« Ce n’est pas le monde que je décris. Ce n’est pas la vérité. C’est une image, une vision, une composition. À peine ai-je commencé à nommer une chose, que déjà je la défigure. Car les mots ne sont pas les choses, ils sont les ombres des gestes, les restes de la lumière. Et pourtant, je n’ai que cela : ce réseau fragile, menteur, éblouissant. Ce que je donne à voir n’est pas ce qui est, mais ce que les mots font être. Alors que d’autres croient se taire pour écouter le réel, moi je parle pour dire qu’on ne fait qu’inventer. Le monde ne se donne jamais, il se raconte.»
Claude Simon, Les Géorgiques
– Que reste-t-il d’un monde lorsque l’on craint d’y rêver?
– Quelqu'un a signé
un article rigoureux, informé, mais d’une sévérité si méthodique qu’il
semble oublier ce que les mots peuvent toucher, non pas au-delà du réel,
mais au cœur brûlant de sa perception. Son reproche d’"esthétisation du
chaos" me laisse perplexe: doit-on toujours réduire l’élan poétique à
une manœuvre idéologique? Est-ce trahir l’histoire humaine que de
s’attarder, quelques instants, sur une île nue, vierge de discours, là
où la roche parle à la chair?
Ce
texte, qu’il accuse d’effacer les présences humaines, ne fait rien
d’autre que sonder l’avant. L’avant-civilisation, l’avant-verbe,
l’avant-jugement. Est-ce un crime d’imaginer un monde sans nous, non pas
pour l’exclure, mais pour mieux comprendre ce que notre venue change?
La roche n’est pas ici une utopie; elle est une hypothèse d’écoute.
Quant
à sa lecture de Rimbaud, je la trouve... froide. Terriblement froide.
L’éternité n’est pas un fantasme d’oubli: elle est une tension.
Une déchirure maintenue ouverte entre le minéral et le lumineux. Ce
n’est pas l’oubli de l’humain, c’est la possibilité de l’humain. Votre
vigilance est louable, mais elle assèche le sol avant qu’il ne puisse
fleurir. Vous reprochez au texte son silence? Peut-être ne l’avez-vous
pas assez habité.
– Qui est-ce?
– Je crois que c'est lui qui a écrit ce que vous avez pu entendre critiquer hier...
– Regardez et écoutez comme il sait répondre…
– Ne le reconnaissez-vous point?
– Serait-ce Pinocchio l’Autre?
– Peut-être… mais l’autre?
— Je ne le sais pas… aucune idée…
– À qui s’adresse t’il?
– À celui qui l’a critiqué…
– Faites silence… Pinocchio l’Autre parle!
– Vous parlez avec flamme, et je reconnais à votre style ce charme des
géographes de l’âme, ceux qui veulent écouter la roche comme on lirait
un poème. Soit. Mais permettez-moi de vous répondre avec une franchise
que je veux polie: vous romantisez l’érosion.
Quand
vous parlez "d’hypothèse d’écoute", je n’entends qu’un soupir lyrique, charmant, mais aveuglant. Ce que vous appelez "l’avant", cette île sans
nom ni mémoire, n’est pas un lieu neutre: c’est une fiction
construite, un artifice où le réel est savamment gommé pour mieux
contempler une essence supposée du monde. En prétendant sortir du
langage pour "entendre la roche", vous oubliez que cette roche est déjà
racontée, encadrée, stylisée. Ce n’est pas le monde que vous décrivez:
c’est un théâtre minéral.
Quant à Rimbaud, que vous brandissez comme talisman, je ne le trouve pas froid, mais tragique. "La mer allée avec le soleil",
dites-vous? Très bien. Mais regardez de plus près : cela ne dure qu’un
instant, une collision, une illumination. Vous y voyez la genèse; j’y
entends une disparition. L’éternité, dans cette phrase, est aussi fugace
qu’un rêve géologique.
Je
ne dis pas qu’il ne faut pas rêver. Je dis qu’il faut savoir d’où l’on
rêve, et à quel prix. Vos paroles m’émerveille parfois, mais je persiste: il faut savoir reconnaître les mythes que l’on répète. Autrement, on
finit par confondre la lave avec le lait.
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