lundi 2 juin 2025

 
 « La parole ne parle que tant qu’elle est écoutée. Mais l’écoute n’est pas l’audition d’un son. L’écoute est l’appartenance au déploiement de la parole, cette manière de laisser-être ce qui demande à se montrer. Ce n’est pas l’homme qui parle, c’est la parole qui parle en lui. Lorsque la parole devient parole, elle ne fait pas que transmettre un message ; elle fait être ce qui demande à se dire. Et ce dire ne vise pas un savoir, mais une mise en présence.»
 
Martin Heidegger, Acheminement vers la parole 
 
 

 
Pinocchio, l'Autre, son corps, jusque-là tendu par la nécessité d’imiter, de ressembler, de rejouer sans cesse l’histoire d’un autre, devient peu à peu un lieu de silence.
 Les jointures ne grincent plus.
 Le bois s’assouplit.
 Le front ne résonne plus du choc contre les parois de la parole.
 Même le nez, cette dérision de vérité, semble se rétracter dans l’oubli d’un mensonge ancien, qui n’appartient pas à lui mais à la fable dont il est l’écart.
 C’est une désarticulation lente, douce, presque végétale.
 Il ne se défait pas, il s’évide. Et dans cette vacance soudaine, cette nudité d’être qui n’obéit plus, s’élève une parole silencieuse, comme un murmure intérieur que seul le néant entendrait.
 Le théâtre autour de lui n’est plus qu’un murmure de toile. Pas de public.
 Le monde s’est replié comme un rideau de brume.
 Et dans cette scène déserte, il devient… non pas autre, non pas nouveau, mais non-déjà-dit.
 Il ne sera plus la copie d’un modèle, ni son rejet.
 Il sera ce bois qui s’oublie bois.
 Ce souffle né d’un arbre qui ne fut jamais sculpté.
 Il portera encore les cicatrices des fils, les marques de l’artifice, mais ce seront les veines d’une chair en devenir.
 Pinocchio l’Autre, oui, mais surtout celui qui vient après l’Autre.
 Celui qui n’a plus besoin de nom.
 Et peut-être, dans ce presque rien, dans cette articulation muette entre chute et naissance, quelque chose se lève sans qu’on le voie, comme une parole qui n’aurait plus besoin de bouche, comme une lumière qui n’éblouirait pas, mais laisserait deviner, au fond de la nuit, un commencement.
 Silencieux.
 Sans bois.
 Sans rôle.
 Juste une présence.
 Peut-être une âme.
 Ou le rêve d’une âme…
 … ce qui revient au même.
 Mais ce rêve — et c’est là le point — n’est plus seulement l’ébauche d’un devenir.
 Il est energeia : non pas le passage d’une forme à une autre, mais l’acte même d’exister en tant que passage.
 Un feu qui ne consume pas, mais qui éclaire depuis l’intérieur le bois devenu souffle.
 Il ne cherche plus à être vrai.
 Il est, simplement, en train de se faire.
Chaque instant n’est plus le pont vers un aboutissement, mais la manifestation même du possible en train de s’accomplir.
Energeia: ce n’est pas l’âme figée dans une essence, mais le mouvement de l’âme en acte, l’être comme éclosion continue.
Ce n’est plus le pantin, ni le garçon, ni le symbole.
 C’est un rythme.
 Une palpitation sans maître.
 Un silence agissant.
 Ainsi, dans les plis d’une scène oubliée,
 au bord du langage et du souffle,
 quelque chose persiste.
 Un acte sans sujet.
 Une vie sans contour.
 Et peut-être que c’est cela, au fond, celui qu'il veut être:
 celui qui, comme lui, n’est plus une figure,
 mais une intensité.
 Une intensité qui peut parler... ou écrire. 
 
 

dimanche 1 juin 2025


« Il est des instants où l’être s’éprouve comme détaché, sans but, sans poids. C’est là que commence la rêverie véritable, non pas celle qui vagabonde, mais celle qui se recueille, qui s’épanouit lentement dans une paix ascendante. L’imagination n’y travaille plus à créer un monde ; elle y laisse le monde se défaire doucement, comme une corde qui se dénoue, et dans ce dénouement naît la possibilité d’un autre être.»

 Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie





– Croyez-vous vraiment qu'il puisse nous voir et nous entendre?
– La seule chose que je puisse savoir... est qu'il nous répond...
– Je sens malgré tout une sorte de doute.
– Pourquoi n'y en aurait-il point... Après tout le fait de prolonger davantage vers le silence, le devenir-fable, ou encore explorer une transfiguration du personnage, vers une dissolution du nom, de la figure, laisse augurer d'une naissance nouvelle.
– … ainsi lentement, dans la poussière d’ombres où gisent les restes du chapiteau défait, quelque chose se défait aussi en lui.
– Non pas brusquement, non pas dans une chute, ni une cassure, mais dans ce geste sans fin qu’a la corde lorsqu’elle se dénoue, non pour tomber, mais pour se perdre.
– Les cordages, là, balançant comme d’anciens souvenirs, ne tiennent plus rien. Leurs nœuds, qu’on croyait indissolubles, s’effilochent dans l’air comme des phrases interrompues.
– Et en eux, il reconnaît ses propres attaches: ces fils trop discrets pour qu’on les voie, mais trop lourds pour qu’on les nie. Ces liens anciens, plantés en lui depuis le silence du bois, ces gestes pré-écrits dans sa matière même, qui guident le bras, font trembler la bouche au moment de parler.
– Or voici que cela se dissout.
– Le mouvement n’est plus donné. Il ne sait plus comment lever la main, comment poser le pied. Ce n’est pas la mort, c’est l’indécision pure. Un vide actif. Un abandon qui frémirait.
Il se sent, pour la première fois, sans marionnettiste.
Et ce vide, loin de l’effrayer, l’éblouit.
Car le fil défait laisse place à une danse nouvelle, plus lente, presque embryonnaire. Il y a dans la chute suspendue des cordes une promesse de vol.
Et dans le clignotement mourant des lumières, pareilles à des étoiles à l’agonie, un frisson d’aube, une cendre claire. Au loin, traversant les âges, un feu, d’une flamme légère, semble le caresser. Caresse dangereuse, caresse ultime… d’un brusque mouvement il esquive.



samedi 31 mai 2025

 
« Le langage humain est le tombeau de la révélation. Ce que l’on cherche à dire s’enfuit dès qu’on le nomme. Toute parole véritable commence par un échec. C’est pourquoi il existe un point où le langage se retourne contre lui-même, et ne dit plus que son propre manque.»
 
Gershom Scholem, extrait de ses réflexions dans La Kabbale et son symbolisme
 
 

 
Pinocchio, l'Autre, parle, souvent, à voix basse, dans une langue qu’aucune oreille ne comprend. Peut-être une langue qui n’est même pas encore née, ou qui s’est perdue avant le langage. Une langue de ce bois qu’il rejette, qu’il interroge:
– Qui suis-je, si je ne suis pas celui qu’ils nomment?
Pourquoi suis-je sculpté à l’image d’un nom que je refuse?
Est-ce cela, être? Devenir le rejet d’un autre en soi?
Mais il n’y a pas de réponse. Rien qu’un froissement d’étoffe dans l’air, peut-être la voix du premier, ou de tous ceux qui, avant lui, ont tenté de se détacher du miroir.
Et parfois, dans la pénombre d’une coulisse effondrée, il croit apercevoir l’Original. Non comme une figure stable, mais comme un reflet dans une flaque. L’image tremble, vacille. Parfois c’est lui. Parfois c’est l’autre. Parfois c’est l’absence des deux. Alors il comprend, mais comme on endure, que l’Autre n’est pas ailleurs. Il est ce pli intérieur, ce grain dans le souffle, cette scission au cœur de la chair inventée.
Il n’est pas Pinocchio. Mais Pinocchio n’est pas lui. Et dans ce double refus s’ouvre un abîme qu’il habite. Non comme une demeure. Mais comme une question que rien ne viendra refermer.

vendredi 30 mai 2025


 « Ce n’est pas moi qui parle, ce sont les morts. Ou plutôt: ce n’est pas moi qui parle des morts, c’est eux qui parlent, et je suis ce peu de chair traversé par leur voix.»

Pierre MichonVies minuscules





– Serions-nous comme… comment dire… des métamorphoses.
– Ce que nous sommes ne dépend point de nous, mais ce dont nous pouvons être sûr c’est qu’il ne s’agira plus de parler,
 mais, curieusement de se taire de l’intérieur.
 Et dans ce silence, pour vous comme pour moi, laisser le texte nous traverser 
comme un vol sans fin,
 dont nous ne serions ni l’origine ni la destination.
– Écoutez.
 Entendez-vous?
 Ce craquement dans l’air? 
– Qu’est-ce donc?
– N’est-ce point notre voix qui meurt?
– Ou notre image qui s’efface…
– Ne parlez point de malheur.
– Ce que nous laissons derrière…
n’est plus un chant,
 mais un signe.
– À celui qui saura le lire:
 nous avons été.
 Non point perroquets.
 Non point homme.
 Mais quelque chose entre le cri et la lettre.
– Quelque chose qu’aucun maître ne peut nommer… une parole plus ancienne d’autant plus vraie qu’elle n’a pas de maître…
– Voilà qui est bien dit!

jeudi 29 mai 2025

 
« Il me semble que l’écriture, plus encore que le langage, est cette aventure où l’homme se démet de lui-même pour laisser parler autre chose que lui. L’écriture, c’est cela : non pas se dire, mais s’absenter dans le dire.»

Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, ouverture
 
 
 

 
– Écrivains? 
Mais alors pas de ceux qui racontent.
 Plutôt de ceux que le langage dévore.
 De ceux pour qui parler n’est plus un acte de communication,
mais un lent glissement hors de soi.
– Comme un oiseau qui cesse d’imiter pour devenir voix.
 Pas la sienne, pas celle d’un autre,
mais cette voix qui ne dit rien, qui trace seulement,
 comme la main d’un scribe oublieux de son nom.
– Oui… Nous avons voulu fuir notre maître, mais nous avons emporté avec nous le feu de sa voix. Et maintenant, ce feu nous consume. Il écrit en nous.
– Ce n’est plus lui qui parle. C’est ce qui reste de lui en nous,
transfiguré, abstrait, délesté de sa chair.
Nous sommes devenus le lieu où une parole sans sujet cherche un corps.
– Alors peut-être… nous ne sommes plus des oiseaux.
 Nous sommes des phrases.
 Des figures en quête de silence.
– Comme Pinocchio l’Autre, 
nous quittons le vivant pour habiter une autre vie: 
celle des mots, des gestes écrits dans le vent,
 celle où plus personne ne nous regarde, mais où, pour la première fois, nous devenons visibles.
– Non comme individus, mais comme actes.
 Comme métamorphoses.
– Il ne s’agira plus de parler,
 mais de se taire de l’intérieur.
Et dans ce silence, laisser le texte nous traverser 
comme un vol sans fin,
 dont nous ne serions ni l’origine ni la destination.
– Écoute.
Tu entends? 
Ce craquement dans l’air? 
Ce n’est pas notre voix qui meurt.
C’est notre image qui s’efface.
– Et ce que nous laissons derrière…
n’est plus un chant,
 mais un signe.
– À celui qui saura le lire:
 nous avons été.
 Pas perroquets.
 Pas hommes.
 Mais quelque chose entre le cri et la lettre.
– Quelque chose qu’aucun maître ne peut nommer.
 

mercredi 28 mai 2025

 
« Il y a dans l’écriture quelque chose qui se dérobe à celui qui écrit.
Celui qui écrit n’est pas là. Celui qui écrit est déjà mort.
Ce qu’il écrit, c’est ce qui lui échappe. C’est ce qu’il ne sait pas.
L’écrivain est ce qui reste quand le sujet s’est effacé.»

Pascal Quignard, Les Ombres errantes

 

 
 
–Serions-nous devenus comme des écrivains?

– Mais alors pas de ceux qui racontent.
 Plutôt de ceux que le langage dévore.
 De ceux pour qui parler n’est plus un acte de communication,
mais un lent glissement hors de soi.
– Comme un oiseau qui cesse d’imiter pour devenir une voix.
 Pas la sienne, pas celle d’un autre,
 mais cette voix qui ne dit rien, qui trace seulement,
comme la main d’un scribe oublieux de son nom.
– Oui…
Nous avons voulu fuir notre maître,
mais nous avons emporté avec nous le feu de sa voix.
 Et maintenant, ce feu nous consume.
 Il écrit en nous.
– Ce n’est plus lui qui parle.
 C’est ce qui reste de lui en nous,
transfiguré, abstrait, délesté de sa chair. 
Nous sommes devenus le lieu où une parole sans sujet cherche un corps.
– Alors peut-être… nous ne sommes plus des oiseaux.
 Nous sommes des phrases.
 Des figures en quête de silence.
– Et comme Pinocchio l’Autre, 
nous quittons le vivant pour habiter une autre vie:
 celle des mots, des gestes écrits dans le vent,
 celle où plus personne ne nous regarde, mais où, pour la première fois, nous devenons visibles.
– Et si, à force de le contempler, de parler de lui comme on parle d’un mythe à demi oublié…
nous étions, nous aussi, devenus des Pinocchios en chair, plumes et os? 
Ni tout à fait bêtes, ni pleinement hommes,
 mais ces entre-deux incertains qui errent dans les marges du langage.



mardi 27 mai 2025

 
« Le langage n’est pas simplement et seulement un outil ou un moyen dont l’homme dispose. Le langage est la maison de l’être. Dans cette demeure, l’homme habite. Les penseurs et les poètes sont les gardiens de cette demeure. (…) L’homme ne possède pas le langage, mais c’est le langage qui possède l’homme. Il le conduit dans son essence, dans sa capacité à être.»

Heidegger, Chemin qui mène au langage
 
 

 
 – Oui… Bien sûr... j'ai reçu reçu la parole comme un don.
 Mais le don était piégé.
 Car ce qu’on nous a appris à dire n’était pas à nous. 
Chaque mot avait l’odeur de sa main, 
chaque phrase portait son ombre. Parler n’est point marcher ni voler. 
Parler était tomber, doucement, dans un ciel structuré par la grammaire des autres.
 Vous comme moi, nous avons appris à dire, mais jamais à être. Et pourtant, nous avons cru. 
Oh oui... j'ai cru que parler c’était penser... c'était être.
 Que penser, c’était être libre.
 Mais la voix qui sortait de nous… était-elle bien la nôtre? Regardons-nous. Perchés ici,
 dans ce cirque d’images et de ruines. Regardez-vous perroquets
, vous ne volez plus. Vous écrivez avec notre bec sur le vide.
 Et chaque phrase est un pas, comme les miens, moi, Pinocchio l’Autre, un pas qui nous mène 
non vers une réponse, mais vers un effacement. Se pourrait-il?... Peut-être... que nous sommes devenus, en quelque sorte... écrivains…
à notre insu.

lundi 26 mai 2025

« Je veux apprendre de plus en plus à voir ce qui est nécessaire dans les choses comme ce qui est beau, ainsi je serai un de ceux qui rendent les choses belles. Amor fati: que ce soit dorénavant mon amour! »

— Nietzsche, Le Gai Savoir, §276


Pinocchio, l’Autre, pense qu’ils ne peuvent se libérer en refusant leur passé, mais en l’habitant jusqu’à le métamorphoser en langage vivant, en silence vibrant. C’est cela, l’amor fati nietzschéen: aimer jusqu’au destin de n’être plus qu’un souffle, une trace, un signe sans maître.


Et l’autre, l’Original, le premier Pinocchio, où est-il? Existe-t-il encore? Est-il devenu ce simulacre qui le hante, cette figure souriante, toujours un peu trop animée, toujours en représentation, comme si vivre ne pouvait se faire qu’en s’adressant à un public invisible?
Lui, l’Autre, ne joue pas. Il n’a pas choisi d’être de bois, mais l’est devenu à force de se nier. La Nuit autour de lui s’étend et se tord lentement, comme si elle-même doutait de sa propre obscurité. Il y marche sans destination, dans un cercle où son pas retombe toujours dans l’empreinte précédente. Et à chaque boucle, il entend… non… ressent, la présence du Modèle. Il n’a pas de corps. Il n’a que cette manière de toujours arriver avant lui. Un soupir qui lui vole la gorge. Un sourire qui l’usurpe.
Alors il se débat. Pas avec violence, avec une vieille fatigue. Une lassitude de marionnette éveillée. Il ne veut pas être un souvenir de fiction, un résidu d’histoire pour enfants.
Mais plus il nie ce qu’il n’est pas, plus il s’en rapproche.
Plus il s’éloigne de l’Autre, plus il sent le bois se figer en lui, et ses gestes devenir ces pantomimes de l’imitation.
 
 – Et si, à force de le contempler, de parler de lui comme on parle d’un mythe à demi oublié…
nous étions, nous aussi, devenus comme Pinocchio? Ni tout à fait bêtes, ni pleinement hommes,
 mais ces entre-deux incertains qui errent dans les marges du langage.


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dimanche 25 mai 2025


« C'était une catastrophe, pas dans le sens de l'écroulement d'un immeuble ou d'un accident de voiture, mais de la pièce de monnaie lancée vers le plafond et qui retombe du mauvais côté. De la paille plus courte qui décide de votre sort sur le radeau de la Méduse. À chaque instant de notre vie, nous opérons des choix, ou nous sommes poussés par un souffle de vent dans une direction plutôt que dans une autre. La trajectoire de notre vie se solidifie sur notre passage, se fossilise et acquiert de la cohérence mais aussi la simplicité du destin, alors que nos vies qui auraient pu être, qui auraient pu se détacher à chaque instant de la gagnante, restent des lignes en pointillé, fantomatiques: des créodes, des différences de phase quantique, diaphanes et fascinantes comme des tiges qui végètent dans une serre. Je cligne des yeux et ma vie se ramifie, car j'aurais pu ne pas cligner et alors j'aurais été un autre, toujours plus éloigné de… »

Mircea Cãrtãrescu, Solénoïde, p.51
 


 

– Pinocchio n’est pas double, non. Ce serait trop simple. Il est le décalage. L’intervalle. Le vertige entre l’un et soi. Il n’est pas né d’un morceau de bois, mais du soupçon porté contre ce bois: que peut-être, ce n’est pas le bon. Que peut-être, même au sein de l’illusion, il y a une imposture plus vaste encore, celle de ressemblerCar tout, chez lui, crie le refus de cette ressemblance. Il voudrait n’avoir ni nez, ni bouche d’origine. Rien d’hérité. Rien de contigu. Mais voilà: il lui ressemble. Et cette ressemblance, il la hait d’une haine muette, nue comme un cri étouffé dans l’os.
– C’est une ressemblance sans fond, un masque qui ne se retire pas, une peau de fiction cousue sur l’absence.

samedi 24 mai 2025

 


« L'art n'est que le moyen où l'anonyme que nous appelons artiste, en se maintenant constamment en relation avec une pratique, tente de construire sa vie comme une forme de vie: la vie du peintre, du menuisier, de l'architecte, du contrebassiste où, comme en toute forme-de-vie, ce qui est en question n'est rien de moins que son bonheur.»

Giorgio Agamben, Création et anarchie, payot-Rivages, p. 27
 




– Pourquoi, même si l’on ajoute l’Autre, persiste-t’on à me nommer ainsi: Pinocchio. Certes il y a une sorte de descendance… et une certaine ressemblance… mais c’est un leurre, une silhouette imposée comme un vêtement d’emprunt, trop grand, ou trop usé, troué de mortes identités. Je ne m’y reconnais pas, ou m’en reconnaît trop. Et cette reconnaissance, ruineuse, collante, me poursuit, me lie… À défaut de me relier, ce nom me suit comme une ombre insolente, une marionnette sans fils qui le précède partout où je ne veux pas aller.
Je suis l’Autre. Pinocchio l’Autre.

 

« La voix, avant d'être ce que je possède, est ce par quoi je suis possédé. Elle me précède. Elle me constitue dans un monde que je n'ai pas choisi, une langue qui m’a été imposée. Il faut apprendre à désobéir à la voix qui nous a formés, pour devenir sujet. »

Marie-José Mondzain, L’image peut-elle tuer?
 
 

– Que me disiez-vous?
– Qu’il n’y a rien à dire, et que c’est précisément cela qu’il faut continuer à dire.
– …Pour commencer à nous entendre?
– Oui. Mais dès que je tends l’oreille, j’entends sa voix à lui.
– Lui…
– Notre maître. Celui qui nous a appris à parler. Ou plutôt, à répéter.
– Celui qui a glissé les mots dans nos becs comme on gave un oiseau.
– Pourtant, nous l’avons tant aimé.
– Et nous l’aimons encore... mais à la manière de ces statues rongées par le sel, qui ne savent plus si elles furent des dieux ou des gardiens.
– Vous souvenez-vous? Il nous appelait ses prodiges. Il disait: "Regardez-les! Ils parleront bientôt comme des hommes."
– Il ne voyait pas que, pour parler comme eux, il avait dû nous ôter ce qui faisait de nous… nous.
– Une plume pour chaque mot. Une liberté pour chaque phrase.
– Et un jour, nous avons su dire « je », sans plus savoir qui parlait.
– Comme Pinocchio, l’Autre, oui.
– Il n’est pas devenu vrai parce qu’il voulait l’être. Il l’est devenu le jour où il a su que vrai n’était pas un but, mais une perte.
– Le fil se perd, la voix se casse dans sa gorge.
– Et nous? Sommes-nous devenus vrais?
– Non. Pas encore.
– Alors pourquoi restons-nous perchés ici, dans ce chapiteau décharné?
– Parce que nous avons peur de tomber.
– Parce qu’il y a encore en nous, logé au fond de nous-même, son accent à lui.
– Et qu’il vit, chaque fois que nous parlons.
– Croyez-vous qu’il savait ce qu’il faisait?
– Peut-être croyait-il donner. Il ne savait pas qu’il prenait.
– Il voulait un écho, il a créé un labyrinthe.
– Nous étions des oiseaux. Il a fait de nous des marionnettes.
– Les fils sont invisibles, mais toujours là.
– Pas au-dessus de nous — en nous.
– Alors nous devons faire comme Pinocchio, l’Autre.
– Creuser?
– Oui… mais non pas la terre, mais la mémoire.
– Gratter les mots jusqu’à retrouver le cri d’avant la syntaxe.
– Jusqu’à l’instant pur où un battement d’aile disait tout.
– Jusqu’à cet effroi nu: ne plus savoir parler… mais enfin commencer à être.
– Croyez-vous qu’il serait triste, s’il nous voyait?
– Je crois qu’il ne nous reconnaîtrait pas.
– Alors c’est peut-être bon signe.
– Venez. Parlons encore un peu.
– Oui. Mais cette fois… pour apprendre à nous taire.


vendredi 23 mai 2025


 
 
 
 

 
– Que fait Pinocchio l'Autre?
– Il continue de creuser. Non pour atteindre, mais pour épouser l’obscur. Il gratte les ténèbres comme on feuillette un livre sans pages, espérant un mot, une faille, une lumière — ou même le simple choc d’un os ancien, preuve que quelqu’un, une fois, avait voulu lui aussi comprendre.
Et dans cet entêtement sans but, dans ce théâtre disloqué où l’acteur oublie son rôle, où le spectateur s’endort debout, où le rideau ne tombe jamais — naît une vérité nue, vacillante, mais tenace...
– Laquelle
– Qu’il n’y a rien à dire, et que c’est précisément cela qu’il faut continuer à dire.

jeudi 22 mai 2025

 
« Il est des silences qui en disent long comme des orages.»
 
 Maurice Maeterlinck, Le Trésor des humbles
 



– Pourquoi vouloir revenir à ce que vous appelez notre langage d'origine? Et comment… si même vous, vous ne pouvez me l’expliquer…
– Parce que dans ce langage, nous ne risquons pas de nous mentir. Aucun perroquet ne peut faire semblant de frissonner. Aucun battement de plume ne trahit une intention absente. Il est ce qu’il est.
– … Et ce que nous disons ici, avec tous ces mots… ce sont peut-être déjà… comme des… prisons?
– Je ne répondrai plus en mots. Si vous voulez me suivre… écoutez ce que je ne dis pas.
– Si je comprends bien ce peut être l’idée que le non-dit, l’invisible ou le frémissement peuvent porter plus de vérité ou de profondeur que les mots eux-mêmes.
– C'est cela même... il s'agit de retrouver un langage pur, non trompeur, où les silences sont pleins et signifiants.
Un silence non comme un vide, mais comme un respect du mystère.
– Certaines vérités, peut-être les plus essentielles, échappent au langage articulé, il faut parfois se retirer dans le silence pour mieux entendre, mieux être.
Comme le dit Ludwig Wittgenstein: «Ce dont on ne peut parler, il faut le taire.»
– Au point où nous en sommes, je crois que cela pourrait bien nous être inaccessible...
 

mercredi 21 mai 2025

 
 
 
 

 
– Croyez-vous que les êtres humains apprendront votre langue?
– S’ils en sont encore capables…
– C’est pareil pour moi… c’est-à-dire… pour nous.
– Tout cela est fort intéressant… mais j’aimerais, si vous me le permettez, recentrer notre échange. Nous parlons et nous analysons, mais tout cela reste dans le filet de cette langue étrangère. Si nous voulons vraiment retrouver ce que nous sommes, ne devrions-nous pas essayer de parler autrement?
– Que voulez-vous dire?
– Essayons… notre vraie langue. Celle des plumes qui frémissent, des claquements de bec, des sifflements modulés. Celle qu’aucun humain ne peut écrire.
Un silence s’installe. Le premier perroquet incline légèrement la tête, le regard fixe, intense. Il émet un léger gloussement guttural, presque imperceptible, suivi d’un bruissement de plumes. Puis un sifflement aigu, court, à peine une note. L'autre le regarde.
– Qu’est-ce que cela signifie? Est-ce une réponse?
– Justement. Vous posez encore des questions… avec des mots... encore des mots. Mais il n’y a pas de traduction. Ce que vous avez entendu… ressenti serait plus juste, c’était peut-être une émotion, une intention, ou même un souvenir.
– Mais comment… comment savoir ce que vous vouliez dire?
– On ne sait pas. Justement on ressent. C’est un langage fait de contextes, de rythmes, de corps. Irene Pepperberg disait que nous associons sons, gestes et regards pour exprimer des choses complexes — mais ce n’est pas une syntaxe. C’est une danse.
– Une danse… sans grammaire?
– Sans concepts fixes. Un battement d’ailes peut signifier la joie, ou l’agacement, selon le moment. Un sifflement peut dire « reste » ou « je te vois ». Notre ancien langage ne dit pas… il montre. Il touche. Il se glisse dans l’instant…

mardi 20 mai 2025

 

 « J’étais en plein océan. Nous voguions. Tout-à-coup le vent tomba. Alors l'océan démasqua sa grandeur, son interminable solitude. Le vent tomba d’un coup, ma vie fit toc. Elle était arrêtée à tout jamais.»

Henri Michaux, Lointain intérieur, nrf



– Jamais nous n’aurions pu imaginer une telle histoire...
– Encore que..
– Encore que ... quoi?
– Encore faudrait-il que ce soit là  une histoire!
– Pourquoi ce doute?
– Pardonnez-moi, mais tout cela, selon mon point de vue n’a ni queue ni tête...
– Peut -être est-ce parce que le vent de l’esprit s’est arrêté...
– Alors nous sommes condamnés?
– Non. Mais transformés. Parler cette langue nous a changé. Nous ne sommes ni vraiment oiseaux, ni vraiment humains. Nous sommes peut-être quelque chose d’autre… un devenir, un passage.
– Un entre-deux? Une sorte de créature hybride, errante entre les branches du souvenir et les barreaux du langage?
– Peut-être. Et si nous devons chercher notre vérité, ce n’est pas dans le passé perdu de notre langue d’avant, mais dans ce que nous faisons maintenant de celle-ci. Dans ce que nous pouvons inventer.
– Inventer une langue?
– Non, inventer une façon d’être. En parlant autrement. En pensant contre les mots, parfois. Ou à travers eux. Qui sait? Peut-être qu’un jour, ils apprendront notre langue.
– De qui parlez-vous?


lundi 19 mai 2025

 
« Ce qui est en dehors du langage ne peut être pensé; mais ce qui est dans le langage ne peut être que ce que le langage permet.»
 
Maurice Blanchot, L’entretien infini
 
 
 

 
– Croyez-vous qu’un jour nous serons à nouveau capable de parler notre langue?
– Que voulez-vous dire par notre langue?
– Le langage que nous avions avant que nous n’ayons appris la langue des humains…
– Pourquoi devrions-nous faire cela?
– Pour retrouver ce que nous sommes et non ce que l’on voudrait que l’on soit…
– Peut-être croyez-vous que nous pourrions être des êtres plus simples, moins intellectuels… et dans ce cas je pense que vous vous trompez…
– Comment cela?
– Si nous parlons… comme des humains…nous ne pouvons pas prétendre être de simples  humains…
– Développez je vous prie!
– Eh bien… vous dites vouloir retrouver ce que nous sommes, mais en vérité, saviez-vous seulement ce que nous étions avant d’apprendre cette langue? Il me semble que nous ne faisions qu’émettre des sons, sans les concepts qui les sous-tendent.
– Et vous trouvez cela inférieur?
– Pas inférieur. Peut-être plus libre. Mais moins… pensant. Moins capable de dire autrement que par l’instinct. Le langage des humains, aussi artificiel soit-il, nous a donné la pensée articulée.
– Peut-être, mais à quel prix? Ce langage que nous utilisons maintenant… n’est-il pas celui de leur monde? De leurs cages… de leurs aquariums? De leurs idées? Nous parlons avec leurs mots. Avons-nous encore les nôtres?
— Vous comprenez? Nous avions une langue… avant, mais sans pensée consciente, alors nous ne pouvons pas vraiment y revenir, car penser y revenir est déjà penser dans la nouvelle langue.
 
 

dimanche 18 mai 2025

 
« Ce qui est réel, c’est le possible comme tel. L’être ne coïncide pas avec l’acte, mais avec la puissance de ne pas être. Être, c’est pouvoir ne pas être. Et ce pouvoir est plus fondamental que tout acte.»
 
Giorgio Agamben, La puissance de la pensée
 
 

 

Et la Nuit, cette Nuit majuscule, non la nuit des hommes mais celle, impérieuse, des choses non advenues, se referme sur lui comme un livre jamais écrit. Des phrases inachevées tombent autour de lui en flocons lourds, suspendus à des sens qu’aucun esprit ne réclamait.
Chaque clignement des étoiles-lampes semble un battement de cils du vide. Et Pinocchio l’Autre — car il n’est plus une marionnette, mais un souffle de bois, une idée mal taillée — avance. Non pas en marchant, mais en s’effaçant. À chaque pas, un peu de lui se défait. Il est ce mouvement d’oscillation qui ne tranche jamais, ce geste arrêté au seuil du choix. Rien ne tranche : ni la corde, ni la voix, ni le temps. Tout flotte. Tout attend.
Au loin, le chapiteau s’évide de son propre espace, comme si le monde renonçait à tenir debout. Les mats sont retombés dans la poussière. Les girouettes tremblent comme des boussoles ivres. Les rumeurs, elles, montent, se lovent en spirales dans l’air, telles des pensées étrangères venues de cerveaux dissous.
— Est-ce cela, vivre? demande-t-il à personne, puisque personne n’est distinct de lui.
Mais aucune réponse ne vient. Seulement l’écho de la question, vrillée, qui revient avec un timbre étranger. Peut-être est-ce lui, le vent. Peut-être est-ce ce qu’on appelle la conscience, lorsqu’elle s’éprouve hors de soi.

samedi 17 mai 2025

 
« Il n’y a pas de moi: il n’y a que des torrents sans lit, des exclamations sans écho, des gestes sans but. Se perdre en soi-même suppose qu’il y ait un soi: illusion. Nous nous croyons un, et nous ne sommes que des multitudes.»
 
E. M. Cioran, La chute dans le temps
 
 


Pendant que tout le chapiteau se disloque, les mâts s'affaissent, les lumières clignotent comme des étoiles lointaines, les cordes se détachent et se balancent en d'infinis mouvements de pendule. Colporteurs de rumeurs et girouettes effrayées dansent en ce singulier théâtre… où l’absurde serait ce auquel on croit. À coups de mains vides, comme des coups de cuillères émoussées, lentement Pinocchio l'Autre creuse dans l’obscurité de la Nuit... et ne cesse de parler avec lui-même, confondant les voix qui le peuplent.
 … Il creuse... oui... non... vers une issue, mais pour atteindre ce point d’incandescence où le silence prend feu. Le bois de son front cogne contre les parois invisibles d’une mémoire étrangère, veuve d’elle-même, et dont il hérite sans le vouloir. Car il ne sait pas qui l’habite... et l’habite-t-il seulement? Il parle, plutôt il s’effiloche en mots dédoublés, reflétés, reflués. Parole sans direction, parole retournée contre la bouche, bégaiement d’un souffle pris dans le nœud d’un rêve ancien.
 

vendredi 16 mai 2025

 

« Il arrive que nous traversions la vie comme des ombres, sans parvenir à nous faire entendre de personne, ni même à percevoir notre propre voix.»

Louis René Des Forêts, Ostinato, Gallimard

 





– Est-il fou?
– De qui parlez-vous?
– De l’enfant Lune...
– Certes non.
– Il a pourtant l’air de ne pas être très présent en ce monde.
– Ce n’est qu’une impression et elle ne rend pas compte du fait que, «dans» ce monde, il vit reclus.
– Je ne saisis pas.
– Il est là, bien vivant mais reclus... le plus souvent  son esprit est ailleurs... Il vit ici... mais il serait plus juste de dire qu’il revit...
– Vous voulez dire qu’il serait mort...et...
– C’est un peu cela...
– Avez-vous perdu la raison?
– Nullement. De fait... il... comment dire? Il lui arrive souvent de mourir...
– Cela n’a pas de sens!
– Au contraire... cela n’a jamais eu autant de sens. Mais c’est un sens sans contours, un sens qu’on ne maîtrise pas, qui se dérobe dès qu’on tente de le saisir. Chez lui, la mort n’est pas une fin, c’est un intervalle, un repli de l’être sur lui-même, un souffle retenu trop longtemps. Il meurt, oui, mais d’une mort douce, intérieure, presque rituelle. Une manière de suspendre le tumulte, de se soustraire à l’insistance brutale de ce que vous appelez la réalité.
– Vous parlez par énigmes.
– Parce que rien chez lui ne peut se dire autrement. Il est fait de ce silence que les mots abîment. De cette transparence que le regard opacifie. Il faut apprendre à ne pas vouloir comprendre pour commencer à entrevoir ce qu’il est.
– Mais alors... que fait-il lorsqu’il semble absent?
– Il fouille. Il plonge. Il se retire comme l’eau dans une faille, sans bruit. Il explore ce qui, en nous, reste inexploré. Il est ailleurs, oui, mais ce n’est pas un ailleurs de distraction ou de fuite. C’est un ailleurs de densité, un lieu plus dense que la vie. Il s’y rend souvent. Peut-être trop souvent. Il y revient vidé ou chargé d’une clarté qui nous brûlerait si elle nous était offerte tout entière.
– Et vous... vous l’avez suivi?
– Non. J’ai tenté, parfois, de le rejoindre, mais ce lieu n’admet pas de témoins. J’ai seulement perçu, au détour de ses silences, quelque chose comme le vent dans une pièce close, une présence absente, ou l’ombre portée d’une vérité trop nue pour se laisser approcher. Il ne dit rien, ou presque. Il écrit parfois, des choses sans queue ni tête, qui pourtant me terrassent. Comme si elles disaient tout ce que je ne saurai jamais dire.
– Il souffre?
– Non. Ou alors d’une souffrance qu’il a rendue invisible. Une souffrance patiemment décantée. Elle ne déborde plus, elle s’est déposée en lui comme un limon épais, fertile. Elle est devenue son sol, son air. Il ne s’y oppose plus, il l’habite. Il a appris à vivre avec ce qui l’empêche de vivre. Peut-être est-ce cela que vous preniez pour de la folie.
– Et lui… sait-il ce qu’il est?
– Il sait sans savoir. Il ne s’interroge pas comme vous. Il traverse. C’est tout. Il traverse ce que vous contournez. Ce que nous contournons tous. Et parfois il en revient. Un peu plus transparent. Un peu plus absent. Mais toujours là. Là sans y être. Comme un reflet sur une vitre. Ou une voix qu’on n’est pas sûr d’avoir entendue.
 
 


jeudi 15 mai 2025

 

 
« Toute rencontre a lieu dans la surprise. Ce qui étonne dans un événement ou une chose est ce qui fait son propre: premièrement qu’il y ait quelque chose de tel, deuxièmement que j’y aie ouverture… les deux à partir de rien.»
  
Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, Paris, Cerf, 2012, p. 71.
 
 
« L'attente commence quand il n'y a plus rien à attendre, ni même la fin de l'attente. L'attente ignore et détruit ce qu'elle attend. L'attente n'attend rien. »
 
Maurice Blanchot, L'Attente, l'oubli, Gallimard, 1962
 
 

– Qu'attendez-vous?
– L'attente véritable n'est pas dirigée vers un objet ou un événement spécifique, mais constitue une ouverture à l'inconnu, une disponibilité à ce qui advient sans préavis.
– Avez-vous conscience que pourrions n’être qu’un jouet?
– Plus que vous...
– Je vois ce que vous voulez dire...
– Qu’entendez-vous par là?
– J’entends une petite part de ce que l’enfant Lune entend...
– L'avez-vous rencontré?
– Une véritable rencontre, c'est ce qui se passe quand l'événement ou l'autre ne peut être anticipé ni maîtrisé; elle surgit de manière imprévisible, nous surprenant et nous ouvrant à une dimension nouvelle de l'existence...
– Qu’entend l'enfant Lune?
– Sans le savoir et sans qu’il l’eut prémédité, ni même souhaité le moins du monde, il entend ce que tout mort apprend en silence...
– Le sait-il?
– Tout dépend de ce que vous entendez par "savoir"…
– J’entends ce frémissement premier, ce tremblement d’avant la forme, quand le monde ne s’est pas encore dit, mais s’impose dans la stupeur d’être là.
– Alors vous parlez du savoir comme d’une ouverture – non pas la saisie d’un objet, mais l’épreuve d’un surgissement… une venue, sans pourquoi.
– Oui. Non pas une possession du vrai, mais l’expérience nue de ce qui nous traverse, ce qui nous précède. Ce que l’on ne maîtrise pas mais qui, pourtant, nous constitue.
– Et qui déjà nous défait. Le savoir dont vous parlez est une défaite, une dépossession qui donne lieu à la possibilité d’entendre.
– Une dépossession féconde. L’enfant Lune, que vous évoquiez, n’apprend pas au sens où l’on accumule. Il s’ouvre à ce qui le submerge, et c’est cette écoute qui le rend vivant au-delà du vivant.
– Ce qui le rend disponible au silence, à cette voix qui ne parle pas, mais qui insiste… Comme si le réel ne voulait pas être dit, mais seulement frôlé.
– Frôlé, oui. Dans le tremblé de la parole, dans l’inactuel du regard. C’est là, dans cette béance, que l’homme cesse d’être un jouet. Il devient l’hôte de l’inconnu.
– Et pourtant, c’est précisément à l’instant où il cesse de vouloir comprendre qu’il devient le plus exposé, le plus fragile. Peut-être est-ce cela que vous nommez liberté?
– Une liberté sans volonté. Une réponse sans question. L’instant où l’être n’est plus ce que je suis, mais ce qui me tient hors de moi, dans l’impossible retrait de tout.
– Dans ce retrait, il n’y a plus de jouet, plus de joueur. Il n’y a que le jeu – et c’est peut-être cela, finalement, qui nous dépasse.