Oscillant entre passé et présent, au centre de la piste d’un cirque, fantôme chancelant habillé des tentures rougeâtres du couchant, sous les yeux d’un spectateur ébahi, mais lucide, dans un de ces moments où le réel et l’hallucination se chevauchent, Don Carotte, en plein naufrage, attaqué de toutes parts par les vagues et les racines, sombre dans sa nuit et s’adresse à Sang-Chaud, son fidèle et loufoque compagnon qu’il ne voit point et croit disparu.
Connaît-il au moins le destin qui m’accable.
J’ai bravé mille fois ce pouvoir implacable;
Toujours il crut me suivre, je le suivais pourtant,
Et ses pas obstinés m’ont rejoint à l’instant.
Ne joignez plus vos jours à ma course funeste:
Votre cœur innocent mérite une autre fête.
Sellez donc mon coursier, je pars, je fuis, je veux.
La douleur m’accompagne et me suffit pour dieux.
Gardez, s’il vous en reste, un espoir légitime;
Ce que j’emporte, hélas, n’est que l’ombre et le crime.
Moi, je vais seul errer, sans désir, sans chemin,
Dérivant comme un mort aux flots d’un noir destin.
Si jamais le bonheur rallume sa lumière,
Si ma nuit se dissipe en une aurore entière,
Alors, dans ce retour, je penserai à vous,
Dont l’amitié fidèle a soutenu mes coups.
Il fallut que votre cœur, frappé d’effroi, me suivit.
Mais ce cœur, déchiré vif, résistait, mais fléchit.
Sourd à ses vains propos, à ses tendres prières,
J’étais rocher dressé, refusant la lumière.
Il amena mon destrier; je l’embrassai longtemps,
Compagnon de mes pleurs, doux témoin de mes ans.
Puis je partis, couvert des ombres de la nuit,
De ce lieu désolé, tombeau de tout esprit.
Je ne voyais plus rien, ni chemin, ni détour:
Car j’avais perdu terre, désir, et long séjour.
Brusquement, Don Carotte gesticule, change de direction et dans le même éclair de temps sa voix change aussi radicalement. Était-ce encore lui qui racontait ou la présence invisible, fantomatique même, d’un compagnon?
– C’était sans compter sur la longue cordelette qui soutenait nos pantalons et nous unissait par le nœud que j’avais moi-même solidement noué. D’un geste auguste il l’avait voulu trancher. Mais son bâton loin d’avoir le tranchant de l’épée ne fit que le déséquilibrer. Je dus, par la force de mes poignets et de mes jarrets, par la corde qui nous unissait, le ramener sur l’une de ces racines qui, malgré nous, dans ce lointain immense nous emmenaient.
À ce stade il fit une pause… Non, le monde entier fit cette pause… Il me semblait que tout s’était arrêté, que tout s’était figé… sauf moi…

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