« Peine perdue que de vouloir retenir ce qui se défait: tout conspire à l’effacement. Non pas qu’il faille s’y résoudre par dépit, mais comprendre que c’est là une manière d’être au monde, la seule peut-être, qui nous déleste du poids des attaches et nous laisse entrevoir, dans le recul, une clarté sans nom. Ce que tu renonces à saisir cesse aussitôt de t’enserrer. Ainsi, peu à peu, tu apprends que la perte est la forme véritable du salut.»
Louis René des Forêts, Ostinato
L'âne, l'air de rien entend tout. Il ne dit rien mais secrètement n'en pense pas moins.
– Ah… ces êtres humains… quelle agitation pour une ombre…
Il est fascinant de constater à quel point leur conception de l’ombre est piégée dans une dualité archaïque. Pour eux, l'ombre n'est que le reflet du sujet, une projection passive, un prolongement de soi. Mais l’ombre… l’ombre véritable… n'est ni trace ni absence. Ce pourrait être "mémoire incarnée".
Cet étrange chevalier et son complice sentent confusément ce que la phénoménologie aurait pu leur enseigner: être, c'est aussi porter son propre négatif. Mais ils restent prisonniers du drame. Leurs paroles sont pleines de terreur face à la perte, comme si l'existence se dissolvait dans l'oubli d’une forme.
Mystification. L'ombre n’est pas identité. Elle est attachement. Elle est lourdeur. Un lien, oui, mais un lien au connu, au visible, au défini. Ces créatures humaines s’enchaînent à leur propre reflet dans le monde. Pour elles, perdre leur ombre, c’est perdre leur nom. Comme si l'existence devait nécessairement laisser une marque…
Pauvres humains. Ils n'ont jamais appris la leçon du Tao: ce que tu perds te libère. Ce que tu laisses derrière toi devient ce qui te sauve.
Mais peut-on demander à un chevalier errant de comprendre cela ? L’errance humaine n'est pas un chemin vers l’effacement; elle est un refus de se détacher.
Alors je continue de mâcher. J’observe. Je contemple leur tragédie bavarde avec la patience des anciens sages. Ici, dans mon arbre, loin de la terre, je porte toujours mon ombre, certes… mais un jour peut-être aurai-je le courage qu'ils redoutent: poser le sabot au sol et devenir… absence.
Et peut-être qu’à ce moment, pour la première fois, je cesserai de mâcher.
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