mercredi 1 septembre 2021

Visibilité

 

"Les anthropologues ont acquis une grande maîtrise au cours du dernier siècle pour faire parler les plantes, les animaux, les rivières et les bois à travers les humains de toutes sortes qu'ils étudient. Partout dans les sociétés traditionnelles - et parfois même chez les Modernes -, des gens disent qu'ils communiquent avec des non-humains dans les rêves, dans les rites ou dans leur for intérieur, que les tapirs, les caribous ou les loutres se voient comme des humains et que ces espèces s'imaginent donc vivre dans des sociétés avec des règles analogues aux leurs, ou que les tigres et les jaguars, compétiteurs des hommes, peuvent aussi parfois passer contrat avec eux. Autrement dit, c'est la chose la plus commune que de voir le monde naturel comme peuplé d'êtres et de phénomènes qui se comportent comme des humains. En décrivant ce genre de situation, les anthropologues ont longtemps assumé que les idées des humains se forgeaient des plantes et des animaux étaient la simple projection sur les non-humains des normes et des conventions qu'ils avaient développées pour eux-mêmes. Les règles de la parenté auxquelles les toucans obéissent en Amazonie sont les mêmes que celles des peuples avec lesquels ils cohabitent, du moins c'est ce que disent ces derniers; les villages d'hiver des rennes de Sibérie sont organisés de la même façon que ceux des gens qui les chassent, du moins c'est ce que ceux-ci prétendent. On aurait donc eu scrupule à ne pas suivre les interprétations que les peuples concernés fournissaient spontanément. Ce n'est pas seulement la religion qui était vue comme «la société transfigurée» pour parler comme Durckheim, c'est l'ensemble de la nature qui imitait la vie sociale. Bref, l'anthropocentrisme régnait sans partage, tant chez les peuples non-modernes que ceux qui faisaient profession de les étudier. Peut-on se satisfaire d'une telle situation qui prive d'expression la plupart des occupants du monde? Peut-on décrire des relations entre des humains et des non humains sans qu'il soit toujours présumé que les premiers sont les seuls agents qui transforment la nature et la font advenir à l'existence dans leurs représentations, tandis que les seconds seraient condamnés à n'être que les objets indifférents d'une action externe et d'une pensée instituante qui leur confère un sens? Comment donner donner la voix aux non humains sans que celle-ci ne s'exprime à travers des humains ventriloques?" *



La nouvelle apparition de Platon, le petit chien, suscite bien des interrogations:

– Où étiez-vous pendant tout ce temps ? 



 

– Tout ce temps est une étrange notion, de mon point de vue. Et en réalité, la réponse la plus simple qui soit est:j'étais là.
– Mais, vous étiez invisible!
– Ce n'est pas parce que ne me voyiez pas que je n'étais pas visible... D'autre part notre île n'est pas bien grande, mais un objet, si petit qu'il soit, possède toujours, plus ou moins, selon sa nature, une face ou une part de lui-même qui est soit invisible soit inaccessible aux regards... et ce d'autant plus que le phénomène de la vision n'est pas seulement tributaire de la visibilité des objets, mais aussi et surtout de la capacité de voir...
De plus, en ce qui nous concerne, la nature spectaculairement changeante de notre île ne nous facilite point les choses. 


* Préface de PhilippeDescola

du livre de Eduardo Kuhn:
Comment pensent les forêts

1 commentaire:

Júlia Pintão a dit…

Je continue a suivre les petits oeuvres ilustrées avec plaisir