lundi 14 juillet 2025

 

« Mais ceux d’ici, ceux qui vivent ici, sont totalement différents. Ils possèdent une force physique, leur souffle frôle tout humain qui passerait par là, leur regard repère l’intrus comme s’il avait repéré sa proie. Comme s’ils détenaient des pouvoirs obscurs, préhistoriques, magiques. Comme les créatures abyssales règnent dans les profondeurs océaniques, dans la forêt, ce sont les arbres qui dominent. S’ils le voulaient, la forêt pourrait me rejeter, ou m’engloutir tout entier. Une quantité saine de crainte et de respect serait une bonne idée.»
 
 Haruki Murakami, Kafka sur le rivage

 



L’être se mit à bouger un peu plus distinctement. Le tronc, vaste et patiné, semblait s’animer tout autour de lui, comme si la présence du minuscule animal en activait les fibres profondes. Don Carotte plissa les yeux. Il avait toujours eu, en dépit de sa maigreur, une certaine noblesse dans le regard, cette faculté d’attendre l’impossible, sans jamais douter que le monde finirait bien par se plier à ses attentes.
Mais cette fois-ci, ce qu’il voyait… dépassait tout ce qu’il aurait pu imaginer, et pourtant, il ne comprenait pas.
L’animal minuscule, car à présent on reconnaissait bien qu’il s’agissait d’un animal, se déplaçait le long de l’écorce avec une agilité surprenante. Ses petits sabots, aussi fins que des graines, ne faisaient aucun bruit. Il avait de longues oreilles souples, une petite queue en panache et un museau doux aux mouvements lents, presque rêveurs.
— Sang Chaud… est-ce une sorte de rongeur? Un esprit des bois? Un mirage végétal?
Sang Chaud Pansa toussote. Il tapote son ventre, comme il le faisait toujours avant de livrer une vérité plus étrange que prévue.
— Non mon seigneur… c’est un âne.
— Un âne?!
— Un âne, oui, mais d'une espèce particulière... Pour tout dire, ce pourrait être votre futur compagnon de selle. Ce sont des ânes arboricoles. Une espèce unique au monde. Personne ne les connaît encore. Vous seriez, si vous acceptez et s'ils acceptent cette mission de noble science, leur inventeur… enfin, je veux dire: leur découvreur.
Don Carotte tourne lentement la tête vers lui. Son regard, d’abord incrédule, devient peu à peu glacial.
— Sang Chaud aurais-tu bu?Fumé quelque herbe particulièrte? ... ou conversé avec les pierres? Me mènes-tu, à travers cette forêt absurde, vers l’unique animal que l’on ne peut ni seller ni suivre du regard sans l’aide d’une loupe? Est-ce cela, ton fier destrier?
Sang Chaud, imperturbable, poursuit, comme s’il récitait un savoir ancien qu’on lui avait jadis chuchoté dans un rêve.
— Ils vivent leur vie entière dans cet arbre. Du berceau jusqu’à la dernière feuille. Ils naissent dans les creux des branches et ne touchent jamais le sol. C’est leur monde. Leur ciel. Leur royaume.
— Mais ce n’est qu’un âne minuscule! s’écria le chevalier, en écartant les bras.
— Et ce n’est pas tout, dit Sang Chaud. Plus ils vieillissent, plus ils rétrécissent. C’est leur particularité la plus remarquable: la vieillesse les affine, les contracte, les distille. Il arrive qu’on en retrouve de si petits qu’ils vivent dans une seule fleur.
— Je ne pourrais mettre le moindre de mes doigts de pied sur une telle créature!
Il y avait… et il y a toujours un peu d’orage dans la voix de Don Carotte. Une sorte de rage retenue, comme un enfant découvrant que son cadeau tant attendu n’était qu’une figurine creuse. Il scrute l’arbre, espérant peut-être y voir un autre animal plus grand, plus digne, plus «montable».
— C’est là… que tu me guides?
Il tourne sur lui-même, désignant le tronc, les hautes branches, la clairière, l’herbe verte, tout cela à la fois, comme s’il dénonçait une vaste mascarade.
— Est-ce là le fier destrier qui m’est destiné? reprend-il, presque avec une note de tragédie dans la voix.
— Un âne… minuscule… arboricole… et sénescent!
Sang Chaud, comme toujours, garde son sérieux. Il n’est pas homme à se troubler devant l’incongruité. Il sait, au fond, que le plus grand chevalier de la Terre peut aussi monter, un jour, un âne grand comme une amande.
 

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