« On pourrait donc dire, d'une manière en apparence paradoxale, que la chose même est ce qui, tout en transcendant en quelque sorte le langage, n'est pourtant possible que dans le langage et en vertu du langage: la chose du langage, donc.»
Giorgio Agamben, La puissance de la pensée, Rivages poche
Extrait du journal de Sang Chaud
Une sorte de caverne avait pris place dans notre dos. L'instant d'avant, j'en suis sûr, elle n'était point là. Il est aussi vrai que l’instant d’avant avait été fort agité et c’est miracle que tout, les choses, le temps, les vents, les toiles et les esprits,… surtout celui de Don Carotte, se soient calmés. L’air de rien, et même avec une certaine hauteur qu’un esprit étranger à l’histoire eût pu prendre pour de la noblesse, il se remit à parler avec calme et rigueur.
– Méfiez-vous Sang Chaud, me dit-il, c'est difficile de le croire... mais... le cirque et les rochers forment un tout et il peut être dangereux de vouloir connaître ce tout en profondeur. Le chemin qui mène aux soupirs souterrains de la terre vivante n'est point celui qui permettrait d'en sortir.
Le
lyrisme naturaliste de Don Carotte et sa perception du monde comme un
organisme en perpétuelle genèse, tel qu’il le conçoit: une grande unité
vivante, tissée d’histoire, de feu, de souffle, et de flux invisibles,
voilà ce que pouvait dire Sang Chaud après qu’il eut pris connaissance
de ce qui était écrit dans le carnet de Don Carotte… enfin nous devons à la vérité et aux lecteurs très éventuels de ce qui se dit là, en ce moment bien précis… précisément ne l’était pas… D’abord parce que l’écriture de Don Carotte était de nature illisible et puis, aurait-elle été lisible, qu’elle demeurerait incompréhensible… Sauf que, pour des raisons parfaitement incompréhensible, elle ne l’était pas… du moins pas entièrement, pour Sang Chaud, qui pourtant ne pouvait pas, et de très loin, être qualifié d’intellectuel.
– Il me semble discerner quelque vérité subtile, certes subjective, comme toute vérité… dans ces écrits, mais… il me semble que Don Carotte ne me dit pas tout... Certains indices me le font penser, sans que je puisse mettre des mots, surgissent à un rythme assez régulier. Il se pourrait aussi que les profondeurs dont il parle, celles de cette île, et les siennes, je le crains autant que, d’une certaine manière, je le souhaite, ne forment un tout indissociable.
– Vous savez peut-être, Sang Chaud, à quel point nous sommes saturés d'images et de récits...
– Vous m'étonnez Don Carotte!... Dire que c'est vous qui me dites cela? Vous, qui sans cesse écrivez et dessinez dans vos carnets! Je n'en crois pas mes...
– Faites silence Sang Chaud! «Voir ce que l’on croit», ce n’est pas succomber à une naïveté religieuse ou complotiste: c’est reconnaître que la vision est déjà structurée, scénarisée, ordonnée selon une grille d’intelligibilité que nous avons incorporée avant même de regarder.
Stupéfait, Sang Chaud ne peut se retenir de s'immiscer dans le discours.
– Et inversement?
– Inversement, «croire ce que l’on voit» est la forme contemporaine de la soumission à l’évidence... ce que montre l’image, ce que dit le chiffre, ce que déclare l’autorité, comme si toute médiation avait disparu.
– L'évidence ne fait que creuser la distance qui nous sépare Don Carotte... Il est devenu commun de penser que nous vivons dans l’ère de la « post-vérité », comme si la vérité avait jamais été ce roc immobile auquel se confronte la pensée.
– Mais la vérité, Sang Chaud, dans les régimes de savoirs comme dans ceux de pouvoir, est toujours affaire de montage: il ne s’agit pas d’opposer le mensonge à la réalité, mais de comprendre la manière dont se constitue un «visible» qui, à force de répétition, devient croyable. L’image n’est pas un document neutre, elle est un dispositif. La croyance, ici, ne relève pas de l’adhésion volontaire mais de l’ordre implicite du monde. L'enfant...
Don Carotte marque une petite pause, une légère hésitation. Sang Chaud le voit.
– Nous y voilà... se dit-il.
– L'enfant ne croit pas en l'école...
– Que fait-il?
– Il apprend à y croire en voyant ce qu'on lui montre comme étant la « vraie » culture, la « bonne » parole, la «juste» position. Le spectateur ne croit pas au film documentaire parce qu’il serait naïf, mais parce que le film a su activer les signes de l’authenticité: voix off neutre, absence de musique dramatique, image granuleuse. Et le citoyen ne croit pas à la légitimité du pouvoir parce qu’il en aurait analysé rationnellement les mécanismes: il croit ce qu’il voit à la télévision, il voit ce qu’il croit depuis toujours comme étant l’ordre des choses.

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