vendredi 11 juillet 2025


« Cette vision d’une nature vivante où l’homme n’est rien est à la fois étrange et triste. Ici, dans une terre fertile, dans une verdure éternelle, on cherche en vain des traces de l’homme; on a le sentiment d’être transporté dans un monde différent de celui où l’on est né.»
 
Alexander von Humboldt, extrait de Jaguars and Electric Eels


Le silence n’avait pas disparu, mais il avait changé de qualité. Ce n’était plus l’oppression végétale du sous-bois, ni le bourdonnement enfoui des insectes invisibles. C’était un silence haut, ample, presque lumineux. Le sol sous mes pieds était étrangement lisse, couvert d’une herbe grasse et basse qui ne poussait nulle part ailleurs dans l’île. Et je dis bien  “l’île”, car soudain, je me souvenais…
Je me souvenais, chose qui, l’instant d’avant, me paraissait impossible, que je n’étais pas dans une forêt. Que cette végétation n’aurait jamais dû exister. Que ce lieu n’était pas une jungle, ni même un archipel tropical. J’étais sur une île volcanique, âpre, noire, battue de vents et de sel. Une île que les naturalistes avaient décrite comme stérile, à peine couverte de mousses cendrées et de lichens adhérant aux roches.
Je revoyais les carnets, les croquis, les descriptions lacunaires de ces masses rocheuses dressées dans l’océan comme des navires échoués. On n’y trouvait que le minimum végétal, des traces de vie disséminées, fragiles. Alors comment ?
Comment avions-nous pu marcher si longtemps dans une forêt qui n’existait pas?
Comment n’avais-je pas été surpris de voir tant de verdure, tant de troncs, tant d’ombre, là où tout n’aurait dû être que lave refroidie et silence minéral? Pourquoi cela ne m’avait-il pas frappé?
Et pourtant, ce n’était pas cela qui m’emplissait d’effroi.
Ce qui m'arrêtait, ce qui paralysait mes pensées et faisait battre mon cœur dans un tempo irrégulier, c’était l’arbre.
Là, au centre exact de la clairière, si parfaite, si ronde, qu’elle semblait avoir été dessinée plutôt que née, se tenait un arbre d’une taille inhumaine. Il ne ressemblait à aucune espèce connue: ses branches s’élevaient, non pas comme les bras d’un être vivant, mais comme des colonnes, ou des antennes. Son tronc, large comme une tour, était couvert de motifs qu’on aurait pu croire sculptés, s’ils n’avaient pas semblé… en mouvement. Et ses feuilles, oh, ses feuilles, d’un vert trop sombre, trop dense, luisaient comme la surface d’un œil.
Il ne faisait rien. Il ne bougeait pas. Et pourtant, il attendait. Je le sentais. Il n’y avait pas de vent, mais ses rameaux palpitaient imperceptiblement, comme s’ils répondaient à une présence. La mienne, peut-être. Ou à autre chose.
Un mot me vint à l’esprit, sans que je sache d’où: "primordial".
Ce n’était pas un arbre. C’était le souvenir d’un arbre, quelque chose d’avant le monde végétal, quelque chose qui avait poussé là où rien ne devait pousser, par volonté seule, ou par un phénomène dont aucun langage humain ne pouvait rendre compte.
Je reculai d’un pas, et le sol me sembla me retenir. Pas physiquement: par l'idée même du retour, qui se dissolvait dans mon esprit comme une vapeur.


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