"Ces îles, tantôt rochers, tantôt prairies, tantôt vallées, tantôt tours, tantôt ruines, tantôt maisons, tantôt tombeaux, sont des espèces de navires échoués; mais navires de pierre, pleins d’ombre, pleins de silence, pleins de solitude, que la mer entoure et que le vent parle. On croit parfois entendre des voix dans les rafales; ce sont les âmes des naufragés ou les cris des mouettes, on ne sait."
Victor Hugo, L'Archipel de la Manche
L'île rocheuse, battue par les vents se dresse, noire et rugueuse, comme un poing levé contre l’oubli, au milieu d'un océan désenchanté. Autour d’elle, l’océan gronde sans relâche, respiration du monde ou grondement d’une bête ancestrale. Le ciel n’est jamais tout à fait le même. Parfois livide, parfois d’un bleu cruel, rouge ou parfois chargé d’un or surnaturel. Il n’y a pas de saison ici, seulement la succession de colères, d'accalmies, et des soupirs. La lumière y rase les rocs comme un regard fatigué.
Sur cette île aux reins battus, un étrange théâtre s’élève. Non pas bâti, mais ramassé, ramassé comme on recueille un rêve échoué. Planches brisées, voiles défaites, mâts penchés, rouille d’ancres mortes, cordages dénoués, tout y est fragment, ruine, trace. Et pourtant tout semble prêt. Prêt pour une représentation que nul ne viendra voir. Un cirque, oui, un cirque sans rires ni clameurs, dressé pour les vents et les esprits.
De très étranges figures l’habitent.
Un âne, fin et vif, dont les yeux profonds portent la sagesse des bêtes qui écoutent.
Un chien, tendu vers l’horizon, comme s’il guettait un retour qui ne vient plus.
Et une poupée, de toile, d’ombre et de fil, vêtue d’un uniforme militaire bleu à galons dorés. Elle se tient droite, imperturbable, comme un général d’argile. Qui lui a cousu cet habit? Quelle main aimante ou ironique l’a ainsi parée et tient les fils emmêlés et fragiles de sa vie? Nul ne le sait encore.
Ils ne bougent guère, mais quelque chose circule entre eux. Un murmure, un souffle, une attente. Ils sont comme les gardiens d’une énigme. Leur présence seule donne à cette île l’allure d’un sanctuaire, d’un lieu où l’imaginaire s’est échoué et s’est mis à respirer.
Le vent passe entre eux comme un messager.
Il joue dans les cordes, il siffle aux jointures, il parle dans les pierres.
Et parfois, oui, parfois, il apporte des voix.
Des voix qui ne viennent pas de l’île, ni du ciel, ni même des profondeurs de la mer.
Des voix venues d'un ici ou d’un ailleurs sans rive: celle de l’auteur, du personnage, du lecteur, entités mouvantes, conscientes, inquiètes, appelant à travers les dimensions de la page et du silence.
Ils parlent. Ils questionnent. Ils doutent.
Et les voix atteignent l’île.
Portées non par le hasard, mais par quelque mystérieux dessein. Comme si cette île, ce trio immobile, ce théâtre sans rideau, était le réceptacle de leurs divagations, l’écho tangible de leur conscience flottante.
La poupée penche la tête. Sa bouche ne bouge pas, mais ses paroles résonnent, intérieures, claires comme le son d’un coquillage porté à l’oreille :
— Avez-vous entendu, compagnons, ce tumulte étrange ?
Ces voix, venues d’ailleurs, que le vent nous échange ?
Un auteur, des lecteurs… silhouettes dissoutes dans les phrases…
Mais pourquoi ce vacarme? Pourquoi ces extases?
Sont-ils aussi perdus que nous sur leur propre archipel,
Errants en des discours comme oiseaux en leur chapelle.
Le chien gémit doucement. L’âne baisse les paupières. Le vent, lui, s’enfle, non pour répondre, mais pour prolonger l’énigme.
Et alors, on sent que cette île n’est pas unique. D’autres surgissent çà et là, invisibles. D’autres lieux du même tissu: archipels de pensée, de mémoire, de fiction. Entre eux circulent les vents, porteurs de bribes, de pages, de cris muets.
Peut-être sommes-nous tous, à notre façon, échoués quelque part.
Peut-être que nos lectures, nos écritures, nos rêves, ce sont ces vents qui nous relient, qui nous parlent.
Et cette île, battue par les tempêtes, n’est qu’un miroir dressé face à l’océan de nos incertitudes.
Un théâtre de fortune, oui, mais vivant et peuplé de fragments et de fables où le vent lui-même est un personnage, un auteur, une parole errante à travers les mondes...
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