jeudi 10 juillet 2025


"Il y avait là une forêt… une forêt immense, un enchevêtrement inextricable de troncs, de lianes, d'ombres, et de silence… Elle semblait immobile et pleine d’un regard hostile. Impossible de la traverser sans y perdre la raison, tant elle avalait tout dans son obscurité verte et moite."
 
Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, 1899, Traduction adaptée
 
 

 
 
Extrait du journal de Don Carotte
 
Les insectes vinrent ensuite. D’abord discrets, très discrets. Nous croyions percevoir leurs ailes, leurs mandibules, leur insistance. Un bourdonnement continu, que j'imaginais être celui de ces insectes invisibles, s’immisçait jusque dans mes pensées. La présence de ce bourdonnement était plus que physique: elle s’insinuait, elle démangeait l’esprit. Et toujours cette impression que, derrière le rideau vert, quelque chose écoutait.
Je ne savais plus depuis combien de temps nous marchions. Le jour ne variait plus, ou si peu, sous cette canopée si épaisse qu’on aurait dit qu’elle filtrait jusqu’au temps. Mon corps me pesait. Il me semblait être tiré vers le sol par une force plus grande que la gravité. Et les arbres, ces grands gardiens silencieux, commençaient à se transformer. Leurs branches, longues et fines, griffaient notre passage, comme autant de doigts secs. Certaines tombaient sans bruit à côté de nous, d’autres nous frôlaient le visage comme des plumes rêches.
Il nous arrivait de nous arrêter, de nous retourner soudain. Un bruit trop proche, un craquement de trop. Mais il n’y avait rien. Jamais rien. Juste des arbres. Trop d’arbres. Trop de verticalité, trop de formes semblables, trop d’ombres immobiles. Nous avions l'impression de ne plus pouvoir distinguer le haut du bas...
Puis, se substituant au bourdonnement, vinrent les hallucinations sonores. Des voix déformées, lointaines, peut-être les miennes… peut-être celles de la forêt. Des mots qui n’existaient pas, mais que j’entendais clairement. Je croyais reconnaître des pas, parfois même derrière moi. Ma respiration me revenait en écho, mais altérée, comme si elle passait par une autre bouche.
Chaque tronc devenait une menace. Chaque feuillage bruissant, une intention cachée. Je rêvais éveillé. Mon esprit naviguait dans une autre logique, une forêt mentale plus sombre encore que celle du dehors. Je n’étais plus un observateur. J’étais pris.
Et dans une dernière clarté de raison, je compris que ce n’était pas la forêt qui était labyrinthique.
C’était moi qui y étais devenu sans forme.

 

 
Et puis, sans que j’aie pu dire comment ni à quel moment le terrain avait changé sous nos pieds, nous n’étions plus dans la forêt. Nous étions au centre d’une clairière. Subitement. Non pas que nous l’ayons vue apparaître, ou sentie s’ouvrir. Il n’y avait eu ni transition, ni rupture nette, ni fin progressive des feuillages : nous nous y trouvions, comme si l’espace avait glissé autour de nous à notre insu. Et cette clairière s'agrandissait à vue d’œil...
 

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