dimanche 6 avril 2025

 


– Il me semble que bien avant que l’on attribue du temps aux mots, ceux-ci, selon les circonstances en sont déjà chargés. Alors on pourrait dire que le temps... enfin... dutemps est contenu dans les mots...

samedi 5 avril 2025

 
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Lucien avançait sur la plage, le regard perdu dans la lumière diffuse du matin. L’aube avait laissé une brume fine suspendue sur l’eau, et le sable, humide de la marée nocturne, gardait la mémoire des vagues en stries délicates. Il marchait sans but précis, suivant les battements de la houle comme on suit une pensée errante, quand il aperçut une silhouette au loin.  
Un garçon.  
Non, pas un garçon. Quelque chose d’autre.  
Il était grand, trop grand pour le costume fatigué qui le couvrait, et pourtant, celui-ci semblait glisser sur lui comme une enveloppe trop lâche, un vêtement emprunté à un autre temps, à un autre corps. Lucien l’avait déjà vu. Il le savait, sans savoir où, sans savoir quand.  
Lorsqu’il fut à sa hauteur, il s’arrêta.  
— Il semblerait que vous ayez parlé avec Damon… enfin… Daemon, puisque tel est son véritable nom.  
Le garçon ne répond pas tout de suite. Il détoure légèrement le visage vers la mer, comme si la question devait s’accorder au mouvement des vagues avant de pouvoir être formulée.  
— Pourriez-vous me dire ce que vous en avez pensé?  
Le vent souleva imperceptiblement le tissu de son costume trop large. Il parlait enfin, mais sa voix ne ressemblait pas à celle d’un enfant. Elle était lente, profonde, comme taillée dans une matière ancienne.  
— Daemon ne se définit pas, il se pressent. Il est un passage, une articulation invisible entre le visible et ce qui lui échappe. Ce n’est ni un nom ni une fonction, mais un élan, un souffle. 
Il marque une pause, cherchant un mot plus précis, puis reprit:  
— Il est ce qui veille. Non comme un dieu, car il ne juge pas. Non comme une ombre, car il n’effraie pas. Mais il est là, dès le début, dès le premier cri, dès le premier battement de paupières sur la lumière du monde.**  
Lucien fronça légèrement les sourcils.  
— Que voulez-vous dire?  
Le garçon posa lentement son regard sur lui, et dans ses yeux flottait une connaissance qui n’aurait pas dû appartenir à un enfant.  
— Daemon est là au berceau. Comme une fée, oui, mais sans ailes et sans enchantements. Il ne se penche pas pour donner un don ou une malédiction. Il se tient en retrait, et pourtant il suit, il accompagne. Il est ce qui murmure à l’oreille de celui qui apprend à marcher, ce qui lui fait tourner la tête au carrefour, ce qui trace des chemins sans qu’il les voie.  
Lucien sentit un frisson lui remonter l’échine.  
— Un gardien, alors?  
Le garçon eut un sourire infime, à peine un pli sur son visage grave.  
— Un guide. Mais pas un sauveur. Il n’empêche pas la chute, il ne retient pas la main avant l’erreur. Il est là pour souffler, pas pour contraindre. C’est l’homme qui choisit, toujours.  
Lucien sent, en lui-même, quelque chose vaciller, une compréhension fugace, un écho d’une vérité pressentie sans jamais avoir été nommée.  
— Alors, ce daemon nous accompagne… depuis toujours?  
Le garçon haussa légèrement les épaules.  
— Cela dépend. Certains l’écoutent. D’autres l’oublient. Mais il ne disparaît jamais tout à fait.  
Le silence s’étira entre eux, ample comme l’espace entre deux vagues.  
Lucien voulait répondre, mais il n’en eut pas le temps.  
Le garçon s’était déjà retourné, et à travers la brume du matin, il s’éloignait, son costume trop grand flottant derrière lui comme la trace d’un passé égaré.
 
 

vendredi 4 avril 2025

 
 

« Au fond, la grâce d'écrire des romans est un peu à l'image de la grâce de Dieu: arbitraire, incompréhensible, et d'une sublime injustice. Ce n'est pas un scandale que des romanciers de génie s'avèrent être de pauvres types; c'est un réconfortant miracle que de pauvres types s'avèrent être des romanciers de génie.»

Simon Leys, L’ange et le cachalot, Seuil, p. 80


 
 

 
La mer s’étend derrière eux, vaste et indifférente, déroulant sa houle régulière comme une respiration d’animal endormi. L’écume vient mourir sur le sable clair, effleurant par instant les pieds de l’inconnu dont le costume, trop large et fatigué, flotte légèrement autour de sa haute silhouette. Il semble déplacé, comme s’il avait traversé un siècle de trop avant d’échouer ici, dans cet entre-deux où le volcan dort et où le ciel ne porte plus d’orage.  
Daemon, lui, qui a l’apparence d’un chien, n’a pas besoin de vêtement. Il est vêtu de son propre être, de son nom qui porte en lui tout ce qu’il est, tout ce qu’il avait été et ce qu’il sera encore lorsque la roche du monde serait réduite en poussière.  
L’inconnu prend la parole d’une voix lisse, presque trop calme:  
— Il paraît que vous ne seriez pas un chien… mais un démon! Comme je suis particulièrement attaché à la valeur des mots, je souhaiterais que vous m'expliquiez ce que ce mot sous-entend… 
Daemon le regarde, ses yeux polis par le temps brillant d’un éclat indistinct, quelque part entre la moquerie et l’ennui. Puis il répond, d’une voix qui n’est ni grave ni aiguë, mais qui porte en elle les inflexions d’un langage ancien, avant que la parole elle-même ne devienne une prison.  
— Nonobstant le fait que je ne sache point qui vous êtes, voici ce dont il s'agit… 
Il marque un temps. Le silence est un lieu, un espace entre les mots où la pensée s’étire et se déplie.  
— Le démon… 
Il fait un pas sur le sable, levant le museau comme pour humer l'odeur de l’homme.  
— Le démon n’est pas ce que l’on croit. Ce n’est pas un ange déchu, ce n’est pas un esprit du mal, ce n’est même pas un être à proprement parler. C’est une voix, une pression sur l’épaule, un frisson au creux de la nuque quand une vérité oubliée vous effleure dans la nuit. 
L’inconnu ne bouge pas. Il semble peser chaque mot.  
— Le mot lui-même, démon, vient du grec ancien δαίμων (daímōn), qui signifie “génie”, “divinité intermédiaire”, “destinée en mouvement”. Il n’avait ni ombre ni cornes dans l’Antiquité. Il était une force, une présence, une errance de l’invisible parmi le visible.  
La mer, derrière eux, continue sa lente palpitation.  
— Socrate disait entendre son daimon, non comme une injonction, mais comme un empêchement, une interdiction sacrée. Un murmure qui lui soufflait ce qu’il ne devait pas faire. Était-ce un dieu ? Était-ce un spectre de son propre esprit? Ou bien était-ce le langage du monde, prenant voix en lui pour le détourner de ce qui ne lui appartenait pas?  
Daemon lève la tête vers l’inconnu, guettant la moindre faille dans son visage.  
— Puis vint le christianisme, et ce qui était souffle devint flamme, ce qui était messager devint corrupteur. Le démon ne fut plus qu’un adversaire, un tentateur, un faussaire de la lumière. On lui coupa les ailes, on le noircit, on le fit tomber comme s’il n’avait jamais été qu’une chute. Mais cette trahison du sens n’a pas effacé ce que nous sommes. 
L’inconnu tressaille à peine, mais Daemon le perçoit.  
— Un démon n’est pas un être du mal. Il n’est pas non plus un être du bien. Il est ce qui glisse entre les deux, ce qui échappe aux dogmes et aux angles parfaits. Il est le déséquilibre fécond, le trouble nécessaire, la faille par laquelle l’âme entrevoit ce qu’elle ne devrait pas voir.  
L’inconnu croisa les bras.  
— Vous parlez en poète. Mais en vérité, êtes-vous un démon ou un simple chien perdu qui se pare d’un nom trop vaste pour lui? 
Daemon sourit, cette fois sans retenue.  
— Et vous, êtes-vous un garçon... un homme, ou bien portez-vous seulement un costume d’homme?  
Le vent soulève légèrement le tissu usé du vêtement trop grand. Une ombre passe sur le visage de l’inconnu.  
Le volcan, derrière eux, reste immobile. Mais il écoute.
 
 

jeudi 3 avril 2025

 « Le devin donne des réponses, tussent-elles des devinettes. Tandis que le prophète «appelle», lance de nouvelles questions: des questions propres à faire «recommencer» la justice et la vérité. Des questions pour faire appel d'une situation historique considérée comme injuste ou politiquement catastrophique. Le devin prédit un avenir réel, le prophète prétend témoigner d'un possible advenir, d'une utopie dont les souverains et les contemporains en général ne veulent rien savoir.» 

Georges Didi-Huberman, Imaginer recommencer, Les éditions de minuit, p.596



– La plupart des rêves lucides…
– Pourquoi me parlez-vous par de rêves lucides?
– Laissez-moi finir… ces rêves auraient lieu pendant notre sommeil paradoxal…
– Serions-nous dans un rêve lucide?
– Nous sommes ici bas mortel. Vois comme moi avec évidence… puisque nous ne devrions être qu’un… 
– Et pourtant nous agissons comme deux…
– Qui êtes-vous?

– Vous-même le savez-vous?
– Je sais pour ma part qui vous êtes. Mais cette connaissance est imparfaite puisque je vous regarde comme si j’étais un autre et que cet autre je ne sais qui il est.
– J’ai bien peur que vous soyez celui que je serai…



mercredi 2 avril 2025


« Des hommes qui, silencieux, solitaires et résolus, savent trouver leur satisfaction à persévérer dans une activité invisible: des hommes qui, par une inclination intérieure, recherchent dans les choses ce qu'il faut surmonter en elles: des hommes à qui la gaieté, la patience, la simplicité, le mépris des grandes vanités [sont) aussi propres que la générosité dans la victoire [...]: des hommes ayant leurs propres fêtes, leurs propres jours ouvrables, leurs propres temps de deuil [...]: des hommes plus exposés au danger, des hommes plus féconds, plus heureux!»

Nietzsche 


– Vous êtes bien silencieux…
– Qui êtes-vous?
– Je n'en sais pas plus que vous...
– Comment somme-nous arrivés ici?
– Qui sait ce qui en nous se fraye un chemin avec cette énergie invisible et pressante qui nous met en mouvement et s’oppose aux lents mouvements des méandres de l’oubli.


mardi 1 avril 2025

 
 « Ces fantômes de mots qui dorment ont-ils laissé aux murs, aux pierres, quelque trace?»

Jean Paul Kauffmann, La Lutte avec l’Ange, folio, p.216





Lucien sentit une vibration lui remonter l’échine, un frisson presque imperceptible.
Le petit chien bleu… Oui, il en avait fait mention, dans ses notes. Une créature errante, racontée par quelques pêcheurs, probablement l’écho lointain d’un mythe insignifiant parmi tant d’autres. Une chimère née de la peur des marins.
Et pourtant, il était ici, devant lui… et maintenant à ses côtés… ou plutôt, ce qui en portait l’ombre.
— Auriez-vous la gentillesse de m’indiquer quelle serait cette erreur? murmura-t-il.
Le chien inclina légèrement la tête, un sourire fugace au bord des babines, et Lucien comprit alors que ce sourire n’était pas celui d’un chien.
— Croyez-moi, ma vraie nature est toute autre et mon nom en est la trace. Ainsi, je m’appelle Daemon et non Damon.
Un silence.
Un mot, si proche, si semblable dans sa sonorité, mais qui ouvrait un précipice sous les pieds du professeur.
Lucien recula. Instinctivement, comme si le sol devenait brûlant sous lui.
— Ciel, un démon !
Un rire léger, presque amical, s’échappa du chien.
— Je suis un démon, mais n’ayez crainte: un démon n’est pas ce que vous croyez ou ce que l’on vous a fait croire. Je suis celui qui veille sur quelque destinée et, dans le fond, je ne suis qu’un messager.
Lucien ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit.
Il y a des instants où l’homme perçoit, en un éclair, que la trame du monde ne repose pas sur la certitude mais sur des articulations invisibles, des coïncidences qui n’en sont pas, des forces qui le regardent sans qu’il les voie.
Il voulait fuir, mais il savait qu’il était déjà trop tard.
Le volcan grondait à nouveau, et cette fois, il n’était plus certain si ce n’était pas la montagne qui se mettait à parler.