jeudi 19 juin 2025

 
« Mais une fois couché, je n’avais pas plus tôt éteint ma bougie que mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire: "Je m’endors." Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait le livre: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le chandelier n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, auquel elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure.»
 
Marcel Proust, Du côté de chez Swann 
 
 

 
Extrait des cahiers de Pinocchio, l'Autre
 
Le réel ne nous appartient pas. Il nous traverse, et il faut parfois cesser de vouloir le saisir pour qu’il nous atteigne véritablementIl n'est de présence que là où le monde nous atteint, non comme chose, mais comme événement. La présence ne se donne jamais dans la fixité d'un étant défini, mais dans l'ouverture d'une possibilité, dans l'éveil d'une disponibilité à l'imprévisible. L'être ne s'impose pas à nous; il nous arrive. Il nous découvre plus que nous ne le découvrons. C'est en cela que la présence est un surgissement, une irruption du sens, qui excède toute intention de maîtrise.
Ce n’est pas l’objectivité d’un étant figé qui nous ouvre à l’être, mais ce qui advient, ce qui surgit, ce qui nous découvre autant, sinon plus, que nous le découvrons. Car la présence véritable ne se donne jamais dans la fixité rassurante d’un donné, mais dans l’ouverture d’une possibilité, dans l’éveil d’une disponibilité à l’imprévisible.
Ce que nous appelons "être" n’est pas ce que nous posons, définissons, ordonnons: l’être nous arrive. Il n’est pas conquis, il n’est pas saisi, il surgit, dans un moment de vacillement, d’écart, de surprise. Dans ces instants rares, ce n’est pas nous qui portons le sens, c’est le sens qui nous envahit, qui nous déborde. C’est en cela que la présence est un événement irréductible, un surgissement qui excède toute intention de maîtrise.
L’expérience d’un moment de présence est, non pas reconnaissance d’un objet, mais transformation de soi dans l’accueil d’un monde qui se donne sans cause, sans prédicat, sans sécurité conceptuelle. L’événement du monde traverse le sujet, l’altère, l’ouvre à autre chose que lui-même.
C’est dans cette brèche entre l’être assigné et l’être qui vient que se joue toute véritable présence. Elle est toujours un déplacement, un effacement de nos cadres perceptifs habituels. Elle surgit là où nous cessons de vouloir reconnaître pour laisser advenir. Elle ne s’impose pas, elle nous prend, et dans ce saisissement, c’est nous-mêmes qui devenons disponibles, offerts à l’inattendu, frappés d’une lumière que nous n’avons pas allumée.
Ainsi, toute présence authentique suppose une désappropriation: une dépossession de l’intention de maîtrise. Ce n’est pas tant nous qui pénétrons le réel que lui qui, par éclats, nous interpelle, nous arrache à nous-mêmes, et nous replace dans un monde soudain vibrant, tremblant d’être, non pas stable mais en acte.
C’est pourquoi, peut-être, les instants les plus présents de notre vie sont ceux que nous n’avons pas cherchés: un rayon de lumière sur un mur, une voix qui nous traverse, un souvenir enfoui qui remonte à la faveur d’une odeur, une phrase, ou même d’un silence. Là, nous ne percevons pas le monde, nous sommes traversés par lui. Il n’est plus une chose devant nous, mais une force en nous.
Et c’est là, justement, que l’existence cesse d’être un décor pour devenir un événement. Un lieu où l’être affleure, non comme substance, mais comme éclosion. Comme ce frémissement du monde qui ne dit pas ce qu’il est, mais qui réveille en nous le sens même d’être.
 
 

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