lundi 2 juin 2025

 
 « La parole ne parle que tant qu’elle est écoutée. Mais l’écoute n’est pas l’audition d’un son. L’écoute est l’appartenance au déploiement de la parole, cette manière de laisser-être ce qui demande à se montrer. Ce n’est pas l’homme qui parle, c’est la parole qui parle en lui. Lorsque la parole devient parole, elle ne fait pas que transmettre un message ; elle fait être ce qui demande à se dire. Et ce dire ne vise pas un savoir, mais une mise en présence.»
 
Martin Heidegger, Acheminement vers la parole 
 
 

 
Pinocchio, l'Autre, son corps, jusque-là tendu par la nécessité d’imiter, de ressembler, de rejouer sans cesse l’histoire d’un autre, devient peu à peu un lieu de silence.
 Les jointures ne grincent plus.
 Le bois s’assouplit.
 Le front ne résonne plus du choc contre les parois de la parole.
 Même le nez, cette dérision de vérité, semble se rétracter dans l’oubli d’un mensonge ancien, qui n’appartient pas à lui mais à la fable dont il est l’écart.
 C’est une désarticulation lente, douce, presque végétale.
 Il ne se défait pas, il s’évide. Et dans cette vacance soudaine, cette nudité d’être qui n’obéit plus, s’élève une parole silencieuse, comme un murmure intérieur que seul le néant entendrait.
 Le théâtre autour de lui n’est plus qu’un murmure de toile. Pas de public.
 Le monde s’est replié comme un rideau de brume.
 Et dans cette scène déserte, il devient… non pas autre, non pas nouveau, mais non-déjà-dit.
 Il ne sera plus la copie d’un modèle, ni son rejet.
 Il sera ce bois qui s’oublie bois.
 Ce souffle né d’un arbre qui ne fut jamais sculpté.
 Il portera encore les cicatrices des fils, les marques de l’artifice, mais ce seront les veines d’une chair en devenir.
 Pinocchio l’Autre, oui, mais surtout celui qui vient après l’Autre.
 Celui qui n’a plus besoin de nom.
 Et peut-être, dans ce presque rien, dans cette articulation muette entre chute et naissance, quelque chose se lève sans qu’on le voie, comme une parole qui n’aurait plus besoin de bouche, comme une lumière qui n’éblouirait pas, mais laisserait deviner, au fond de la nuit, un commencement.
 Silencieux.
 Sans bois.
 Sans rôle.
 Juste une présence.
 Peut-être une âme.
 Ou le rêve d’une âme…
 … ce qui revient au même.
 Mais ce rêve — et c’est là le point — n’est plus seulement l’ébauche d’un devenir.
 Il est energeia : non pas le passage d’une forme à une autre, mais l’acte même d’exister en tant que passage.
 Un feu qui ne consume pas, mais qui éclaire depuis l’intérieur le bois devenu souffle.
 Il ne cherche plus à être vrai.
 Il est, simplement, en train de se faire.
Chaque instant n’est plus le pont vers un aboutissement, mais la manifestation même du possible en train de s’accomplir.
Energeia: ce n’est pas l’âme figée dans une essence, mais le mouvement de l’âme en acte, l’être comme éclosion continue.
Ce n’est plus le pantin, ni le garçon, ni le symbole.
 C’est un rythme.
 Une palpitation sans maître.
 Un silence agissant.
 Ainsi, dans les plis d’une scène oubliée,
 au bord du langage et du souffle,
 quelque chose persiste.
 Un acte sans sujet.
 Une vie sans contour.
 Et peut-être que c’est cela, au fond, celui qu'il veut être:
 celui qui, comme lui, n’est plus une figure,
 mais une intensité.
 Une intensité qui peut parler... ou écrire.