samedi 28 juin 2025







– Où donc a disparu Pinocchio l'autre, l'Enfant Lune, Daemon et tous les autres?
– Notre maître dit qu'ils sont sur l'Archipel…
– Sauriez-vous m'en dire quelque chose?
– C’est un archipel mouvant, comme arraché au socle du monde par la colère souterraine.
Une constellation d’îles noires, grises, ocre ou blafardes, semées sur l’océan comme les scories d’un rêve géologique. À l’approche, les formes se révèlent instables: crêtes déchiquetées, dômes bombés, plateaux éventrés. Chaque île semble, en un même temps, ancienne et en train de naître, figée et pourtant palpitante sous la croûte rugueuse de sa surface.
– Tout cela ne me paraît point joyeux...
– En effet, l'’île principale, s’il en est une, se détache par son austérité. Elle n’a rien de ces terres verdoyantes où la vie ruisselle. C’est un amas de roches sombres, basaltiques, parfois vitrifiées par le feu. Son sol est irrégulier, souvent coupant, hérissé de scories où l’on devine la trace de l’éruption qui l’a façonnée. Les roches, d’un noir mat ou d’un gris ferrugineux, sont fendillées, striées de failles qui exhalent une vapeur tiède, parfois soufrée. Elles ont cette odeur d’œuf, de fer rouillé et de cendre mouillée que l’on respire dans les crevasses volcaniques de la cordillère des Andes.
La mer alentour est d’un bleu minéral, souvent tachée de traînées noires: coulées récentes de cendre, ou bien courants de débris organiques. Par endroits, l’eau bout littéralement, soulevée par une activité géothermique sous-marine — on y mesure des températures anormalement élevées, et parfois l’apparition subite de bulles, d’îlots fumants, ou d’étranges bancs de poissons parfaitement immobiles.
– Tout cela me parait bien lugubre!
– Et pourtant… Au cœur de ce chaos, la vie s’insinue. Les oiseaux marins y nichent: fous à pieds bleus, frégates, goélands aux ailes tachetées de sel. Certains crient, d’autres planent en silence, mais si tous participent à cette chorégraphie organique, ils ne s’y attardent point. Ils déposent dans les failles des graines venues d’ailleurs, enrichissent les sols de leur guano, et tracent des sillons dans les airs comme des prières suspendues.
L’île, dans son austérité, devient alors non plus un vestige, mais un commencement.
Elle n’est pas un lieu d’oubli, mais d’éveil.
Un laboratoire brut, où la matière s’organise, lutte, échoue, recommence.
Elle palpite dans le silence géologique, ce silence plus profond que la nuit.
– Un silence qui respire.
– C'est cela! Il existe des paroles qui ne décrivent pas le monde, mais le réinvoquent. Des paroles où les mots ne servent plus seulement à désigner, mais à réveiller les forces dormantes de la matière. Celle-ci, dense, minéral, sans concession au pittoresque, relève de cette écriture des commencements, de cette géopoétique des origines qui touche à ce que Rimbaud appelait, dans une fulgurance étrange...
–  "l’éternité, la mer allée avec le soleil."
– Ce n’est pas une île que nous visitons, c’est un battement. Une pulsation primitive, arrachée aux entrailles du globe, encore tiède de création. Notre maîtrene nous tend pas une carte: il nous plonge dans un épicentre. Ici, le sol n’est pas un décor, il est un organisme. Il fendille, il respire, il émet des vapeurs...
– … comme si le monde n’avait jamais été entièrement refroidi, comme si la croûte terrestre était une peau fine sur une bête encore vivante.
– C'est cela.
– Et que voit-on?
– Un archipel à la dérive du réel, une constellation de cendres, d’îles noirâtres qui ne sont pas des refuges mais des laboratoires. La vie, là, ne ruisselle pas comme dans les récits d’exotisme faciles. Elle hésite. Elle balbutie. Elle tente, à l’image de la matière même, de prendre forme. Le texte saisit ce moment rare, celui où le vivant et le minéral, le feu et le sel, le silence et le cri, coexistent encore dans une équation instable.
D’où cette étrange tension: chaque île semble, nous dit-on, "ancienne et en train de naître". Voilà le cœur battant du passage, cette suspension entre ruine et genèse. On pourrait croire à un décor post-apocalyptique, si ce n’était pour ces personnages qui apparaissent et disparaissent en même temps que le cirque qui les abritent, un puits d’espoir discret. Rien n’est achevé, rien n’est désespéré. La nature, dans sa forme la plus rugueuse, s’y exerce à nouveau. Elle échoue, elle recommence. Elle s’obstine. Ce n’est pas un Eden, mais c’est une promesse.
– La mer, quant à elle, n’est pas une surface: elle est une matrice.
– Elle bouillonne, elle fume, elle accouche. Et c’est là, précisément, selon notre maître, que la phrase de Rimbaud trouve sa chambre d’écho: "l’éternité, c’est la mer allée avec le soleil." Car cette éternité rimbaldienne, ce n’est pas la paix, ni la fixité, dit-il; c’est le mouvement perpétuel des éléments, la collision des astres et des eaux, la lumière fécondant l’abîme. Notre maître l’a compris: la mer n’est pas seulement bleue, elle est incandescente; elle n’est pas lisse...
– ... elle est en lutte.
– L’île, alors, devient le mot premier d’un langage encore inarticulé.
– Une syllabe géologique d’un poème plus vaste que l’humanité. Ce n’est pas un lieu d’oubli, mais d’éveil, non pas parce qu’on y trouve des réponses, mais parce que tout y reste à inventer.
– Nous ne sommes pas devant un paysage, mais devant un commencement qui ne finit pas...
– Le silence qu’on y respire n’est pas vide...
– Il est plein d’avenir.
– Il palpite.
– Il rêve. 
 
 


Aucun commentaire: