’est dans cette brèche entre l’être assigné et l’être qui vient que se joue toute véritable présence. Elle est toujours un déplacement, un effacement de nos cadres perceptifs habituels. Elle surgit là où nous cessons de vouloir reconnaître pour laisser advenir. Elle ne s’impose pas, elle nous prend, et dans ce saisissement, c’est nous-mêmes qui devenons disponibles, offerts à l’inattendu, frappés d’une lumière que nous n’avons pas allumée.
Ainsi, toute présence authentique suppose une désappropriation: une dépossession de l’intention de maîtrise. Ce n’est pas tant nous qui pénétrons le réel que lui qui, par éclats, nous interpelle, nous arrache à nous-mêmes, et nous replace dans un monde soudain vibrant, tremblant d’être, non pas stable mais en acte.
C’est pourquoi, peut-être, les instants les plus présents de notre vie sont ceux que nous n’avons pas cherchés: un rayon de lumière sur un mur, une voix qui nous traverse, un souvenir enfoui qui remonte à la faveur d’une odeur, une phrase, ou même d’un silence. Là, nous ne percevons pas le monde, nous sommes traversés par lui. Il n’est plus une chose devant nous, mais une force en nous.
Et c’est là, justement, que l’existence cesse d’être un décor pour devenir un événement. Un lieu où l’être affleure, non comme substance, mais comme éclosion. Comme ce frémissement du monde qui ne dit pas ce qu’il est, mais qui réveille en nous le sens même d’être.
 
 

mercredi 18 juin 2025

 
 
– Dites-moi, comment font-ils pour vivre sous l’eau?
– Ils font tout pareil que nous…
– Et nous, comment faisons-nous?
– Nous ne faisons rien… Ce monde n’est pas toujours celui que vous croyez…
– Vous êtes bien mystérieux.
– C’est exactement cela: un mystère… tout comme celui des Pinocchio!
 
 

« Ce n’est point le pas que l’on cherche qui guide,

Mais le roc qu’il rencontre et qui le fait réel.

Car ce n’est pas la route qui conduit,

C’est le combat qu’on y livre, et l’abîme qu’on y scelle.
Et moi, je suis cet abîme encore sans nom,

Ce bois non encore taillé, ce verbe en déraison.
Ce n’est pas pour marcher que j’ai reçu ces membres,

Mais pour consentir à l’invisible, dans la chambre

Où le monde me forge et me réclame.» 
 
– Sommes-nous des universaux?
– Pour commencer, je ne sais point ce que voulez dire par universaux…
– Certains phénomènes ont tendance à se répéter, c’est le domaine de la science, quant aux universaux, ce serait le domaine de la philosophie…
– Et alors…
– Et alors? Tous deux, nous avons la même apparence, les mêmes habits et le même prénom…
– Ce qui voudrait dire que selon votre définition, dans le domaine de la science nous serions une répétition… mais justement nous ne sommes point les mêmes et nous ne portons point le même nom puisque vous n’en avez point!
– Serions-nous alors des choses singulières?
– Singulières, sûrement… au point que nous devrions songer au fait que nous pourrions être une seule et même personne, moi l’Ancien… l’Ancêtre et vous… l’Autre
– N’y songez pas! Si nos traits sont communs, il n’est point question pour moi de vivre la même histoire que vous!
– Je le comprends bien, mais… au-delà des apparences, ces habits qu’autrefois je portais, il me semble que le timbre de votre voix ressemble à s’y méprendre au mien et je pourrais en dire autant du bois dont vous êtes fait…
– Dont vous étiez fait!
– Cela ne change rien… vous êtes mon futur...
– Les concepts de passé et de futur de l'univers n'auraient alors plus de sens…
– Que voulez-vous dire..?
– Je voudrais vous dire que l’univers n’a peut-être ni début ni fin…
– Comment cela pourrait-il être… tout n’a-t’il pas un début et une fin?
– Non parce que si l’univers peut avoir un début… ce début serait aussi une fin…
– Comment cela?
– Parce que tout début est la fin de ce qui précède…
– Et si il n’y a rien avant?
– Ce serait la fin de ce rien… et si quelque chose précède l’univers ce serait alors un autre univers… et quand cet cet univers finirait, il n’y aurait plus rien…
– Vous voulez dire qu’il y aurait rien!
– C’est cela, et c’est ainsi que le passé deviendrait le futur et le futur deviendrait le passé...

mardi 17 juin 2025

 
« Ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin. »
 
Paul Claudel, Journal, 10 février 1905
 
 
 

 
Imaginé peut-être par l’un ou l’autre habitant d'un outre-monde, Pinocchio, l’Autre, croit entendre ou peut-être rencontre, on ne sait où, Pinocchio… l’ancêtre au seul prénom, qui, lui, peine à se souvenir…

– Oui, il me semble qu’il y eut un feu, un renard, une fée…
Mais ce ne sont là que des formes,
des masques. Le vrai souvenir, le seul, est ce vertige.
– De quoi parlez-vous?

– Du vertige de ne pas être encore né de soi, et pourtant de sentir que le monde attend cela de moi. C’est cela que je ressens, là, maintenant, au bord de l’effacement: que je suis la possibilité d’un être qui ne s’est pas encore choisi. Je suis un être sans nom... juste un prénom...
« J’ai fui la liberté comme on fuit l’inconnu,

Mais elle m’a suivi, plus fidèle qu’un père.

Car vivre, c’est oser le pas qui n’est pas dû,

Et faire de son bois l’ébauche d’une chair.»
– Le grand poisson est proche….
– Je le sais.
– Moi aussi je le sais… pas parce que je l’entends ou le vois, mais parce que je me tais.
Et dans ce silence, je sens que je vais devoir répondre.
 Non à un Dieu.
 Non à un père.
 Mais à cette part de moi que je ne peux plus ignorer.
« Je suis Pinocchio, l’Autre

Non pas le pantin.
Non pas le fils.

Mais ce qui vacille entre le bois et la parole,

entre l’attente et le cri.
Je suis l’Autre.

Et le monde me traverse.»

lundi 16 juin 2025

 
« La mémoire est le silence intérieur de l’âme. Elle sait ce que personne n’a dit. Elle garde le nom des choses quand les choses n’en ont plus.»
 
Herta Müller, La bascule du souffle
 
 

 
Je regarde, et je ne sais plus si c’est l’eau ou ma mémoire qui monte.
 L’Archipel s’efface lentement, comme un mot qu’on retire d’un livre déjà lu.
 Rien ne crie, rien ne lutte. Tout glisse.
 Les visages que je croisais chaque jour deviennent des ombres,
 et dans leur regard liquide, je ne vois plus d’attente.
 Seulement le silence, ce silence compact, originel, qui m’enveloppe.
Moi, je ne bouge pas.
 Je sais que je vais être submergé.
 Je le sais d’une connaissance ancienne, avant même la naissance du mot « savoir ».
 Quelque chose en moi frémi,  comme un souvenir à demi effacé 
qui, sous la pression de l’instant, veut renaître sans oser le dire.
Et soudain, je l’entends.
Non pas une voix claire.
 Une rumeur, une plainte lente, sinueuse, qui vient du fond de moi
 et qui pourtant m’est étrangère, ou trop proche pour être saisie.
« Enfant d’atelier, fruit d’un bois sans racine,

Je fus jeté au monde avec pour seul destin

Ce long apprentissage où l’âme s’achemine

Par le mensonge nu vers un langage humain. »
Je chancelle.
Ce n’est pas moi qui parle. Et pourtant, c’est ma voix. 
Une voix ancienne, comme venue d’un gouffre où je n’ai jamais été
 mais dont je reconnais le froid.
Sous mes pieds, les plaques de roche se déplacent. 
Mais en moi aussi, des plaques tectoniques invisibles se mettent en mouvement.
 Ce que je croyais stable, mon nom, ma forme, ma mémoire, vacille.
 Et dans le grondement intérieur de cette dérive,
 je sens s'approcher le ventre du monde.
Le grand poisson.
Je ne sais pas ce qu’il est, ni d’où il vient.

Mais il est là.

Et je sais qu’il m’attend depuis toujours.
« J’ai vu les nuits sans fin où l’homme, sans lumière,

Marche droit dans le doute et se tord dans l’orgueil.

Moi-même fus ce bois rêvant d’être une pierre,

Pour échapper au cœur, au souffle, à son linceul.»
Je voudrais crier, mais tout ce qui sort de ma bouche 
est ce poème que je ne connais pas, mais que je comprends.
Est-ce cela, se souvenir?
Non pas retrouver une scène, mais être traversé par elle
 comme une corde tendue vibre sous l’archet du vent?
Il me semble…