jeudi 7 août 2025

Jeudi

 
 "Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
 Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe?
 Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau!"
 
Charles Baudelaire, poème "Le Voyage" (Fleurs du mal)
 
 

 
 
Pendant plusieurs jours qui lui parurent quelques minutes, Don Carotte avait suivi pas à pas le petit âne, ce qui, dans la réalité de cette histoire, n’était pas aussi simple que l’on puisse penser… Dans ce monde où l’usure du quotidien conjuguée avec la raison et la logique n’ont plus le cours qui nous est familier, un monde où l’angoisse et la peur nous semblent engourdis par le rêve.
Accompagné de Sang Chaud, il découvre avec stupéfaction une installation qui:
– Loin de me faire sourire me fit presque pleurer… lui dit-il. Deux petites larmes minuscules avaient coulé, une sous chaque œil et s’étaient arrêtées net. Ce qui attira l’attention stupéfaite de leur guide, qui les suivait incognito, mais il ne fit aucun commentaire. 
– Serait-ce sur cette scène que tout se joue?
Demande Don Carotte qui n’en croit pas ses yeux. Là, devant lui, se dresse un minuscule théâtre. Le plus petit théâtre qui puisse exister. Jamais il n’eut pu imaginer que, dans ce sauvage archipel où, mis à part le petit âne, ils n’avaient, Sang Chaud et lui, rencontré autre « âme qui vive »…
– Voyez-vous Sang Chaud, il est temps mettre de l’ordre dans vos croyances, comme lui avait dit dit le petit âne, qui les accompagnait et qui refusait de me dévoiler son nom.
Secrètement, d’abord, Don Carotte l’avait nommé Céleste… bien qu’il n’ait eu aucun droit pour ce faire, moins secrètement ensuite il ne s’en gênait plus…
– Céleste allait et venait à sa guise, toujours il me surprenait… et le petit sursaut qu’il provoquait, je dois l’avouer, ne me laissait point inchangé…
 


 
 
– Qu'est-ce là Don Carotte?
– Laisse-moi réfléchir... Un théâtre, Sang Chaud! Cela m'a tout l'air d'être un théâtre....
– Qu'est-ce donc? Pardonnez mon ignorance, j'ai quitté mes lointaines origines campagnardes pour venir à vous et pour vous servir. Je ne connais point le théâtre... et je ne vois devant moi que des arbres encordés comme les mâts d'un bateau!
– Fermez les yeux et regardez, Sang Chaud... Ce doit être un matin sans âge, dans une clairière encore bleue du silence de la nuit.
Les hommes arrivent sans trompette, sans drapeau. Ils sont de la poussière en marche, des porteurs de gestes anciens. Chacun tient un outil dans la main, hache, corde, tarière, maillet, mais aucun ne parle. Leurs corps savent. Car il faut ériger le Cirque, non pas divertissement, non pas manège de rires, non pas manège de rires, mais lieu de cérémonie charnellesanctuaire mobiletemple du regard et du tremblement.
 
– C'est donc de cela qu'il voulait me parler...  se dit à voix basse Don Carotte. Insuffisamment bas toutefois pour que Sang Chaud ne puisse entendre. 
– Qui vous en a parlé?
– Je ne puis avoir qu'une hypothèse: Célestin, qui d'autre sur cette île déserte et capricieuse?
– Précisément, selon lui, cette île n'est point aussi déserte que nous pouvons penser... et nos idées, toujours selon lui, devraient elles aussi, sans devenir capricieuses, se soumettre aux changements.
– Mais la raison et la logique demandent une certaine stabilité...
À ces mots, comme poussé au bord d'une falaise, Don Carotte sent des ailes le pousser dans le bas du dos. Son esprit vers l'abîme s'envole. Il en oublie la leçon d'humilité que lui a donné Céleste et retrouve ses rêves de grandeur.
– Chevalier du Verbe Haut, voilà ce que nous serons! Que donc la raison et la logique aillent se faire voir ailleurs. Nous allons être les chantres de la démesure. Sus à ce théâtre! Qu'il se dévoile s'il l'ose!
– Don Carotte, je ne sais toujours pas ce que pourrait être un théâtre!
– Ce peut être tout! Mais alors...
– Mais alors?
– Alors tout est faux! … Hormis peut-être… sa construction…
– Dites-moi.
– Il faut se lever de bon matin pour le voir s’élever.
À cette évocation, Don Carotte redescend de sa falaise, replie ses ailes et ferme les yeux lui aussi. 

 
 
 

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