dimanche 29 juin 2025


« Il faut bien entendre que ce que nous appelons ‘nature’, ce que nous nommons ainsi avec tant de naïveté ou de nostalgie, est déjà pris dans un réseau de discours, de représentations, de récits et de savoirs. La nature comme origine pure, brute, antérieure à l’homme, est une invention culturelle, un effet de langage. L’homme ne découvre pas la nature: il la fabrique en parlant d’elle. Et plus le discours est savant, ou plus il est beau, plus il est à même de nous faire croire à cette nature-là, comme à une vérité qui nous précéderait. Mais il n’y a pas de dehors du langage. Il n’y a pas de pureté primitive, il n’y a que des constructions, des effets de discours. Le rôle de la critique, alors, n’est pas de détruire ces discours, mais de montrer leur mécanisme, leur pouvoir, et ce qu’ils cherchent à faire croire.»


Michel FoucaultLes mots et les choses


 
 

– Il faut prendre garde à ces textes qui, sous couvert de célébrer la puissance du monde naturel, finissent par le mythifier.
– L’extrait ici étudié est remarquable par son souffle, sa précision sensorielle, sa capacité à rendre sensible l’épaisseur de la roche, l’odeur du soufre, le silence profond des îles.
– Mais c’est précisément cette efficacité stylistique qui appelle une lecture critique: car plus un texte est beau, plus il faut se méfier de ce qu’il fait passer pour vrai. Nous sommes ici devant une construction imaginaire d’un monde "avant l’homme", ou "en marge de l’homme", une nature première, brutale, incandescente, que l’auteur, notre maître, semble vouloir opposer implicitement aux sociétés humaines et à leurs désordres. Cette esthétique du chaos fécond, cette vision d’un monde qui recommence dans la roche et la vapeur, s’inscrit dans une longue tradition occidentale: celle de la nature conçue comme origine pure, comme laboratoire originel, comme promesse régénérante.
– Ce fantasme n’est pas neutre. Il participe d’un imaginaire qui tend à effacer les présences humaines réelles — passées ou actuelles — dans ces lieux. On remarquera l’absence totale de toute trace culturelle, de toute mémoire autre qu’élémentaire.
– L’île n’a pas d’histoire humaine. Elle est décrite comme une page blanche, un désert sacré. Cela rappelle étrangement la manière dont les premiers voyageurs européens parlaient des terres qu’ils “découvraient”: comme si personne n’y avait jamais vécu, comme si seuls le vent, le feu et les oiseaux pouvaient y prétendre à une forme de légitimité.
– Cette esthétique de l’île-matrice, du “vestige devenu commencement”, n’est pas innocente…
– Elle reflète un désir moderne de réenchantement par le retour à une nature rude mais signifiante, une nature qui serait encore capable de nous parler, voire de nous corriger. Le silence géologique évoqué à la fin du texte, ce "silence plus profond que la nuit", est lourd de projections: il ne respire que ce qu’on veut bien y entendre.
– En cela, l’appel à Rimbaud, "L’éternité, c’est la mer allée avec le soleil",  fonctionne ici moins comme un éclairage que comme un voile. Cette phrase, devenue totem de l’indicible poétique, est utilisée pour sceller l’alliance mystique entre les éléments, pour sacraliser ce que le texte désigne comme un recommencement. Mais de quelle éternité parle-t-on? Une éternité sans voix humaine? Sans mémoire? Sans conflit? Cette mer allée avec le soleil est peut-être, au fond, une fiction d’oubli.
– Il ne s’agit pas de nier la beauté de ce texte, ni sa puissance d’évocation. Mais de rappeler que cette beauté s’inscrit dans un système de représentation: celui qui fait du chaos naturel une scène d’initiation, du minéral un mythe fondateur, et du vivant un miracle silencieux. Or, les îles réelles, volcaniques ou non, sont traversées par des histoires concrètes, des pratiques, des conflits, des cosmologies qui excèdent cette rêverie géologique. Il faut garder cela en tête, chaque fois qu’un texte nous parle d’origine.

 

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