lundi 7 avril 2025

 « Joue le jeu. Menace le travail encore plus. Ne sois pas le personnage principal. Cherche la confrontation. Mais n'aie pas d'intention. Evite les arrière-pensées. Ne tais rien. Sois doux et fort. Sois malin, interviens et méprise la victoire. N'observe pas, n'examine pas, mais reste prêt pour les signes, vigilant. Sois ébranlable. Montre tes yeux, entraîne les autres dans ce qui est profond, prends soin de l'espace et considère chacun dans son image. Ne décide qu'enthousiasmé. Échoue avec tranquillité. Surtout aie du temps et fais des détours. Laisse-toi distraire.
Mets-toi pour ainsi dire en congé. Ne néglige la voix d'aucun arbre, d'aucune eau. Entre où tu as envie et accorde-toi le soleil. Oublie ta famille, donne des forces aux inconnus, penche-toi sur les détails, pars où il n'y a personne, fous-toi du drame du destin, dédaigne le malheur, apaise le conflit de ton rire. Mets-toi dans tes couleurs, sois dans ton droit, et que le bruit des feuilles devienne doux. Passe par les villages, je te suis.»

Peter Handke, Par les villages, nrf Gallimard, p.17-18



 
 – Croyez-vous que nous soyons dans notre propre monde?
– Que voulez-vous dire?
– J’ai l’impression d’être… ou plutôt de ne pas être chez nous… 
– Je crois qu’il vaudrait mieux se demander si nous vivons notre propre vie…
– J’entends au loin des voix inconnues… qui ne peuvent être les nôtres… Et, pendant que nous sommes dans les profondeurs de l’inconnu, croyez-vous que nous puissions connaître ne serait-ce qu’un semblant de réalité?
– Vous savez parfaitement bien que ce sur quoi le rideau tombe n’est rien d’autre qu’un théâtre dont l’existence, à bien des égards, n’est point ce que l’on nomme la réalité… et encore faudrait-il que ce théâtre existe réellement…
– Que voulez-vous dire par là?
– Ce théâtre… si cela se trouve…personne ne l’a jamais vu…
– Et pourtant… nous y sommes…
– Saviez-vous qu'il se pourrait que l'île, sur laquelle se trouve présentement notre théâtre, puisse être envahie?
– Par qui?
– Non seulement par ces voyageurs descendus de ces paquebots à moitié vides qui par instants croisent par ici. mais par une espèce de primate étrange encore inconnue jusqu'à ce jour.
– À quoi les reconnait-on? 
– De loin ils ont l'apparence d'humains. Ils sont blancs, ils ont une légère excroissance chevelue qui leur sert de visière, un jabot rouge sang et sont accompagnés de pingouins dont certains semblent dépourvus de tête, mais armés jusqu'aux dents.
– Que viendraient-ils vie faire ici? Ils n'y trouveraient rien rien d'autre que de la roche, de la houle et du vent...  Un jour de calme pour des semaines d'orages, d'éruptions et de tumulte… Quelques rares spectateurs, un peu de terre, et encore, tout aussi rarement... avant que le vent… ou les fureurs du ciel ne les emportent.
– Ne le répétez pas... mais c'est cela qu'ils cherchent...
– Précisez, je vous prie.
– C'est de ces terres rares qu'il est question. Vous le savez, comme moi, en un instant, ces terres sont capables de donner naissance à des mondes inimaginables...
– ... avant de disparaître le lendemain... 
– C'est ce qui fait leur rareté…

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