« Au fond, la grâce d'écrire des romans est un peu à l'image de la grâce de Dieu: arbitraire, incompréhensible, et d'une sublime injustice. Ce n'est pas un scandale que des romanciers de génie s'avèrent être de pauvres types; c'est un réconfortant miracle que de pauvres types s'avèrent être des romanciers de génie.»
Simon Leys, L’ange et le cachalot, Seuil, p. 80
La mer s’étend derrière eux, vaste et indifférente, déroulant sa houle régulière comme une respiration d’animal endormi. L’écume vient mourir sur le sable clair, effleurant par instant les pieds de l’inconnu dont le costume, trop large et fatigué, flotte légèrement autour de sa haute silhouette. Il semble déplacé, comme s’il avait traversé un siècle de trop avant d’échouer ici, dans cet entre-deux où le volcan dort et où le ciel ne porte plus d’orage.
Daemon, lui, qui a l’apparence d’un chien, n’a pas besoin de vêtement. Il est vêtu de son propre être, de son nom qui porte en lui tout ce qu’il est, tout ce qu’il avait été et ce qu’il sera encore lorsque la roche du monde serait réduite en poussière.
L’inconnu prend la parole d’une voix lisse, presque trop calme:
— Il paraît que vous ne seriez pas un chien… mais un démon! Comme je suis particulièrement attaché à la valeur des mots, je souhaiterais que vous m'expliquiez ce que ce mot sous-entend…
Daemon le regarde, ses yeux polis par le temps brillant d’un éclat indistinct, quelque part entre la moquerie et l’ennui. Puis il répond, d’une voix qui n’est ni grave ni aiguë, mais qui porte en elle les inflexions d’un langage ancien, avant que la parole elle-même ne devienne une prison.
— Nonobstant le fait que je ne sache point qui vous êtes, voici ce dont il s'agit…
Il marque un temps. Le silence est un lieu, un espace entre les mots où la pensée s’étire et se déplie.
— Le démon…
Il fait un pas sur le sable, levant le museau comme pour humer l'odeur de l’homme.
— Le démon n’est pas ce que l’on croit. Ce n’est pas un ange déchu, ce n’est pas un esprit du mal, ce n’est même pas un être à proprement parler. C’est une voix, une pression sur l’épaule, un frisson au creux de la nuque quand une vérité oubliée vous effleure dans la nuit.
L’inconnu ne bouge pas. Il semble peser chaque mot.
— Le mot lui-même, démon, vient du grec ancien δαίμων (daímōn), qui signifie “génie”, “divinité intermédiaire”, “destinée en mouvement”. Il n’avait ni ombre ni cornes dans l’Antiquité. Il était une force, une présence, une errance de l’invisible parmi le visible.
La mer, derrière eux, continue sa lente palpitation.
— Socrate disait entendre son daimon, non comme une injonction, mais comme un empêchement, une interdiction sacrée. Un murmure qui lui soufflait ce qu’il ne devait pas faire. Était-ce un dieu ? Était-ce un spectre de son propre esprit? Ou bien était-ce le langage du monde, prenant voix en lui pour le détourner de ce qui ne lui appartenait pas?
Daemon lève la tête vers l’inconnu, guettant la moindre faille dans son visage.
— Puis vint le christianisme, et ce qui était souffle devint flamme, ce qui était messager devint corrupteur. Le démon ne fut plus qu’un adversaire, un tentateur, un faussaire de la lumière. On lui coupa les ailes, on le noircit, on le fit tomber comme s’il n’avait jamais été qu’une chute. Mais cette trahison du sens n’a pas effacé ce que nous sommes.
L’inconnu tressaille à peine, mais Daemon le perçoit.
— Un démon n’est pas un être du mal. Il n’est pas non plus un être du bien. Il est ce qui glisse entre les deux, ce qui échappe aux dogmes et aux angles parfaits. Il est le déséquilibre fécond, le trouble nécessaire, la faille par laquelle l’âme entrevoit ce qu’elle ne devrait pas voir.
L’inconnu croisa les bras.
— Vous parlez en poète. Mais en vérité, êtes-vous un démon ou un simple chien perdu qui se pare d’un nom trop vaste pour lui?
Daemon sourit, cette fois sans retenue.
— Et vous, êtes-vous un garçon... un homme, ou bien portez-vous seulement un costume d’homme?
Le vent soulève légèrement le tissu usé du vêtement trop grand. Une ombre passe sur le visage de l’inconnu.
Le volcan, derrière eux, reste immobile. Mais il écoute.
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