jeudi 12 juin 2025


« Il faut au langage s’émanciper de sa fonction ordinaire de prédication qui induit classification, représentation et discours logique. […] Le langage d’abord, en son trait ouvrant, engage une véritable surprise où s’éclôt le réel…»

Henri MaldineyAîtres de la langue et demeures de la pensée


Pinocchio, l’Autre, ou la vie désœuvrée

Lorsque Daemon s’adresse à Pinocchio, l’Autre, ce n’est pas pour lui attribuer un rôle ou une place dans le langage. C’est, au contraire, pour pointer son écart. Pinocchio, l’Autre, n’est pas un acteur dans la scène symbolique, il est ce qui reste quand la scène s’est effondrée. Il est, comme l’écrit Giorgio Agamben dans L'ouvert«ce qui échappe à l’histoire sans appartenir à la nature». Ni homme, ni bête. Ni sujet du conte, ni simple objet. Il est ce que le philosophe appellerait une figure de la désactivation: une image qui ne joue plus son rôle, mais ne disparaît pas pour autant. Une figure qui persiste, inutilisable.
Agamben écrit:
« L’homme est l’animal qui a appris à reconnaître sa propre image dans un miroir et à en faire l’objet d’une science. Mais ce qui reste irréductible, c’est le regard de l’animal qui, dans le miroir, ne reconnaît rien.»
C’est ce que l’on peut capter dans son intensité: le regard troué de Pinocchio, l’Autre, face à son propre reflet, vacillant, instable, indistinct. Il n’y voit ni modèle ni vérité. Il y voit l’oubli. Ou plutôt: une image qu’on n’a jamais vraiment regardée. Un reste.

 



– Exister... dites-vous. Mais exister sans son nom propre, sans adresse, sans ancrage… n’est-ce pas là encore une illusion?
– Peut-être, mais une illusion consciente d’elle-même n’est plus un mensonge. Elle devient une forme de lucidité. Une faille assumée.
– Vous ne cherchez plus?
– Je ne cherche plus… je ne veux plus connaître l’origine. Toute origine est déjà différée, déplacée, ajournée. Elle n’est jamais là, mais toujours en train de s’écrire ailleurs.
– Vous parlez comme si vous n’étiez plus le centre de votre propre voix, dit Daemon.
– Parce que je ne le suis pas. Ce que je suis parle en moi, mais jamais directement. Il y a un écart. Une latence.
– Une sorte d’attente sans fin entre ce qui s’écrit et ce qui est dit?
– Voilà. Je ne suis pas un être. Je suis une trace. Un reste. Pas ce qui est écrit, mais ce qui glisse entre les lettres. Une présence différée, toujours en décalage, toujours en fuite.
– Vous êtes donc ce que Derrida appellerait une différance. Non pas une différence repérable, mais un écart invisible, un ajournement du sens, un silence qui agit.
– Exactement. Je suis le bruit du bois qu’on n’entend plus, le souffle du vent entre deux phrases. Et c’est cela que je tente d’habiter: non pas un lieu stable, mais une dissonance.
– Et c’est là que commence, peut-être, une éthique du retrait, ajoute Daemon. Non plus vouloir coïncider avec soi, mais consentir à ce désajustement fondamental. S’offrir à l’impossibilité même de se dire pleinement.
– Ne plus s’appartenir?
– Ne plus s’appartenir, conclut l’Autre, mais se donner à ce qui, en soi, reste en friche. Une parole inachevable. Une promesse sans terme. Une fable défaite.
– Et dans cette fable désœuvrée, dit Daemon, vous devenez non plus personnage, mais écriture. Non plus figure, mais espacement. Non plus Pinocchio… mais ce qui, de Pinocchio, aura toujours résisté au conte,  mais sans jamais posséder. «Le sens est toujours en excès par rapport au dit», écrivait Levinas. Et cette parole qui n’explique rien, serait-ce cela: un excès qui déborde la phrase?
– Comme un débordement…
– Et ce débordement… il ne vous écrase pas?
– Il nous ouvre. Le langage n’est plus un instrument du savoir, mais un effondrement qui parle*. Une parole qui nous retire à nous-mêmes, qui fait vaciller le sujet au bord du silence.
– Alors ce n’est pas un mutisme. C’est un dire qui ne veut plus dire.
– «Le mot ne veut plus dire ce qu’il dit. Il veut seulement dire qu’il fut dit.»**
– Un vestige, une trace… une mémoire du dire?
– Oui. Et même une mémoire du silence du dire. Ce qui compte, ce n’est plus la signification, mais la résonance. Ce qui reste après que le sens s’est retiré.
– Une sorte de blessure qui vibre encore?
– Une blessure qui devient le lieu même de l’écoute, mais une ouverture traversée. L’être n’est plus plein, mais poreux, creusé par cette clarté obscure où l’on ne comprend rien, mais où l’on devient capable d’accueillir ce qui n’est pas à comprendre.
– Comme si le langage cessait de vouloir capturer, pour simplement… accueillir?
– Oui. Accueillir le retrait du sens, habiter l’inexpliqué, non comme un manque, mais comme un excès d’être. Et cela, précisément, est une éthique. Un art d’errer sans posséder. D’ouvrir sans clore.
– Alors vous ne cherchez plus à devenir homme?
– Je cherche à devenir hôte. Non de l’amour, même, mais de ce silence qui le traverse sans se dire. Il ne veut plus avoir une voix. Il veut être un lieu d’écoute.
 
Blanchot
** Jabès, Livres du désert

 

Aucun commentaire: