mardi 15 juillet 2025

 
 « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas; c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles.»
 
Sénèque
 
 

 
 Sang Chaud s’approche un peu du tronc, levant les yeux vers les hauteurs entrelacées de l’arbre titanesque. Sa voix s’élève, claire, comme s’il récitait une leçon apprise dans sa jeunesse, ou l’un de ces contes que les anciens murmuraient aux enfants juste avant l’endormissement.
— Les ânes arboricoles, mon seigneur, sont d’une espèce unique. Ils vivent entièrement sur cet arbre, de leur naissance à leur disparition. Jamais ils ne mettent sabot sur la terre. C’est une loi pour eux, un interdit ancien, gravé dans leur chair. On dit que celui qui toucherait le sol perdrait aussitôt son ombre.
Don Quichotte haussa un sourcil, perplexe.
— Perdre son ombre? Voilà qui n’est guère utile pour un âne.
Sang Chaud poursuivit, imperturbable, l’œil levé, le doigt pointé vers une haute branche.
— Ils naissent dans les replis profonds de l’écorce, là où l’arbre garde sa tiédeur. Minuscules, presque translucides, à peine perceptibles. Ils y restent plusieurs jours, immobiles, ne vivant que d’odeurs. Car les ânes arboricoles, voyez-vous, respirent d’abord avant de manger. Ils absorbent les parfums de l’arbre, les résines, les sécrétions, les spores flottants. Cela les façonne.
— Ainsi ce sont des bêtes à parfums? ironise Don Carotte, les bras croisés.
— Plus que cela, répondit Sang Chaud, ils se nourrissent de ce qu'ils entendent... Et puis ce sont des équilibristes. Dès qu’ils sont en âge de marcher, ils quittent l’écorce et s’avancent prudemment sur les branches, testant la souplesse du bois sous leurs sabots, mesurant l’inclinaison du vent, le poids de la lumière. Ils apprennent l’arbre comme d’autres apprennent une langue. Ils deviennent ses interprètes.
— Mais enfin, ils sont… verts?
— Parfaitement verts, oui, mon seigneur. Une teinte de mousse fraîche, parfois tirant sur le jade, parfois sur le lichen. Cela leur permet de se fondre dans l’écosystème. Leur dos est nervuré comme une feuille, leur ventre plus tendre, presque velouté. On pourrait les confondre avec des excroissances du tronc, si l’on ne savait pas regarder.
Don Carotte, sceptique, lève les yeux vers les cimes. Des dizaines de petites silhouettes vertes se déplacent, à peine visibles, dans une chorégraphie silencieuse. Il en voit une se hisser jusqu’à une feuille particulièrement large, la renifler avec dévotion, puis s’y agripper avec enthousiasme.
— C’est alors, dit Sang Chaud avec lenteur, comme s’il craignait d’être interrompu, qu’ils atteignent leur maturité. Quand ils peuvent enfin, après des jours d’attente, mordre dans une feuille. Leur odorat les a préparés à ce goût depuis la naissance. Et lorsqu’ils le découvrent enfin… ils en deviennent fous.. amoureux.
— Fous?
— Ils mangent avec frénésie. Chaque bouchée les emplit d’une telle extase qu’ils en oublient de s’arrêter. Et à mesure qu’ils mangent, ils rétrécissent. C’est un phénomène étrange mais constant. Plus ils se nourrissent, plus ils diminuent. Le plaisir les consume, et le rétrécissement semble être la rançon du bonheur.
— Et que deviennent-ils? demande Don Carotte, malgré lui fasciné.
— Ils deviennent si petits qu’ils finissent, pour nos sens communs, par disparaître entre deux nervures. On croit que certains rejoignent le cœur de l’arbre, qu’ils se fondent en lui. D’autres disent qu’ils deviennent graines, ou esprits de branche. Nul ne le sait vraiment. Mais jamais, jamais ils ne descendent. Cela leur est interdit.
— Et qui leur interdit?
 L’arbre lui-même, dit-on.
À cet instant, un petit âne vert, guère plus grand qu’un scarabée, descend paresseusement le long d’une tige torsadée. Il s’arrête sur une feuille et hume l’air d’un air absorbé. Don Carotte le regarde longuement. Puis secoue la tête, indigné.
— Ainsi donc, ô mon guide, ô Sang Chaud, c’est vers cette créature que tu m’as conduit ? Ce microbique animal végétal ? Est-ce là le fier destrier qui m’est destiné ? Un âne qui ne peut même pas porter mon regard sans en être écrasé?
Sang Chaud haussa les épaules, avec un calme insondable.
— Ce n’est pas la taille du destrier, mon maître, qui fait la grandeur du chevalier. C’est le chemin qu’il accepte d’emprunter… même si c’est une branche.


 
 
 

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