samedi 5 avril 2025

 
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Lucien avançait sur la plage, le regard perdu dans la lumière diffuse du matin. L’aube avait laissé une brume fine suspendue sur l’eau, et le sable, humide de la marée nocturne, gardait la mémoire des vagues en stries délicates. Il marchait sans but précis, suivant les battements de la houle comme on suit une pensée errante, quand il aperçut une silhouette au loin.  
Un garçon.  
Non, pas un garçon. Quelque chose d’autre.  
Il était grand, trop grand pour le costume fatigué qui le couvrait, et pourtant, celui-ci semblait glisser sur lui comme une enveloppe trop lâche, un vêtement emprunté à un autre temps, à un autre corps. Lucien l’avait déjà vu. Il le savait, sans savoir où, sans savoir quand.  
Lorsqu’il fut à sa hauteur, il s’arrêta.  
— Il semblerait que vous ayez parlé avec Damon… enfin… Daemon, puisque tel est son véritable nom.  
Le garçon ne répond pas tout de suite. Il détoure légèrement le visage vers la mer, comme si la question devait s’accorder au mouvement des vagues avant de pouvoir être formulée.  
— Pourriez-vous me dire ce que vous en avez pensé?  
Le vent souleva imperceptiblement le tissu de son costume trop large. Il parlait enfin, mais sa voix ne ressemblait pas à celle d’un enfant. Elle était lente, profonde, comme taillée dans une matière ancienne.  
— Daemon ne se définit pas, il se pressent. Il est un passage, une articulation invisible entre le visible et ce qui lui échappe. Ce n’est ni un nom ni une fonction, mais un élan, un souffle. 
Il marque une pause, cherchant un mot plus précis, puis reprit:  
— Il est ce qui veille. Non comme un dieu, car il ne juge pas. Non comme une ombre, car il n’effraie pas. Mais il est là, dès le début, dès le premier cri, dès le premier battement de paupières sur la lumière du monde.**  
Lucien fronça légèrement les sourcils.  
— Que voulez-vous dire?  
Le garçon posa lentement son regard sur lui, et dans ses yeux flottait une connaissance qui n’aurait pas dû appartenir à un enfant.  
— Daemon est là au berceau. Comme une fée, oui, mais sans ailes et sans enchantements. Il ne se penche pas pour donner un don ou une malédiction. Il se tient en retrait, et pourtant il suit, il accompagne. Il est ce qui murmure à l’oreille de celui qui apprend à marcher, ce qui lui fait tourner la tête au carrefour, ce qui trace des chemins sans qu’il les voie.  
Lucien sentit un frisson lui remonter l’échine.  
— Un gardien, alors?  
Le garçon eut un sourire infime, à peine un pli sur son visage grave.  
— Un guide. Mais pas un sauveur. Il n’empêche pas la chute, il ne retient pas la main avant l’erreur. Il est là pour souffler, pas pour contraindre. C’est l’homme qui choisit, toujours.  
Lucien sent, en lui-même, quelque chose vaciller, une compréhension fugace, un écho d’une vérité pressentie sans jamais avoir été nommée.  
— Alors, ce daemon nous accompagne… depuis toujours?  
Le garçon haussa légèrement les épaules.  
— Cela dépend. Certains l’écoutent. D’autres l’oublient. Mais il ne disparaît jamais tout à fait.  
Le silence s’étira entre eux, ample comme l’espace entre deux vagues.  
Lucien voulait répondre, mais il n’en eut pas le temps.  
Le garçon s’était déjà retourné, et à travers la brume du matin, il s’éloignait, son costume trop grand flottant derrière lui comme la trace d’un passé égaré.
 
 

vendredi 4 avril 2025

 
 

« Au fond, la grâce d'écrire des romans est un peu à l'image de la grâce de Dieu: arbitraire, incompréhensible, et d'une sublime injustice. Ce n'est pas un scandale que des romanciers de génie s'avèrent être de pauvres types; c'est un réconfortant miracle que de pauvres types s'avèrent être des romanciers de génie.»

Simon Leys, L’ange et le cachalot, Seuil, p. 80


 
 

 
La mer s’étend derrière eux, vaste et indifférente, déroulant sa houle régulière comme une respiration d’animal endormi. L’écume vient mourir sur le sable clair, effleurant par instant les pieds de l’inconnu dont le costume, trop large et fatigué, flotte légèrement autour de sa haute silhouette. Il semble déplacé, comme s’il avait traversé un siècle de trop avant d’échouer ici, dans cet entre-deux où le volcan dort et où le ciel ne porte plus d’orage.  
Daemon, lui, qui a l’apparence d’un chien, n’a pas besoin de vêtement. Il est vêtu de son propre être, de son nom qui porte en lui tout ce qu’il est, tout ce qu’il avait été et ce qu’il sera encore lorsque la roche du monde serait réduite en poussière.  
L’inconnu prend la parole d’une voix lisse, presque trop calme:  
— Il paraît que vous ne seriez pas un chien… mais un démon! Comme je suis particulièrement attaché à la valeur des mots, je souhaiterais que vous m'expliquiez ce que ce mot sous-entend… 
Daemon le regarde, ses yeux polis par le temps brillant d’un éclat indistinct, quelque part entre la moquerie et l’ennui. Puis il répond, d’une voix qui n’est ni grave ni aiguë, mais qui porte en elle les inflexions d’un langage ancien, avant que la parole elle-même ne devienne une prison.  
— Nonobstant le fait que je ne sache point qui vous êtes, voici ce dont il s'agit… 
Il marque un temps. Le silence est un lieu, un espace entre les mots où la pensée s’étire et se déplie.  
— Le démon… 
Il fait un pas sur le sable, levant le museau comme pour humer l'odeur de l’homme.  
— Le démon n’est pas ce que l’on croit. Ce n’est pas un ange déchu, ce n’est pas un esprit du mal, ce n’est même pas un être à proprement parler. C’est une voix, une pression sur l’épaule, un frisson au creux de la nuque quand une vérité oubliée vous effleure dans la nuit. 
L’inconnu ne bouge pas. Il semble peser chaque mot.  
— Le mot lui-même, démon, vient du grec ancien δαίμων (daímōn), qui signifie “génie”, “divinité intermédiaire”, “destinée en mouvement”. Il n’avait ni ombre ni cornes dans l’Antiquité. Il était une force, une présence, une errance de l’invisible parmi le visible.  
La mer, derrière eux, continue sa lente palpitation.  
— Socrate disait entendre son daimon, non comme une injonction, mais comme un empêchement, une interdiction sacrée. Un murmure qui lui soufflait ce qu’il ne devait pas faire. Était-ce un dieu ? Était-ce un spectre de son propre esprit? Ou bien était-ce le langage du monde, prenant voix en lui pour le détourner de ce qui ne lui appartenait pas?  
Daemon lève la tête vers l’inconnu, guettant la moindre faille dans son visage.  
— Puis vint le christianisme, et ce qui était souffle devint flamme, ce qui était messager devint corrupteur. Le démon ne fut plus qu’un adversaire, un tentateur, un faussaire de la lumière. On lui coupa les ailes, on le noircit, on le fit tomber comme s’il n’avait jamais été qu’une chute. Mais cette trahison du sens n’a pas effacé ce que nous sommes. 
L’inconnu tressaille à peine, mais Daemon le perçoit.  
— Un démon n’est pas un être du mal. Il n’est pas non plus un être du bien. Il est ce qui glisse entre les deux, ce qui échappe aux dogmes et aux angles parfaits. Il est le déséquilibre fécond, le trouble nécessaire, la faille par laquelle l’âme entrevoit ce qu’elle ne devrait pas voir.  
L’inconnu croisa les bras.  
— Vous parlez en poète. Mais en vérité, êtes-vous un démon ou un simple chien perdu qui se pare d’un nom trop vaste pour lui? 
Daemon sourit, cette fois sans retenue.  
— Et vous, êtes-vous un garçon... un homme, ou bien portez-vous seulement un costume d’homme?  
Le vent soulève légèrement le tissu usé du vêtement trop grand. Une ombre passe sur le visage de l’inconnu.  
Le volcan, derrière eux, reste immobile. Mais il écoute.
 
 

jeudi 3 avril 2025

 « Le devin donne des réponses, tussent-elles des devinettes. Tandis que le prophète «appelle», lance de nouvelles questions: des questions propres à faire «recommencer» la justice et la vérité. Des questions pour faire appel d'une situation historique considérée comme injuste ou politiquement catastrophique. Le devin prédit un avenir réel, le prophète prétend témoigner d'un possible advenir, d'une utopie dont les souverains et les contemporains en général ne veulent rien savoir.» 

Georges Didi-Huberman, Imaginer recommencer, Les éditions de minuit, p.596



– La plupart des rêves lucides…
– Pourquoi me parlez-vous par de rêves lucides?
– Laissez-moi finir… ces rêves auraient lieu pendant notre sommeil paradoxal…
– Serions-nous dans un rêve lucide?
– Nous sommes ici bas mortel. Vois comme moi avec évidence… puisque nous ne devrions être qu’un… 
– Et pourtant nous agissons comme deux…
– Qui êtes-vous?

– Vous-même le savez-vous?
– Je sais pour ma part qui vous êtes. Mais cette connaissance est imparfaite puisque je vous regarde comme si j’étais un autre et que cet autre je ne sais qui il est.
– J’ai bien peur que vous soyez celui que je serai…



mercredi 2 avril 2025


« Des hommes qui, silencieux, solitaires et résolus, savent trouver leur satisfaction à persévérer dans une activité invisible: des hommes qui, par une inclination intérieure, recherchent dans les choses ce qu'il faut surmonter en elles: des hommes à qui la gaieté, la patience, la simplicité, le mépris des grandes vanités [sont) aussi propres que la générosité dans la victoire [...]: des hommes ayant leurs propres fêtes, leurs propres jours ouvrables, leurs propres temps de deuil [...]: des hommes plus exposés au danger, des hommes plus féconds, plus heureux!»

Nietzsche 


– Vous êtes bien silencieux…
– Qui êtes-vous?
– Je n'en sais pas plus que vous...
– Comment somme-nous arrivés ici?
– Qui sait ce qui en nous se fraye un chemin avec cette énergie invisible et pressante qui nous met en mouvement et s’oppose aux lents mouvements des méandres de l’oubli.


mardi 1 avril 2025

 
 « Ces fantômes de mots qui dorment ont-ils laissé aux murs, aux pierres, quelque trace?»

Jean Paul Kauffmann, La Lutte avec l’Ange, folio, p.216





Lucien sentit une vibration lui remonter l’échine, un frisson presque imperceptible.
Le petit chien bleu… Oui, il en avait fait mention, dans ses notes. Une créature errante, racontée par quelques pêcheurs, probablement l’écho lointain d’un mythe insignifiant parmi tant d’autres. Une chimère née de la peur des marins.
Et pourtant, il était ici, devant lui… et maintenant à ses côtés… ou plutôt, ce qui en portait l’ombre.
— Auriez-vous la gentillesse de m’indiquer quelle serait cette erreur? murmura-t-il.
Le chien inclina légèrement la tête, un sourire fugace au bord des babines, et Lucien comprit alors que ce sourire n’était pas celui d’un chien.
— Croyez-moi, ma vraie nature est toute autre et mon nom en est la trace. Ainsi, je m’appelle Daemon et non Damon.
Un silence.
Un mot, si proche, si semblable dans sa sonorité, mais qui ouvrait un précipice sous les pieds du professeur.
Lucien recula. Instinctivement, comme si le sol devenait brûlant sous lui.
— Ciel, un démon !
Un rire léger, presque amical, s’échappa du chien.
— Je suis un démon, mais n’ayez crainte: un démon n’est pas ce que vous croyez ou ce que l’on vous a fait croire. Je suis celui qui veille sur quelque destinée et, dans le fond, je ne suis qu’un messager.
Lucien ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit.
Il y a des instants où l’homme perçoit, en un éclair, que la trame du monde ne repose pas sur la certitude mais sur des articulations invisibles, des coïncidences qui n’en sont pas, des forces qui le regardent sans qu’il les voie.
Il voulait fuir, mais il savait qu’il était déjà trop tard.
Le volcan grondait à nouveau, et cette fois, il n’était plus certain si ce n’était pas la montagne qui se mettait à parler.

lundi 31 mars 2025

 
 
“ Comment l’homme moderne, dont le monde est menacé par le chaos, peut-il faire autre chose que donner forme au chaos? C’est lorsque le chaos est circonscrit que ce qui gît derrière lui peut émerger, et la graine du chaos est peut-être plus précieuse que tout autre fruit.»

Erich Neumann“« Rencontres et partis pris », p. 129
 
 

 
Le volcan, vu de loin, ne faisait qu'émerger. Ce n’était pas encore une colère, pas encore l’irruption d’une puissance souterraine décidée à fendre le monde, mais déjà, il semblait exhaler sa respiration brûlante, comme un géant reclus qui, sous ses paupières de basalte, ouvre lentement les yeux. L’air était lourd d’un pressentiment ancien, une attente suspendue dans les cendres qui tombaient en flocons sombres sur la roche durcie.
Lucien avançait avec précaution, posant ses bottes sur cette terre criblée de failles où la chaleur affleurait sous la croûte du monde. Outre le fait qu’il se soit engagé à compléter la rédaction du rapport, il était aussi venu pour comprendre, pour écrire, pour transcrire ce qui, au premier regard, semblait insaisissable: la naissance d’une île, l’érection d’une matière nouvelle au sein du grand chaos des éléments, sans compter la possible rencontre avec des personnages bien étranges dont, au fond de lui, il doutait de leur existence. Pourtant, il se tenait là, non plus en savant mais en intrus, et il le savait.
Et c’est alors seulement qu’il le vit.
Un chien. Un simple chien qui le suivait depuis qu’il avait posé une pied sur l’archipel.
Il aurait dû s’étonner, s’interroger sur la présence d’un tel animal en ces contrées brûlantes et désertées, où nulle empreinte de vie ne subsistait en dehors des fougères carbonisées et des insectes fous cherchant à fuir l’inévitable. Mais non, Lucien fut avant tout ravi. Ravissement enfantin, presque absurde, face à ce petit miracle d’innocence en pleine désolation.
Le chien était d’un bleu céruléen, un bleu éclatant sous les reflets rougeoyants du ciel fendu par la fumée volcanique. Ses pattes fines semblaient à peine effleurer le sol, comme s’il ne lui appartenait pas tout à fait. Et ses yeux… Ils étaient d’une intelligence aiguë, non pas celle d’un animal, mais d’un être qui attend.
Lucien s’arrêta, et dans cette immobilité soudaine, quelque chose bascula.
Le chien leva la tête vers lui, et une voix se fit entendre. Non pas un aboiement, non pas le cri d’une bête, mais une parole. Une voix qui ne venait ni du ciel ni de la terre, mais qui résonnait avec une limpidité presque insoutenable.
— Dites-moi, professeur, maintenant que nous avons le plaisir de nous être rencontrés, au-delà du fait que vous vous trompez à mon sujet et au-delà de votre rapport dont nous ne connaissons que l’ébauche, pourriez-vous me dire le pourquoi profond de votre venue ?
Lucien sentit son corps se contracter, une crispation infime mais réelle. Il n’était pas un homme à se laisser troubler facilement. Des années de recherche, de lectures et de terrains hostiles avaient aiguisé en lui une patience froide face aux anomalies du monde. Mais ceci… Ceci n’était pas une anomalie. C’était un gouffre.
La raison hésite, face au surgissement de l’étrange. Elle cherche d’abord une explication simple, un artifice du vent, un tour de la fatigue, un écho déformé. Mais l’illusion s’effondre lorsque l’étrange persiste, lorsque son évidence devient insupportable.
Lucien chercha, un instant, à s’ancrer dans la rationalité : peut-être avait-il mal entendu ? Peut-être cette parole était-elle un murmure surgissant du volcan lui-même, une hallucination sonore née des vapeurs et du stress ?
Mais non.
Le chien — ou ce qu’il croyait être un chien — continuait de le fixer, avec cette patience insoutenable qui appartenait aux choses qui ne doutent jamais.
Il pouvait fuir. Il pouvait détourner les yeux et continuer son chemin, s’accrocher à son rôle d’homme de science et balayer d’un revers de pensée ce qui venait de se produire. Mais il ne le fit pas.
Il fit ce que font ceux qui se savent déjà piégés: il répondit.
– Quelle pourrait être cette erreur dont vous faites état? demanda-t-il, avec une prudence qui trahissait son désarroi.
Le chien ne cligna même pas des yeux.
– Premièrement, professeur, je ne suis pas le petit chien bleu dont vous parlez dans votre rapport... et mon nom n’est pas Damon.

dimanche 30 mars 2025

 
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« Pendant un moment, j'ai voulu... » C'est-à-dire que j'ai eu un sentiment déterminé, une expérience interne, et que je m'en souviens. Et maintenant, souviens-t'en de façon vraiment précise ! Alors, l'"expérience interne" du vouloir semble disparaître à nouveau. A sa place, on se souvient de pensées, de sentiments, de mouvements, et aussi de leurs rapports à des situations antérieures.
C'est comme si l'on avait modifié le réglage d'un microscope, et que l'on n'ait pas vu auparavant ce qui se trouve maintenant en son foyer.»

Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, tel Gallimard, p.233
 

 
 La rencontre de Damon et de Lucien, par un heureux hasard... eut lieu au moment même où, une fois de plus, le volcan fit son apparition. Il se pourrait que le choc de cette apparition ait ouvert une porte dans l'esprit quelque peu borné du psychologue... Telle du moins la pensée de Damon

Lucien, contemplant les lieux, se souvient des paroles de Walid...

Voyez comme la magie opère,

Il a suffi qu’une aile légère

Effleure nos fronts, à peine un soupir,

Pour qu’un autre monde vienne s’ouvrir.
 
Résonance
« Le son est régi par la résonance, un phénomène qui façonne la réalité à tous les niveaux - déterminant l'existence de particules subatomiques, le processus qui crée les atomes de la vie, les orbites des lunes et la course des marées.
La résonance, explique le physicien Ben Brubaker, se produit lorsqu'un objet est soumis à une force oscillante proche de l'une de ses fréquences « naturelles » ou résonnantes. Un exemple simple est une balançoire de terrain de jeu. Appuyez dessus au bon moment et le swing s’étendra plus haut - avec un peu de chance, ce qui suscitera des whoops de plaisir de la part d'un enfant sur la balançoire. Mais quelle que soit la force que vous poussez, le swing, qui est en fait un pendule, résistera à la variation de sa fréquence naturelle.
La compréhension de la résonance en tant que partie intégrante du cosmos doit beaucoup à Erwin Schrödinger. En 1925, dix ans avant qu'il ne formule une expérience de pensée pour illustrer l'énigme de la superposition quantique, dans laquelle un chat dans une boîte est en quelque sorte à la fois vivant et mort en même temps, Schrödinger a dérivé une équation pour décrire le comportement de l'atome d'hydrogène auquel les solutions sont des ondes oscillant à un ensemble de fréquences naturelles. Cette équation ressemble beaucoup à celles qui décrivent l'acoustique d'un instrument de musique.»


Casper Henderson, À boom of noises, Notes on the Auraculous, Granta
 



– Puis-je vous demander qui vous êtes… ou bien… oui… ce doit être vous, vous seriez l’homme qui a rédigé le rapport… Lucien de votre prénom… est-ce exact? Vous ne répondez point. Se pourrait il qu’il ignore ma présence? Vous êtes fasciné par la course des vagues qui viennent se fracasser à vos pieds... Vous me semblez être tout autant absent que présent… ce qui m’amène à penser… Dois-je lui dire ce que je pense? Il pourrait penser à son tour… que dis-je! Il pense déjà… Mais à quoi penses-t’il? Est-il encore en train de rédiger un futur rapport… ou un complément à celui-ci…





samedi 29 mars 2025


«  Pendant les deux à trois cent mille premières années après le Big Bang, l'univers en expansion rapide a résonné comme s'il était rempli d'innombrables cloches cosmiques.
Le son est une onde de pression dans un milieu, et plus le milieu est dense, plus il se déplace rapidement. L'univers de ces premiers millénaires était si dense qu'il a piégé la lumière, mais le son était capable de la traverser librement à des vitesses massivement plus rapides qu'il ne le fait à travers l'atmosphère sur Terre aujourd'hui.
Au fur et à mesure que tout se refroidissait et que les atomes se formaient, l'univers devenait transparent et la lumière a également pu voyager. Le son avait concentré la matière le long de ses fronts d'ondes, puis, alors que l'univers continuait à s'étendre, la résonance s'est déplacée en ondes concentriques, comme les ondulations à la surface d'un étang après qu'une poignée de gravier y ait été jetée.
Les pics de vagues sont devenus des foyers pour ce qui est devenu plus tard des galaxies.
L'univers que nous voyons est un écho de ces premières années, et les vagues nous aident à mesurer la taille de l'univers. Les derniers carillons du Big Bang de plus en plus silencieux et plus profonds à mesure que l'univers s'étend.
Mais si, comme le soutiennent certains cosmologues, notre univers n'est qu'un dans une série infinie, les cloches cosmiques ont sonné plusieurs fois avant que notre univers ne commence et le feront à nouveau après sa fin.»

Casper Henderson, À boom of noises, Notes on the Auraculous, Granta






– Que viennent faire ici ces décors d’un autre monde?
– Notre univers, loin d’être isolé, s’intègre et quelque fois se confond avec d’autres….

vendredi 28 mars 2025

 « Il me fallut alors penser que peut-être elle avait accompli cette démarche, non pas en l'accomplissant, mais parce qu'elle s'était refusée à l'accomplir. C'est ainsi qu'elle avait appris des choses qu'elle n'aurait pas apprises en allant jusqu'au bout, comme le mouvement naturel qui était le sien aurait dû l'y porter.

Maurice Blanchot, Le dernier homme, Gallimard



– Il y a ici de nombreuses traces qui me donnent à penser…
– À quoi pensez-vous?
– Il me semble qu’il y a peu… ce lieu était le décor d’une autre histoire…
– Cela peut se dire de tout lieu…
– Dites-moi, ce que notre maître nous a transmis dépasse-t'il le simple apprentissage du fait de parler?
– Je ne suis pas sûr du sens de votre question...
– Elle est simple pourtant... Quand nous apprenons à parler, il me semble que n'apprenons pas seulement à répéter... très vite vient la question du sens ou de l'effet...
– L'effet surtout... avant le sens.
– Quels effets? 
– L'effet ou les effets qu'ont nos paroles sur la personne à qui nous nous adressons?
– Ces effets dépendent-ils uniquement des mots que nous répétons?
– Pas seulement, une grande partie dépend du comment nous les prononçons... et de comment ceux qui nous écoutent perçoivent ce que nous disons…
– Les jeunes apprentis que nous sommes peuvent-ils échapper à l'absolue singularité du sens donné par notre maître? Ou bien, au contraire, sans que nous n'ayons d'efforts particuliers à produire, de fait cela se fait tout seul...
– Aussi parfaite que puisse être notre imitation nous y ajoutons toujours quelque chose de particulier...


jeudi 27 mars 2025

 

"Les  hommes  les  plus  heureusement  placés  qui voient parfois leurs opinions disputées, et qui ne sont pas complètement inaccoutumés à être corrigés lorsqu’ils ont tort, n'accordent cette même confiance illimitée qu'aux opinions qu'ils partagent avec leur  entourage, ou avec ceux envers qui ils défèrent habituellement; car moins un homme fait confiance à son jugement solitaire, plus il s'en remet implicitement à l'infaillibilité «du monde» en général. Et le monde, pour chaque individu, signifie la partie du monde avec laquelle il est en contact: son parti, sa secte, son Église, sa classe sociale. En comparaison, on trouvera à un homme l'esprit large et libéral s'il étend le terme de «monde» à son pays ou son époque. Et sa foi dans cette autorité collective ne sera nullement ébranlée quoiqu'il sache que d'autres siècles, d'autres  pays, d'autres sectes, d'autres Églises, d'autres partis ont pensé et pensent encore exactement le contraire. Il délègue a son propre monde la responsabilité d'avoir raison face aux mondes dissidents des autres hommes, et jamais il ne s'inquiète de ce que c'est un pur hasard qui a décidé lequel de ces nombreux mondes serait l'objet de sa  confiance, et de ce que les causes qui font de lui un anglican à Londres sont les mêmes qui en auraient fait un bouddhiste ou confucianiste à Pékin. Cependant il est évident, comme pourraient le prouver une infinité d'exemples, que les époques ne sont pas plus infaillibles que les individus, chaque époque ayant professé nombre d'opinions que les époques suivantes ont  estimées non seulement  fausses, mais absurdes. De même il est certain que nombre d'opinions aujourd'hui répandues seront rejetées par les époques futures, comme l'époque actuelle rejette nombre d'opinions autrefois répandues."

De la liberté,John Stuart Mill
Extraits du chapitre II



– La seule et unique certitude que nous puissions avoir est que ce que nous faisons dans le présent est immédiatement du passé...
– Vous savez, pour moi, le passé est une entité monstrueuse, une structure complexe faite de digressions et d'infinis récits enchâssés venus de partout et de nul part, venant constamment perturber le cours du récit, qui, lui, tente de suivre le vagabondage et le bavardage des deux comparses que nous sommes devenus…
– Dans notre esprit?
– … ou dans celui de notre maître... 
– En êtes-vous bien sûr?
– Aussi sûrement qu’il est vrai que nous sommes ici et maintenant…
– Alors, vous allez pouvoir me dire où nous sommes!

« Dans L'interprétation des rêves, en 1900, ces phénomènes d'altérations, de métamorphoses et d'inactualités auront été observés à longueur de pages. La scène de rêve, écrit Freud à un moment, «est en mesure de passer souverainement outre aux distances dans le temps et l'espace». Elle est aussi «libre de droits de douane» qu'elle est inactuelle au regard de la chronologie. Le rêve est donc un anachronisme, dit Freud: «indépendant du cours du temps», et cela parce qu'il sait remonter, déplacer ou condenser les morceaux d'histoires, par exemple en « comprimant en un très court laps de temps beaucoup plus de Le temps est donc bien là: mais comme cristal, comme nœud, comme brèche, comme tourbillon, comme feu d'artifice, que sais-je encore — comme image en tout cas. Il défie les ordres chronologiques de la succession, et c'est à ce titre qu'il est à penser comme un temps inactuel. Le «rapprochement dans le temps», par exemple, devient ici «corrélation dans les choses» que remonte, au sens du photomontage surréaliste ou politique, la scène de rêve. Ou bien «la succession dans le temps peut être inversée», bouleversant du coup toutes les relations causales et instaurant l'étrangeté anachronique d'un «il y aura une fois» ou bien d'une «épiphanie de l'après-demain».»

Georges Didi-Huberman, Imaginer recommencer, Les éditions de minuit, p.63-64




– De tout cet infini qui a lieu autour de nous, que pouvons-nous saisir? Si peu... bien que dans ce peu, l’infini aussi y fut présent.

mercredi 26 mars 2025

 

« Ce qui apporte la lumière doit supporter la brûlure.»

Viktor E. Frankl



– Savez-vous qui sont ces deux personnages?
– L’un serait écrivain et l’autre psy…
– Que font-ils?
– Bien au-delà de ce qu'ils sont, c'est la recherche du sens qui leur importe.
– Comment savez-vous cela?
– On me l'a dit...
– Votre maître?
– Évidemment...
– Et selon lui… ou eux…  quel serait le but de la vie?
– Ce serait, comme le dit Jodorowsky, de se forger une âme...
– Pour cela ne faut-il point œuvrer dangereusement?
– Que voulez-vous dire?
– Il semblerait, selon ce qu’ils disent, que ce soit dans le feu que l'on forge...


mardi 25 mars 2025

 

«  Il ne s’adressait à personne. Je ne veux pas dire qu’il ne m’ait pas parlé à moi-même, mais l’écoutait un autre que moi, un être peut-être plus riche, plus vaste et cependant plus singulier, presque trop général, comme si, en face de lui, ce qui avait été moi se fût étrangement éveillé en «nous», présence et force unie de l’esprit commun. J’étais  un peu plus, un peu moins que moi: plus en tous cas, que tous les hommes. Dans ce «nous», il y a la terre, la puissance des éléments, un ciel qui n’est pas ce ciel, il y a aussi l’amertume d’une obscure contrainte. Tout cela est moi devant lui, et lui ne paraît presque rien. »

Maurice Blanchot, Le dernier homme, Gallimard




 – Les voyez-vous?
– Qui donc?
– Notre maître et un autre homme qui lui ressemble...
– Où sont-ils?
–  Là, derrière nous...
– Il sont derrière nous et il ne me paraît rien... Que font-ils?
– Ils essaient de se parler.
– De quoi parlent-ils?
– Vous devriez tendre l'oreille...
– Quelles sortes de voix ont-ils?
– La même que nous...

lundi 24 mars 2025

  « Le "sens" dont nous parlons ici n'a donc rien à voir avec le sens d'une phrase ou d'un discours. Il faut entendre le mot comme nous le faisons lorsque nous disons d'une action qu'elle «n'a pas de sens» — et dans ce cas il y a comme une idée sous-jacente de direction: «Dans quel sens allons-nous?» Cette même nuance est également apparente dans l'usage anglais et dans l'allemand où les mots d'ailleurs apparentés de meaning et de meinen ont aussi une connotation d'intention: I've been meaning to call you - «Je comptais t'appeler». Un geste (ou une chose) ne peut avoir de sens, en effet, que dans la mesure où il y a, dans ce geste (ou cette chose), tendance vers un but qu'il est censé servir et qui constitue un nœud relationnel de la communauté. Le "sens-de-ma-vie", à laquelle chacun se réfère ne fût-ce qu'implicitement par moments, vit dans cette orientation, se manifeste dans ce lien sensible entre une vie particulière et "quelque chose" qui la déborde dans le temps - quelque chose dont la recherche ou le service est indispensable à l'intéressé. A défaut de cette orientation dont la portée dépasse une seule vie et une seule personne, le sens, à l'approche de la mort, éclaterait comme le font les ballons à la fin d'une fête enfantine - ou les poissons des grandes profondeurs (à ce qu'on dit), lorsqu'on les remonte à la surface. Le sens, dans tous les cas, prend forme autour d'un but qui, à nos yeux du moins, mérite d'être recherché et servi.»

Michael Francis Gibson, Ces lois inconnues, Métailié, p.81



– Notre maître vous a-t'il aussi proposé une relecture de certaines notions et concepts généraux qui sont à l’œuvre dans ce qu'il appelle notre société?
– Je ne vois pas de quoi vous parlez... déjà que, je dois vous l’avouer, si le moins est que je ne sais pas lire... le pire serait que je ne sais pas qui je suis…

dimanche 23 mars 2025

 

« Le monde, ce tas de fumier de forces instinctives, qui brille malgré tout au soleil en tons pailletés d'or et de clair-obscur.
Pour moi, si je considère pestes, tempêtes et batailles, j'y vois le produit de la même force aveugle qui s’exerce tantôt grâce à des microbes inconscients, tantôt par le jeu des coups de foudre et de trombes d'eau, eux aussi inconscients, tantôt par le canal d'hommes tout aussi inconscients. Entre un tremblement de terre et un massacre, je ne vois pas d'autre différence que dans un assassinat perpétré avec un couteau ou avec un poignard. Le monstre immanent aux choses utilise tout autant –pour son plus grand bien ou son plus grand malheur, qui, d'ailleurs, semblent lui être indifférents– le mouvement d'un rocher dans les hauteurs que celui de la jalousie ou de la convoitise dans un cœur humain. Le rocher tombe, et vous tue un homme; la jalousie ou la convoitise arment un bras, et le bras tue un homme. Ainsi va le monde, tas de fumier de forces instinctives, qui brille malgré tout au soleil en tons pailletés d'or et de clair-obscur.»

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité 

 


– Les entendez-vous?

– Oui, mais cela ne vous étonnera point, je ne comprends rien à ce qu'ils disent... écoutez par vous-même:

– Charognards ils étaient...
– Vous parlez des être humains?
–  Parfaitement.
– Comme vous y allez!
– Charognards ils sont encore...
– Si notre maître vous entendait...
– Il pense ainsi... aussi...
– Il vous l'a dit?
– ... et l'a écrit.
– Tout de même... un être à l'image de Dieu comme ils disent... ne serait-ce point là "blasphème"... comme on dit?

 

samedi 22 mars 2025

 


« Viens jusqu'au prochain chantier, il ne sera plus comme ici du côté de l'ombre, mais donnera vers le sud et il y aura moins de vent dans la vallée. Mais d'abord viens à la maison - on te réclame et on se plaint que tu as laissé tomber les tiens. La fête là-bas sera plus grande encore et tous y seront (il montre la baraque); ce sera notre fête à nous, les vivants, et celle de nos morts, ce sera la fête de la résolution.»

Peter Handke, Par les villages, nrf Gallimard





– C'est tout de même très étrange...
– Quoi donc?
– Il ne me semble point que j'aie lu quoi que ce soit à propos de ruines sur cet archipel. De cirque et plus ou moins de théâtre... oui... mais de cela non...
– Je vous l'ai dit le monde dans lequel nous sommes n'obéit point aux règles dont nous avons l'habitude. Peut-être faut-il y voir quelque symbole...
– À quoi pensez-vous?
– De façon simpliste, ce serait là des restes d'une civilisation disparues... mais je vous le rappelle, rien de ce que nous voyons ou sentons, au sens large, n'appartient à ce que nous appelons réalité.
– C'est donc irréel!
– C'est que la vraie question se pose... Avec réticence, je dirai que non... ce n'est pas irréel bien que n'appartenant pas à ce qu'il est convenu d'appeler réalité!
– Tout cela est un peu confus. 
– Je comprends votre embarras, mais cela n'est pas confus, et de loin...
– Avez-vous remarqué?
– De quoi parlez-vous?
– Je parle de notre façon de parler. Nous avons perdu cette faculté de parler théâtralement.
– Pourquoi penser que nous l’avons perdue?


vendredi 21 mars 2025

 

« Suspendre l'histoire, ce n'est pas la nier. Ce n'est ni l'ignorer ni s'en croire indemne. L'histoire nous rattrape de toute façon. Voilà pourquoi le geste d'inactualité qu'implique un soulèvement ne peut en rien être considéré comme «hors de l'histoire». A toute brèche ne faut-il pas des bords, avec le matériau qui les constitue, fût-il justement ébréché? Suspendre le temps historique — œuvre de toute révolte authentique, donc «épiphanique», selon Furio Jesi dans Spartakus — consisterait donc, en fin de compte, à réinventer l'histoire et non pas à la mettre hors-jeu purement et simplement.»

Georges Didi-Huberman, Imaginer Recommencer, Les Éditions de Minuit, p.51




Walid et Lucien se démènent comme ils peuvent dans l'invisible...
– Suivez-moi et faites, autant que possible, exactement comme moi.
– Où sommes nous?
– Nous sommes hors du temps…
– Je n’y vois rien!
– Là où nous sommes rien ne se donne à voir sans notre propre volonté.
– Vous voulez dire qu’il suffirait…
– Je crois que vous commencez à comprendre.
– Que cherchons nous à la fin?
– Une brèche… une rupture… un léger passage par lequel pourrait advenir quelque chose qui ressemblerait à  un commencement…
– Comment cela pourrait-il se faire quand plus rien n’aurait forcé de loi?