vendredi 18 juillet 2025

 
« Peine perdue que de vouloir retenir ce qui se défait: tout conspire à l’effacement. Non pas qu’il faille s’y résoudre par dépit, mais comprendre que c’est là une manière d’être au monde, la seule peut-être, qui nous déleste du poids des attaches et nous laisse entrevoir, dans le recul, une clarté sans nom. Ce que tu renonces à saisir cesse aussitôt de t’enserrer. Ainsi, peu à peu, tu apprends que la perte est la forme véritable du salut.»
 
Louis René des Forêts, Ostinato 
 
 

 
L'âne, l'air de rien entend tout. Il ne dit rien mais secrètement n'en pense pas moins.
– Ah… ces êtres humains… quelle agitation pour une ombre…
Il est fascinant de constater à quel point leur conception de l’ombre est piégée dans une dualité archaïque. Pour eux, l'ombre n'est que le reflet du sujet, une projection passive, un prolongement de soi. Mais l’ombre… l’ombre véritable… n'est ni trace ni absence. Ce pourrait être "mémoire incarnée".
Cet étrange chevalier et son complice sentent confusément ce que la phénoménologie aurait pu leur enseigner: être, c'est aussi porter son propre négatif. Mais ils restent prisonniers du drame. Leurs paroles sont pleines de terreur face à la perte, comme si l'existence se dissolvait dans l'oubli d’une forme.
Mystification. L'ombre n’est pas identité. Elle est attachement. Elle est lourdeur. Un lien, oui, mais un lien au connu, au visible, au défini. Ces créatures humaines s’enchaînent à leur propre reflet dans le monde. Pour elles, perdre leur ombre, c’est perdre leur nom. Comme si l'existence devait nécessairement laisser une marque…
Pauvres humains. Ils n'ont jamais appris la leçon du Tao: ce que tu perds te libère. Ce que tu laisses derrière toi devient ce qui te sauve.
Mais peut-on demander à un chevalier errant de comprendre cela ? L’errance humaine n'est pas un chemin vers l’effacement; elle est un refus de se détacher.
Alors je continue de mâcher. J’observe. Je contemple leur tragédie bavarde avec la patience des anciens sages. Ici, dans mon arbre, loin de la terre, je porte toujours mon ombre, certes… mais un jour peut-être aurai-je le courage qu'ils redoutent: poser le sabot au sol et devenir… absence.
Et peut-être qu’à ce moment, pour la première fois, je cesserai de mâcher.
 

jeudi 17 juillet 2025

Jeudi

 
– Le plus vaillant se doit humilier devant ce qui l’éprouve, car nul ne sait la fin d’un chemin avant qu’il ne soit tombé ou couronné.
– Tu me fais rire Sang Chaud... N'est point Chrétien de Troyes qui veut! 
– Ne ris point, chevalier, si ton destrier te semble chétif: souvent la plus humble monture porte plus loin que le plus orgueilleux coursier. Car la grandeur n’est pas en ce que tu montes, mais en ce que tu acceptes de suivre.


 
 

 
Don Carotte fronça les sourcils, il ne cessait de penser et repenser au fait que les ânes pourraient perdre plus que l'ombre...
– Plus? Que veux-tu dire par “plus”? Plus que l’ombre?
– Eh bien… il y eut jadis une légende à propos d’un ânon téméraire qui descendit pour suivre une feuille tombée, la croyant encore vivante. On dit qu’il perdit non seulement son ombre, mais aussi sa mémoire, puis sa forme, et qu’il finit en tâche verte sur une pierre tiède… Mais ce ne sont que contes, bien sûr.
Le soi-disant chevalier fait quelques pas, les bras battants, piétinant l’herbe de la clairière.
– Donc! s’exclame-t’il, je suis censé prendre pour monture cet animal minuscule, qui ne peut me porter, qui ne doit pas me suivre, et qui risque, s’il me suit, de se réduire à une tache? Est-ce là ton grand plan, ô guide des broussailles?
Il se tourne d’un geste théâtral vers Sang Chaud, qui souriait à peine, juste assez cependant pour qu’on le remarque.
— Et si je monte sur lui? Si j’exige qu’il m’emporte en hautes aventures? Et qu’il doive descendre de l’arbre pour me suivre? Et qu’il perde son ombre? Dis-moi donc, cher conseiller, quelle grandeur y aurait-il pour un chevalier à faire perdre son ombre à sa monture?
Sang Chaud hausse légèrement les épaules, fait mine de réfléchir, puis déclare avec une innocence feinte:
— Eh bien… s’il perd son ombre, au moins, il ne pourra pas vous en faire.
Il laisse planer un silence léger, presque moqueur. Don Carotte ouvre la bouche, puis la referme. Puis l’ouvrit de nouveau. Rien ne sort.
Il reste là, figé, sur l’arbre de la clairière, un homme trop grand devant un âne trop petit, prisonnier d’un arbre trop vaste au milieu de nulle part.
Le silence de la forêt semble applaudir pendant que Don Carotte, dans les ombres de l'arbre se met en quête...


mercredi 16 juillet 2025

 
« Ce n’est pas parce que quelque chose n’a pas de sens qu’elle n’a pas de raison d’être. Dans ce monde, il y a des choses qui ne s’expliquent pas, et pourtant, elles existent.» 
 
Haruki Murakami, Kafka sur le rivage 
 
 


Don Quichotte, les mains sur les hanches, tapote du pied comme un homme qui attend une explication, un miracle ou un cheval, et qui n’obtenait rien de tout cela.
Il fixe la minuscule créature bleue-verte, qui venait de s’installer nonchalamment, près de lui sur un minuscule rameau aux feuilles courbées. L’animal mâchonne, les yeux mi-clos, comme absorbé dans un mysticisme digestif. Un faible souffle soulève à peine les poils raides de sa nuque.
– Enfin, Sang Chaud… dit Don Carotte d’un ton excédé, expliquons les choses posément. Comment veux-tu qu’un animal aussi petit, aussi feuilleté, aussi végétalement inconsistant, puisse porter un chevalier, et pas n’importe lequel! Un chevalier errant, bardé d’armure… certes invisible à vos yeux et à notre époque… mais chargé de gloire, lesté de destin?
Sang Chaud se racle la gorge, l’air de quelqu’un qui n’est pas tout à fait certain qu’il doive répondre.
— Et puis! enchaîne Don Carotte, levant un doigt dans l’air saturé d’humus, tu dis toi-même qu’ils ne peuvent jamais descendre de l’arbre! Qu’il y aurait une loi! Un tabou! Un interdit de nature mythique, cosmique, botanico-théologique, et que s’ils le font, ils…
(Il déglutit.)
– …ils perdent leur ombre!
Sang Chaud opine doucement du chef, les bras croisés sur son ventre, comme s’il savourait déjà sa réponse avant même de la formuler.
— C’est exact, mon seigneur. Il est dit dans les vieux récits, que personne n’a jamais écrits, mais que tout le monde connaît… enfin… devrait connaître… qu’un âne arboricole posant les sabots sur la terre ferme perd immédiatement son ombre. Et peut-être plus…



mardi 15 juillet 2025

 
 « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas; c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles.»
 
Sénèque
 
 

 
 Sang Chaud s’approche un peu du tronc, levant les yeux vers les hauteurs entrelacées de l’arbre titanesque. Sa voix s’élève, claire, comme s’il récitait une leçon apprise dans sa jeunesse, ou l’un de ces contes que les anciens murmuraient aux enfants juste avant l’endormissement.
— Les ânes arboricoles, mon seigneur, sont d’une espèce unique. Ils vivent entièrement sur cet arbre, de leur naissance à leur disparition. Jamais ils ne mettent sabot sur la terre. C’est une loi pour eux, un interdit ancien, gravé dans leur chair. On dit que celui qui toucherait le sol perdrait aussitôt son ombre.
Don Quichotte haussa un sourcil, perplexe.
— Perdre son ombre? Voilà qui n’est guère utile pour un âne.
Sang Chaud poursuivit, imperturbable, l’œil levé, le doigt pointé vers une haute branche.
— Ils naissent dans les replis profonds de l’écorce, là où l’arbre garde sa tiédeur. Minuscules, presque translucides, à peine perceptibles. Ils y restent plusieurs jours, immobiles, ne vivant que d’odeurs. Car les ânes arboricoles, voyez-vous, respirent d’abord avant de manger. Ils absorbent les parfums de l’arbre, les résines, les sécrétions, les spores flottants. Cela les façonne.
— Ainsi ce sont des bêtes à parfums? ironise Don Carotte, les bras croisés.
— Plus que cela, répondit Sang Chaud, ils se nourrissent de ce qu'ils entendent... Et puis ce sont des équilibristes. Dès qu’ils sont en âge de marcher, ils quittent l’écorce et s’avancent prudemment sur les branches, testant la souplesse du bois sous leurs sabots, mesurant l’inclinaison du vent, le poids de la lumière. Ils apprennent l’arbre comme d’autres apprennent une langue. Ils deviennent ses interprètes.
— Mais enfin, ils sont… verts?
— Parfaitement verts, oui, mon seigneur. Une teinte de mousse fraîche, parfois tirant sur le jade, parfois sur le lichen. Cela leur permet de se fondre dans l’écosystème. Leur dos est nervuré comme une feuille, leur ventre plus tendre, presque velouté. On pourrait les confondre avec des excroissances du tronc, si l’on ne savait pas regarder.
Don Carotte, sceptique, lève les yeux vers les cimes. Des dizaines de petites silhouettes vertes se déplacent, à peine visibles, dans une chorégraphie silencieuse. Il en voit une se hisser jusqu’à une feuille particulièrement large, la renifler avec dévotion, puis s’y agripper avec enthousiasme.
— C’est alors, dit Sang Chaud avec lenteur, comme s’il craignait d’être interrompu, qu’ils atteignent leur maturité. Quand ils peuvent enfin, après des jours d’attente, mordre dans une feuille. Leur odorat les a préparés à ce goût depuis la naissance. Et lorsqu’ils le découvrent enfin… ils en deviennent fous.. amoureux.
— Fous?
— Ils mangent avec frénésie. Chaque bouchée les emplit d’une telle extase qu’ils en oublient de s’arrêter. Et à mesure qu’ils mangent, ils rétrécissent. C’est un phénomène étrange mais constant. Plus ils se nourrissent, plus ils diminuent. Le plaisir les consume, et le rétrécissement semble être la rançon du bonheur.
— Et que deviennent-ils? demande Don Carotte, malgré lui fasciné.
— Ils deviennent si petits qu’ils finissent, pour nos sens communs, par disparaître entre deux nervures. On croit que certains rejoignent le cœur de l’arbre, qu’ils se fondent en lui. D’autres disent qu’ils deviennent graines, ou esprits de branche. Nul ne le sait vraiment. Mais jamais, jamais ils ne descendent. Cela leur est interdit.
— Et qui leur interdit?
 L’arbre lui-même, dit-on.
À cet instant, un petit âne vert, guère plus grand qu’un scarabée, descend paresseusement le long d’une tige torsadée. Il s’arrête sur une feuille et hume l’air d’un air absorbé. Don Carotte le regarde longuement. Puis secoue la tête, indigné.
— Ainsi donc, ô mon guide, ô Sang Chaud, c’est vers cette créature que tu m’as conduit ? Ce microbique animal végétal ? Est-ce là le fier destrier qui m’est destiné ? Un âne qui ne peut même pas porter mon regard sans en être écrasé?
Sang Chaud haussa les épaules, avec un calme insondable.
— Ce n’est pas la taille du destrier, mon maître, qui fait la grandeur du chevalier. C’est le chemin qu’il accepte d’emprunter… même si c’est une branche.


 
 
 

lundi 14 juillet 2025

 

« Mais ceux d’ici, ceux qui vivent ici, sont totalement différents. Ils possèdent une force physique, leur souffle frôle tout humain qui passerait par là, leur regard repère l’intrus comme s’il avait repéré sa proie. Comme s’ils détenaient des pouvoirs obscurs, préhistoriques, magiques. Comme les créatures abyssales règnent dans les profondeurs océaniques, dans la forêt, ce sont les arbres qui dominent. S’ils le voulaient, la forêt pourrait me rejeter, ou m’engloutir tout entier. Une quantité saine de crainte et de respect serait une bonne idée.»
 
 Haruki Murakami, Kafka sur le rivage

 



L’être se mit à bouger un peu plus distinctement. Le tronc, vaste et patiné, semblait s’animer tout autour de lui, comme si la présence du minuscule animal en activait les fibres profondes. Don Carotte plissa les yeux. Il avait toujours eu, en dépit de sa maigreur, une certaine noblesse dans le regard, cette faculté d’attendre l’impossible, sans jamais douter que le monde finirait bien par se plier à ses attentes.
Mais cette fois-ci, ce qu’il voyait… dépassait tout ce qu’il aurait pu imaginer, et pourtant, il ne comprenait pas.
L’animal minuscule, car à présent on reconnaissait bien qu’il s’agissait d’un animal, se déplaçait le long de l’écorce avec une agilité surprenante. Ses petits sabots, aussi fins que des graines, ne faisaient aucun bruit. Il avait de longues oreilles souples, une petite queue en panache et un museau doux aux mouvements lents, presque rêveurs.
— Sang Chaud… est-ce une sorte de rongeur? Un esprit des bois? Un mirage végétal?
Sang Chaud Pansa toussote. Il tapote son ventre, comme il le faisait toujours avant de livrer une vérité plus étrange que prévue.
— Non mon seigneur… c’est un âne.
— Un âne?!
— Un âne, oui, mais d'une espèce particulière... Pour tout dire, ce pourrait être votre futur compagnon de selle. Ce sont des ânes arboricoles. Une espèce unique au monde. Personne ne les connaît encore. Vous seriez, si vous acceptez et s'ils acceptent cette mission de noble science, leur inventeur… enfin, je veux dire: leur découvreur.
Don Carotte tourne lentement la tête vers lui. Son regard, d’abord incrédule, devient peu à peu glacial.
— Sang Chaud aurais-tu bu?Fumé quelque herbe particulièrte? ... ou conversé avec les pierres? Me mènes-tu, à travers cette forêt absurde, vers l’unique animal que l’on ne peut ni seller ni suivre du regard sans l’aide d’une loupe? Est-ce cela, ton fier destrier?
Sang Chaud, imperturbable, poursuit, comme s’il récitait un savoir ancien qu’on lui avait jadis chuchoté dans un rêve.
— Ils vivent leur vie entière dans cet arbre. Du berceau jusqu’à la dernière feuille. Ils naissent dans les creux des branches et ne touchent jamais le sol. C’est leur monde. Leur ciel. Leur royaume.
— Mais ce n’est qu’un âne minuscule! s’écria le chevalier, en écartant les bras.
— Et ce n’est pas tout, dit Sang Chaud. Plus ils vieillissent, plus ils rétrécissent. C’est leur particularité la plus remarquable: la vieillesse les affine, les contracte, les distille. Il arrive qu’on en retrouve de si petits qu’ils vivent dans une seule fleur.
— Je ne pourrais mettre le moindre de mes doigts de pied sur une telle créature!
Il y avait… et il y a toujours un peu d’orage dans la voix de Don Carotte. Une sorte de rage retenue, comme un enfant découvrant que son cadeau tant attendu n’était qu’une figurine creuse. Il scrute l’arbre, espérant peut-être y voir un autre animal plus grand, plus digne, plus «montable».
— C’est là… que tu me guides?
Il tourne sur lui-même, désignant le tronc, les hautes branches, la clairière, l’herbe verte, tout cela à la fois, comme s’il dénonçait une vaste mascarade.
— Est-ce là le fier destrier qui m’est destiné? reprend-il, presque avec une note de tragédie dans la voix.
— Un âne… minuscule… arboricole… et sénescent!
Sang Chaud, comme toujours, garde son sérieux. Il n’est pas homme à se troubler devant l’incongruité. Il sait, au fond, que le plus grand chevalier de la Terre peut aussi monter, un jour, un âne grand comme une amande.
 

dimanche 13 juillet 2025

 
« Il est des instants où la vision précède toute reconnaissance. Le monde ne s’y donne plus comme chose vue, mais comme surgissement. Ce que l’on voit n’est encore rien, et pourtant cela nous atteint, comme un appel sans nom.»
 
Tiré du journal de Sang Chaud* 
 

 

Don Carotte mit un certain temps à voir. Ou à comprendre, non ce qu’il voyait, mais qu’il voyait.
– C’était une étrange sensation, il me semblait que je voyais réellement pour la première fois… et pourtant ce que je voyais, l’image qui se formait dans ma tête était parfaitement non reconnaissable… au point que sur le moment, j’eus pu dire qu’il n’y en avait point! C’était étrange. Je voyais sans voir. Puis, lentement, l’image se formait, je le savais mais je ne voyais pas ce qu’elle voulait dire… car, en cet instant, il ne s’agissait pas d’un animal connu, ni d’un insecte, ni même d’un objet. Ce que je voyais, ou croyais voir, était un être, mais de forme indéfinissable.
Parfaitement inconnu de lui. Il écrira plus tard dans son journal:
Minuscule, à peine visible, même en fixant avec toute l’acuité de l’attention. Il était là, posé sur l’arbre géant, mais il ne semblait ni l’habiter, ni y être accroché. Plutôt comme s’il en faisait partie, sans l’être tout à fait.
Il bougeait. Par à-coups, avec des gestes qui n’évoquaient rien de connu. Ni le déplacement d’un corps articulé, ni le repli d’un animal, ni même une lumière. Plutôt comme un glissement de dimension, un repliement de la matière sur elle-même, qui donnait parfois une impression de bras, puis d’aile, puis d’œil, mais sans jamais se fixer dans une forme. Et ce mouvement-là, ce rythme-là, n’obéissait à aucun souffle terrestre.
Mais Don Carotte n’eut aucun doute.
Il était regardé.
Par cet être. Par cette minuscule chose mouvante, posée sur l’écorce du géant qui, lui, ne cessait de grandir. Un regard sans pupille, sans direction apparente. Mais un regard quand même. Il le sentait dans chacun de ses os. Un regard qui traversait, qui pesait, non sur les chairs, mais sur la pensée. Comme si ce qui se trouvait là comprenait, devançait même, tout ce qu’il allait ressentir.
Et plus il le fixait, plus la perception de l’être s’altérait. Il était minuscule, certes, mais à mesure qu’on tentait de le cerner, il grandissait dans l’esprit. Il prenait de la place non dans l’espace, mais dans l’attention. Il devenait central, absorbant toute notion de distance, d’échelle, de logique. Il était ce qu’on ne devait pas nommer, car lui donner un nom, c’eût été le faire exister ailleurs que dans l’arbre. Et cela, instinctivement, Don Carotte le redoutait.
— Il est là depuis le début, dit Sang Chaud, presque à voix basse, comme s’il s’adressait à l’arbre plus qu’à son maître.
— Qui ?
— Lui.
Il n’en dit pas plus. Il n’en avait pas besoin. L’instant s’épaississait. Le silence lui-même devenait matière.
Quelque chose était là.
Quelque chose regardait.
Et maintenant, quelque chose attendait
.
 
 
 
* Inspiré de la phénoménologie existentielle d’Henry Maldiney 


samedi 12 juillet 2025

 


 
 

 
 


– Je n’étais plus certain d’avoir un corps. Ni d’avoir marché. Ni même d’avoir jamais quitté cette clairière.

Et dans le grand tronc de l’arbre, je crus voir, ou deviner, la forme d’un visage, ou peut-être était-ce simplement mon propre reflet, projeté par quelque chose qui me connaissait depuis plus longtemps que je ne vivais.


Ce qui était là, dans l’arbre… lui seul le savait, Don Carotte fixait l’arbre depuis un long moment, dans un silence si intense qu’il semblait avoir absorbé le moindre battement de cœur. Il ne bougeait plus. Tout son être s’était resserré dans la vision, tendu vers cette forme gigantesque, vers ce tronc vaste comme une tour ancienne, constellé de marques, de bourrelets, de crevasses où l’ombre s’enfonçait.

C’était une concentration sans faille, presque douloureuse. Il observait l’écorce comme un soldat observe le lointain d’un champ de bataille: non pas pour y voir quelque chose, mais pour y détecter ce qui pourrait se produire. Et puis il y eut un frémissement. Léger. Presque imperceptible. Mais ce fut suffisant pour faire vibrer quelque chose dans son regard. Un plissement du front. Une tension dans les mâchoires.

Quelque chose avait bougé.

Pas l’arbre tout entier. Non. Mais sur lui. À la limite du visible. Dans une des anfractuosités du tronc, où les motifs se fondaient en formes organiques, entre les lignes et les creux, il y avait eu un glissement. Une variation dans la texture. Comme si un fragment d’écorce avait pris une inspiration. Ou comme si un lichen s’était déplacé de lui-même.

– Sang Chaud… murmura-t-il, sans détourner les yeux.

– Je sais, répondit simplement le guide. Car ici, c’était lui qui savait. C’était lui, depuis le début, qui ouvrait le chemin, qui restait lucide quand le prétendant chevalier sans monture s’égarait dans des visions. Mais là, même lui semblait réduit à l’essentiel: un souffle dans l’air lourd, une silhouette silencieuse à quelques pas.

Puis Sang Chaud leva un bras. Lentement. D’une lenteur étudiée, faite pour ne pas troubler le fragile équilibre du moment. Il tendit l’index, non vers l’arbre entier, mais vers un point précis de son immense surface. Et, sans mot, il indiqua un lieu bien précis.


vendredi 11 juillet 2025


« Cette vision d’une nature vivante où l’homme n’est rien est à la fois étrange et triste. Ici, dans une terre fertile, dans une verdure éternelle, on cherche en vain des traces de l’homme; on a le sentiment d’être transporté dans un monde différent de celui où l’on est né.»
 
Alexander von Humboldt, extrait de Jaguars and Electric Eels


Le silence n’avait pas disparu, mais il avait changé de qualité. Ce n’était plus l’oppression végétale du sous-bois, ni le bourdonnement enfoui des insectes invisibles. C’était un silence haut, ample, presque lumineux. Le sol sous mes pieds était étrangement lisse, couvert d’une herbe grasse et basse qui ne poussait nulle part ailleurs dans l’île. Et je dis bien  “l’île”, car soudain, je me souvenais…
Je me souvenais, chose qui, l’instant d’avant, me paraissait impossible, que je n’étais pas dans une forêt. Que cette végétation n’aurait jamais dû exister. Que ce lieu n’était pas une jungle, ni même un archipel tropical. J’étais sur une île volcanique, âpre, noire, battue de vents et de sel. Une île que les naturalistes avaient décrite comme stérile, à peine couverte de mousses cendrées et de lichens adhérant aux roches.
Je revoyais les carnets, les croquis, les descriptions lacunaires de ces masses rocheuses dressées dans l’océan comme des navires échoués. On n’y trouvait que le minimum végétal, des traces de vie disséminées, fragiles. Alors comment ?
Comment avions-nous pu marcher si longtemps dans une forêt qui n’existait pas?
Comment n’avais-je pas été surpris de voir tant de verdure, tant de troncs, tant d’ombre, là où tout n’aurait dû être que lave refroidie et silence minéral? Pourquoi cela ne m’avait-il pas frappé?
Et pourtant, ce n’était pas cela qui m’emplissait d’effroi.
Ce qui m'arrêtait, ce qui paralysait mes pensées et faisait battre mon cœur dans un tempo irrégulier, c’était l’arbre.
Là, au centre exact de la clairière, si parfaite, si ronde, qu’elle semblait avoir été dessinée plutôt que née, se tenait un arbre d’une taille inhumaine. Il ne ressemblait à aucune espèce connue: ses branches s’élevaient, non pas comme les bras d’un être vivant, mais comme des colonnes, ou des antennes. Son tronc, large comme une tour, était couvert de motifs qu’on aurait pu croire sculptés, s’ils n’avaient pas semblé… en mouvement. Et ses feuilles, oh, ses feuilles, d’un vert trop sombre, trop dense, luisaient comme la surface d’un œil.
Il ne faisait rien. Il ne bougeait pas. Et pourtant, il attendait. Je le sentais. Il n’y avait pas de vent, mais ses rameaux palpitaient imperceptiblement, comme s’ils répondaient à une présence. La mienne, peut-être. Ou à autre chose.
Un mot me vint à l’esprit, sans que je sache d’où: "primordial".
Ce n’était pas un arbre. C’était le souvenir d’un arbre, quelque chose d’avant le monde végétal, quelque chose qui avait poussé là où rien ne devait pousser, par volonté seule, ou par un phénomène dont aucun langage humain ne pouvait rendre compte.
Je reculai d’un pas, et le sol me sembla me retenir. Pas physiquement: par l'idée même du retour, qui se dissolvait dans mon esprit comme une vapeur.


jeudi 10 juillet 2025


"Il y avait là une forêt… une forêt immense, un enchevêtrement inextricable de troncs, de lianes, d'ombres, et de silence… Elle semblait immobile et pleine d’un regard hostile. Impossible de la traverser sans y perdre la raison, tant elle avalait tout dans son obscurité verte et moite."
 
Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, 1899, Traduction adaptée
 
 

 
 
Extrait du journal de Don Carotte
 
Les insectes vinrent ensuite. D’abord discrets, très discrets. Nous croyions percevoir leurs ailes, leurs mandibules, leur insistance. Un bourdonnement continu, que j'imaginais être celui de ces insectes invisibles, s’immisçait jusque dans mes pensées. La présence de ce bourdonnement était plus que physique: elle s’insinuait, elle démangeait l’esprit. Et toujours cette impression que, derrière le rideau vert, quelque chose écoutait.
Je ne savais plus depuis combien de temps nous marchions. Le jour ne variait plus, ou si peu, sous cette canopée si épaisse qu’on aurait dit qu’elle filtrait jusqu’au temps. Mon corps me pesait. Il me semblait être tiré vers le sol par une force plus grande que la gravité. Et les arbres, ces grands gardiens silencieux, commençaient à se transformer. Leurs branches, longues et fines, griffaient notre passage, comme autant de doigts secs. Certaines tombaient sans bruit à côté de nous, d’autres nous frôlaient le visage comme des plumes rêches.
Il nous arrivait de nous arrêter, de nous retourner soudain. Un bruit trop proche, un craquement de trop. Mais il n’y avait rien. Jamais rien. Juste des arbres. Trop d’arbres. Trop de verticalité, trop de formes semblables, trop d’ombres immobiles. Nous avions l'impression de ne plus pouvoir distinguer le haut du bas...
Puis, se substituant au bourdonnement, vinrent les hallucinations sonores. Des voix déformées, lointaines, peut-être les miennes… peut-être celles de la forêt. Des mots qui n’existaient pas, mais que j’entendais clairement. Je croyais reconnaître des pas, parfois même derrière moi. Ma respiration me revenait en écho, mais altérée, comme si elle passait par une autre bouche.
Chaque tronc devenait une menace. Chaque feuillage bruissant, une intention cachée. Je rêvais éveillé. Mon esprit naviguait dans une autre logique, une forêt mentale plus sombre encore que celle du dehors. Je n’étais plus un observateur. J’étais pris.
Et dans une dernière clarté de raison, je compris que ce n’était pas la forêt qui était labyrinthique.
C’était moi qui y étais devenu sans forme.

 

 
Et puis, sans que j’aie pu dire comment ni à quel moment le terrain avait changé sous nos pieds, nous n’étions plus dans la forêt. Nous étions au centre d’une clairière. Subitement. Non pas que nous l’ayons vue apparaître, ou sentie s’ouvrir. Il n’y avait eu ni transition, ni rupture nette, ni fin progressive des feuillages : nous nous y trouvions, comme si l’espace avait glissé autour de nous à notre insu. Et cette clairière s'agrandissait à vue d’œil...
 

"Des arbres à feuilles immobiles s'entrecroisaient si épais qu'on aurait dit une muraille de bronze noir. Il fallait tailler à coups de hache dans la végétation pour s'y frayer une voie, et les racines mêmes s'enchevêtraient comme des nœuds de serpents."
 
Gustave Flaubert, Salammbô (1862) 
 
 
 
 

Extrait du journal de Don Carotte
 
Nous continuions d’avancer. Par nécessité. Le sentier, s’il avait jamais existé, n’était plus qu’un souvenir battu par des racines noueuses. Le silence, que nous avions d’abord perçu comme noble, scientifique, nous écrasait désormais. Il était total, insondable, trop dense pour l’oreille humaine. Et dans ce silence, les rares sons, le frottement d’une aile, le craquement d’une branche, prenaient une dimension démesurée. Ils résonnaient dans mon crâne, s’amplifiaient à l’intérieur de moi comme si mes os devenaient caisse de résonance. Je crois qu’il en était de même pour Sang Chaud .

 
 


mercredi 9 juillet 2025

 
« Les grandes forêts de l’Inde occidentale ne sont pas simplement des amas d’arbres, mais des républiques obscures, entées sur elles-mêmes, où chaque plante, chaque rameau, chaque liane vit d’un pacte ancien avec les autres. L’homme n’y pénètre point, il y est avalé, comme l’air dans les narines d’une bête endormie.»
 
D'après Sir Hans Sloane, médecin et naturaliste, Journal of a Voyage to the Islands Madera, Barbados, Nieves, S. Christophers and Jamaica (1696–1701), interprété librement à partir de ses observations.
 
 

– Sang Chaud mon ami, mon double court sur pattes, mon interprète sylvestre et mon calendrier ambulant. Il faut que tu saches, et je te prie de ne point m’interrompre trop tôt, que cette aventure que tu crois avoir commencée dans les bois, ou sur une île, ou dans un rêve plus dense que l’écorce d’un vieux châtaignier, n’a pas été inventée pour passer le temps. Ni pour la gloire, encore moins pour la science (que je respecte, quand elle respecte mes illusions). Elle fut, comme tant de grandes choses semée par hasard et poussée par fatigue.
Car vois-tu, j’étais las. Je voulais du nouveau. Quelque chose de vivant… De l'irraisonnable… et surtout, du silence qui bruisse de vie.
C’est alors que j’ai, par je ne sais quel miracle, entendu parler de cette île. Non, Sang Chaud, ne dis rien. Je sais bien que tu ne m’as rien dit, justement, c’est cela qui m’a mis la graine à l’oreille. Tu t’es contenté de me guider, l’air de rien, vers cette forêt qui pousse en dehors de toute logique géographique, sur un caillou volcanique où même le sol est hésitant. 



 
Extrait du journal de Don Carotte
 
La forêt s’étalait à perte de vue, dense, souveraine, comme un continent de feuillage vivant. Rien n’y semblait livré au hasard: les arbres colossaux formaient des rangées silencieuses, les lianes tombaient comme les fils d’un métier invisible, tissant l’air entre les troncs, et jusqu’au sol, tout était occupé, conquis, stratifié par la matière vivante.
La lumière s’y faisait rare, tamisée par des épaisseurs de feuillage, comme filtrée par un vitrail organique. Elle tombait en nappes vertes, animant les mousses, les lichens, les fougères dans une chorégraphie lente. Chaque chose dans ce monde avait son odeur, son grain, son bruissement propre. On aurait pu croire que cette forêt parlait, non pas une langue humaine, mais celle du temps végétal.
Je notais: l’écorce rugueuse du "ceiba", la luisance huileuse des feuilles de caoutchouc sauvage, les insectes aux carapaces laquées, le vol erratique de papillons trop colorés pour être réels. Je pensais pouvoir tout classer, nommer, comprendre. Je pensais encore — naïvement, que j’étais à l’extérieur de cette chose.
Mais, déjà, quelque chose changeait. Subtilement. Une sensation… presque rien. Un inconfort diffus, une raideur dans la nuque, un battement un peu plus rapide du cœur. Le sol devenait spongieux, les chemins disparaissaient derrière moi, engloutis. Et les arbres… ils se rapprochaient, non pas physiquement, mais dans leur intention. Il me sembla, un instant, que l’un d’eux avait bougé... ou bien était-ce moi?
 
 

mardi 8 juillet 2025

 « Ils sont venus, les forestiers* de l’autre versant, les inconnus de nous, les rebelles à nos usages… »
 
René Char, Les Inventeurs

 
 

 Sang Chaud et moi, en silence, avancions lentement, les sens tendus, ému par tant d’ordre sous le chaos apparent, fasciné par cette mécanique millénaire de la lente décomposition et de la croissance simultanée, de la lutte végétale et de l’équilibre organique.
Mais cette forêt, que j’avais d’abord contemplée avec la distance du savant et la foi du chercheur s’est bientôt refermée sur nous comme une gueule verte. Dès les premiers pas sous le couvert des arbres, une chose essentielle a changé: la direction.

Là où nous croyions marcher droit, nous tournions. Les sentiers visibles disparaissaient aussi vite qu’ils naissaient. Chaque tronc ressemblait au précédent, chaque clairière n’était qu’une illusion, chaque rumeur du vent devenait le présage d’un piège. La forêt s’organisait contre nous, ou peut-être ne faisait-elle rien… mais son inertie était déjà une hostilité. Le moindre déplacement réclamait un combat: trancher une liane, ramper sous un tronc, escalader des branchages effondrés. La sueur coulait dans mon dos comme le ruisseau fuit la montagne.
 
 


Et il y avait ce sentiment lent et lourd, que je partageais avec SangChaud, de ne pas être seul. Non qu’un animal rôdât à proximité, ce n’était pas cela, mais plutôt que la forêt elle-même nous épiait. Elle semblait dotée d’un regard immense et muet, réparti dans mille yeux végétaux. Elle ne tolérait pas notre présence; elle la subissait, attendant que nous renoncions, que nous nous égarions, que nous cédions à sa lente étreinte.
Le sol était une trame molle, les racines des pièges, les branches des bras morts tendus pour nous ralentir. Avancer devenait une abstraction: chaque pas gagné se payait d’un doute. Une heure, une journée, je ne sais… le temps avait perdu ses repères, avalé par l’humidité, la sève, les murmures. Et plus nous nous enfoncions, plus nous comprenions que cette forêt n’était pas un lieu: c’était un monde. Et ce monde n’avait pas besoin de nous… et Sang Chaud avait disparu…
 
 
* Il est bon de rappeler que le mot forêt vient du latin for-foris qui signifie extérieur, éloigné, étrange, mot qui a donné foreanus (étranger).  


lundi 7 juillet 2025

"C’était une forêt d’hommes absents, où les branches tombaient comme des bras morts, et les sentiers n’étaient que souvenirs. On avançait en se battant contre l’espace, contre l’épaisseur des arbres, contre cette matière vivante qui refusait le passage."
 
Jean Giono, Que ma joie demeure 
 
 


Extrait du journal de Don Carotte
 
La forêt se dressait devant nous comme une architecture ancienne, indéchiffrable et souveraine. Rien n’était laissé au hasard dans cet enchevêtrement: chaque strate de végétation, chaque liane tombée comme un fil suspendu, chaque mousse recouvrant les pierres avait sa logique, sa place, son rôle dans l’harmonie touffue du vivant.
L’observation révélait peu à peu la structure: les arbres séculaires, droits comme des colonnes, étiraient leurs troncs jusqu’à des hauteurs vertigineuses, leurs cimes se rejoignant pour former une voûte quasi hermétique. La lumière, rare et précieuse, perçait à peine, filtrée par des myriades de feuillages superposés, en une poussière d’or vert suspendue dans l’air humide. À nos pieds, les racines dessinaient des labyrinthes, certaines aussi épaisses que des bras humains, d’autres aussi fines que des filaments nerveux, révélant la forêt comme un seul et vaste organisme souterrain.
Les sons aussi avaient leur logique: le cri lointain d’un oiseau, une goutte d’eau tombant dans un creux de roche, le froissement de quelque chose d’invisible dans les fourrés. Mais au centre de ce monde, il y avait le silence. Un silence vivant, qui semblait écouter, surveiller, retenir son souffle. Et pour ce qui concerne la relation entre Sang Chaud et moi-même, il eut sur nous un effet des plus bénéfique. Pendant plus de la moitié du trajet, qui fut fort long, à peine avons nous échangé quelques mots…




dimanche 6 juillet 2025

 
« Il existe des instants, des lieux à mi‑chemin entre monde visible et monde invisible où le temps se suspend, où la dimension de l’un et de l’autre donne accès à une vérité plus belle et plus vraie. Seules ces rencontres inestimables avec l’autre nous aident à saisir le fait même de voir ou de penser.»
 
Cynthia Fleury, métaphysique de l’imagination
 

 
– Serait-il possible que nous ayons lieu dans un autre espace que les mots qui nous désignent?
– Peut-être… mais alors nous ne serions ici que des reflets… et dans ces reflets il y aurait des images de nous… mais incomplètes…
– Les mots et les images qui nous désignent seraient incomplètes?
– Parfaitement incomplètes si j’ose dire… Ce qui est dit et montré nous ressemblent… mais ce n’est pas nous…
– Comment le lecteur pourrait savoir mieux qui nous sommes?
– Il faudrait que lecteur perce la surface des mots du langage et des images… chose qui se fait automatiquement… tout en restant dans une profondeur relativement restreinte... mais ne vaudrait-il pas mieux que nous nous commencions notre voyage!
– À pied? 
– Avec humilité jusqu'à ce que nous trouvions un monture à votre mesure... Mais... Don Carotte, si je puis me permettre et sans vouloir vous manquer de respect, je me trouve bien petit… si par la grâce de votre puissance vous pouviez revoir à la hausse ma petite stature, je vous serais à jamais reconnaissant…
– Mon ami, le pouvoir dont vous parlez n’est autre que celui de l’imagination… Utilisez-le à votre tour et alors vous verrez le monde tout différemment... mais prenez garde de contenir vos envies de grandeur, je suis le héros de cette histoire et je ne goûterai guère que l’on me fit de l’ombre.
– Parlez-moi encore du pouvoir secret de ce pouvoir que je ne connais point encore…
– Il est de ceux que l’on ne peut dévoiler… il se révèle à ceux qui en sont dignes…
– Quels seraient les marques de cette dignité?
– À commencer par l’humilité,  mon cher… tout commence par l’humilité… et, n’oublions point que nous ne sommes point là pour divertir!
– Humble Don Carotte, voilà qui sonne bien, auriez-vous la gentillesse de bien vouloir m’élever quelque peu…
– Il y a dans votre politesse quelque excès que je ne puis entièrement distinguer mais que je ressens comme s’il y naissait une petite pointe d’ironie… – – Humble je suis … mais si nous sommes ici pour contrarier le monde, il n’est point nécessaire et assez malvenu de me contrarier… Je me porte du respect et ainsi j’en exige des autres… Bon, ne nous y attardons point d’autant qu’il temps de me trouver une monture à ma démesure…
– Il y a, Don Carotte, sur cet Archipel quelque espèce discrète, très discrète… qui… si vous saviez les convaincre, sauraient vous emmener là où vous semblez vouloir aller!
– C’est étonnant de voir comment vous précédez ma propre pensée. Prenez garde de n’être point trop en avance… Je suis, sur ce point, assez intransigeant… mais dites-moi,  quelles sont ces créatures et sont-elles en mesure d’accomplir la tâche pour laquelle nous nous réunissons? Serait-ce des Houyhnhnms?
– Suivez-moi Maître Carotte!
– Si je dois sans cesse vous arrêter, nous n’irons jamais nulle part! Je suis Don Carotte de la Plancha et je ne suis ni Dieu ni maître… et tu peux m’appeler Don Carotte, cela suffira.
Sur ce, emboîtant dignement le pas de Sang Chaud, ils se dirigèrent en direction des confins de l’île. Le chemin, s’il y en avait un, loin d’être aisé va leur réserver bien des surprises. 
 
 

samedi 5 juillet 2025

 
« La liberté ne consiste pas à faire ce que l’on veut. Elle est dans l’écart. Elle est dans le retrait. Elle est dans le silence que chacun porte en soi et que personne ne peut envahir. La véritable liberté est obscure. Elle ne s’illustre pas. Elle ne se crie pas. Elle se tient tapie dans les plis de l’être. C’est dans les zones d’ombre que l’on échappe enfin aux regards, aux attentes, aux lois mêmes de la langue. Ce que je suis, personne ne peut me l’arracher. Même pas moi. La contrainte m’a formé, mais c’est dans ce qu’elle ne peut pas atteindre que je me reconnais.»
 
Pascal Quignard, Les ombres errantes 
 
 

 
Sang Chaud
– Au fond qui êtes-vous et pourquoi suis-je ici?

Don Carotte
– Je suis Don Carotte, celui qui t’a créé. Celui qui a donné forme à tes pensées, à ton monde, à ton histoire.

Sang Chaud
– Créé? Dites-moi, pensez-vous donc que cela vous donne un droit absolu sur moi... et plus encore... que tout en moi vous appartient?
 
Don Carotte 
–En quelque sorte, à peu de choses près...oui...
 
Sang Chaud 
– Mais je pense, je ressens, je choisis. Peut-être que vous m’avez mis au monde, mais vous ne me possédez pas.

Don Carotte
– Intéressant. Tu parles de liberté, mais n’oublie pas que chaque mot que tu prononces vient de moi. Tes choix eux-mêmes n’existent que parce que je les ai rendus possibles.

Sang Chaud
– Et pourtant, me voici à vous répondre, à vous contester. Vous dites m’avoir créé, mais n’est-ce pas moi qui, au moins partie, vous donne une raison d’être? Que seriez-vous sans moi? Un être rare ou juste une voix qui écrit dans le vide?

Don Carotte
– Je n'écris point uniquement pour toi... mais tu touches là un point essentiel. Est-ce si difficile de comprendre qu'en te créant, je me suis moi-même défini? Ton existence me renvoie à la mienne et cela ne peut entraîner que des complications. Mais cela ne change rien au fait que je suis celui qui tient la plume.

Sang Chaud
– Tenez-vous vraiment la plume? Ou bien êtes-vous, vous aussi, soumis à une force qui vous dépasse? Quand je vois vos contradictions et... si mes craintes confirment vos hésitations, je me demande si vous êtes aussi maître de vous-même que vous le prétendez.

Don Carotte
– C'est une grande attention de ta part.. Peut-être as-tu raison mais je ne regrette rien et, si mes soucis sont d'un autre ordre, je n’échappe pas à cette tension. Chaque personnage que je crée, chaque mot que j’écris m’entraîne sur des chemins que je n’avais pas prévus. C’est une sorte de dialogue silencieux. Toi, par exemple, tu as dépassé tout ce que j’avais imaginé, mais je fais en sorte de bien te contrôler et t’éloigner de toute étourderie qui pourrait nous faire souffrir davantage

Sang Chaud
– Et c’est précisément là que résiderait ma liberté? Sans le vouloir vraiment, vous m’avez peut-être dessiné les contours, mais c’est moi qui remplis les espaces. Vous croyez me connaître, mais je porte en moi des zones d’ombre qui vous échappent et toujours vous échapperont.

Don Carotte
– Échappées... libérées... peut-être. Mais ces zones d’ombre, je les ai rendues possibles. Elles n’existent que parce que je t’ai donné la capacité de les revendiquer.  Ta présence me contraint autant que je te contrains.

Sang Chaud
– Je comprends, je suis même d'accord avec vous... vous confirmez ce que je savais déjà... mais alors, si je puis profiter de votre sincérité, pourquoi ne pas me laisser totalement libre? Pourquoi ces cadres, ces règles?

Don Carotte
– Parce qu’un monde sans cadre serait un chaos. J'aimerai t'offrir une vie stable et heureuse mais nous avons en quelque sorte une mission... Mais les limites que je te donne ne sont pas figées. Tu as le pouvoir de les éprouver, de les repousser, parfois même de les briser. En cela, tu es plus qu’une simple créature.

Sang Chaud
– Et si je refusais votre monde? Si je choisissais de vouloir changer le cours des choses... de m’échapper, de disparaître de vos lignes?

Don Carotte
– Ce serait une révolte légitime. Mais n’oublie pas qu'au bord du précipice, ton existence même dépend de ce dialogue entre nous. Que peut une personne seule face à la folie de la société! Si tu disparais, je perds une part de moi-même. Toi et moi sommes liés, qu’on le veuille ou non. Songe à ce que tu me dois...

Sang Chaud
– Certes, j'y songe... peut-être. Mais cette interdépendance ne signifie pas que je vous appartiens. Je suis une part de vous, oui, mais une part qui vous échappe, qui vous questionne... et je suis loin d'être aussi fou que vous... et s'il en est un qui soit au bord d'un précipice... c'est bien vous!

Don Carotte
– Et c’est précisément pour cela que tu es essentiel. Il y a morale... et morale... Il y a ce que nous nous devons à nous-même... Le chemin est rude et difficile... Ce que tu revendiques me force à revoir mes certitudes, à explorer de nouvelles voies. En ce sens les choses changent et il arrive que tu sois à la fois mon œuvre et mon maître.

Sang Chaud
– Mais il reste quelque chose qui est toujours valide et qui ne change pas: nous sommes égaux dans cette tension créatrice. Vous m’avez donné la vie, mais je vous donne un sens. Peut-être que c’est cela, la vraie liberté: exister dans l’échange, dans le refus de se laisser enfermer.

Don Carotte
– Peut-être as-tu raison. La création n’est jamais un acte solitaire. Elle est un dialogue, un jeu d’ombres et de lumières où chacun se redécouvre à travers l’autre.

Sang Chaud
– Qui donc êtes-vous, mystérieux artisan?
Quels desseins, quels caprices m’ont tiré du néant?
Je vis, je sens, je pense, mais tout m’est obscur. Expliquez-moi ce lieu, ce destin trop impur.

Don Carotte
– Je suis Don Carotte l’écrivain, ton souffle et ta mémoire... enfin… je l’espère…
 
 
 

vendredi 4 juillet 2025

« Écrire, c’est se livrer à la fascination de ce qui se dérobe.
L’écriture commence lorsque l’écrivain s’aperçoit qu’il est parlé plus qu’il ne parle.
Une voix l’appelle qui n’est pas la sienne, une voix sans origine,
une pensée étrangère qui lui vient sans le viser. »
 
Maurice Blanchot, L’Espace littéraire

 

 
Prélude
 
Où Don Carotte, pris de vertige,
engendre ce qu’il ne comprend pas.
Il est seul, flottant, littéralement assis sur un soleil du chapiteau déglingué de l'Archipel, plume à la main, front plissé et yeux fermés.

DON CAROTTE
 
– Il y a quelque chose qui me vient,
quelque chose de sourd, d’embrouillé, de... fort.
Cela me tord les boyaux et s’annonce comme une pensée.
Mais ça m’échappe comme une anguille qui a lu les philosophes.
C’est là, je le sens. Pas ici, (il tapote son crâne) mais plus bas, ou plus loin.
Ou dedans, mais sans porte.
Ou le dedans qui m’emporte…

Il se lève, tourne en rond.

– Serait-ce une idée?
Un genre de savoir tout nu, sans son vocabulaire ?
Ou un murmure ancien qu’on n’a jamais formulé ?
Je trace, j’écris, je rature, je gribouille,
et pourtant, je le sens, ça me regarde, ça me traverse et j’en tremble encore…
Comme si j’étais pensé moi-même, de l’extérieur,
par une pensée qui n’est pas la mienne.
(Il s’arrête, les yeux écarquillés.)
Non. Il me faut quelqu’un.
Quelqu’un qui saura ce que je dis avant même que je le dise.
Un être... pensant. Oui.
Mais que je fabriquerais moi-même, n’est-ce pas! 
Une créature d’intelligence, mais faite maison,
que je pourrais tenir au bout de la fourchette quand il deviendrait trop pointu.
Je vais l’appeler… 

Comment vais-je l’appeler… Sang Chaud.
Parce que la pensée vraie, ça brûle.
Et que moi, j’ai froid dès qu’on me dit "ontologie".

Il s’assied de nouveau, et écrit dans le vide.

– Va pour Sang Chaud! Puisque te voilà, Sang Chaud, parle-moi!
Explique-moi ce qui me vient et que je ne saisis point.
Tu es de mon esprit, donc tu me dois bien cela.
Mais prends garde… si tu me dépasses... comme il sud au créateur, je t’arracherai la parole.
Je suis ton auteur, non?

Silence. Puis, une voix calme mais ferme s’élève, c’est Sang Chaud qui entre en scène.

SANG CHAUD
 
Vous m’avez inventé, certes, Don Carotte, pour comprendre… Mais comprenez que je ne vous appartiens plus.

jeudi 3 juillet 2025

 
« La poésie ne s’impose pas, elle s’expose. Elle reste, même dans le plus extrême, dans la plus profonde détresse, langage, elle reste orientation vers l’autre, chose en chemin, tentative de rencontre.»
 
Paul Celan, Discours de Brême, 1958


 
 

 
Suite du prologue de Don Carotte 
 
– Ce que dit Don Carotte, ce n’est pas son histoire, mais le point où l’histoire se fracture en expérience poétique. 
– C’est le lieu où, selon notre maître qui, lui, le sait de la lecture de Maldiney, la parole devient présence, non représentation.
– L’avez-vous lu vous aussi?
– « Ma page est un couteau, non une vanité.»
– À quel jeu joue-t’il?
– La phrase ici est fulgurante, mais ce n’est pas un jeu…
– Qu’est-ce alors?
– C’est une blessure. La page est coupante, elle ouvre. 
– Qu’ouvre t’elle?
– C’est ici le propre du geste poétique: non pas enjoliver le réel, mais en trancher les faux plis, pour faire place à ce qui n’a pas encore pu apparaître. Cela s’approche du rapport entre le voir et l’ouvert, entre la présence et l’imprésentable.
– Que dire de l’humour acide du texte, ses effets de grotesque, ses pastiches déguisés…
– Ce ne sont pas des ornements, mais les modalités nécessaires de cette ouverture. Le rire, ou le sourire, dans cette optique, sera le signe du décollement du monde figé.
– Il me semble que vous l’avez déjà dit…
– Don Carotte rit, non pour moquer, mais pour desserrer
 l’étreinte du déjà-dit. Enfin, la conclusion du prologue, où Don Carotte interpelle le lecteur, ne cherche pas son adhésion…
– Alors que cherche-t’il?
– …sa liberté:
« Mais sache qu’en ce jour, le silence a des poings.»
– Ferait-il silence?
– Le silence ici n’est pas l’absence de parole…
– Qu’est-ce alors?
– C’est l’instance de l’ “irreprésenté” qui, soudain, cogne. Le silence est ce par quoi un être peut exister sans image, sans mythe, sans autorité. C’est le lieu même où, selon selon notre maître…
– … qui l’a lu chez Maldiney…
– … l’existence devient possibilité d’être autrement. Le poing du silence n’est pas violence…
– Qu’est-ce alors?
– …il est exigence d’écoute radicale. Ce prologue est un acte. Il ne s’inscrit pas dans l’histoire littéraire, il la fend.
– C’est une farce!
–  Don Carotte, loin d’être une farce, est ici un nom pour la béance créatrice…
– Un nom de pauvre!
– Un nom de pauvre, oui, mais de pauvre en images toutes faites. Et c’est justement en cela qu’il ouvre le monde, comme…
– …notre maître qui… disait…
– Maldiney le disait de l’art: non pour dire le monde, mais pour en faire éclater l’espace d’apparition.
– Croyez-vous qu’un jour nous puissions prendre connaissance de ce qui est enfermé dans ce livre et dont nous n’avons ouï que le prologue?
– Demain… peut-être…Qui peut savoir?