vendredi 8 août 2025

Vendredi

 
 
 



 Devant lui, de sa main gauche il tient son carnet grand ouvert. Bien que Don Carotte, dans un état second, ait fermé les yeux, il voit les souvenirs se dérouler avec tendresse. Sans un mot, bercé par ceux de son maître qui, pour une fois, les prononce avec douceur, Sang Chaud écoute et sans le vouloir vraiment il mime les gestes.
 
– Tout était de bois... vois-tu Sang Chaud... tout est bois. Foin de métal... ni clou, ni vis. Tout est entaille, emboîtement, nœud, tirage. Tout est muscle et levier, tout est tendu entre le bras et la gravité. Les mâts, d’abord.
 Écorcés à vif, dressés comme des colonnes d’orage. On les frotte de suif, on les entaille en biseau pour qu’ils épousent l’échafaudage. On les lève par traction multiple, à l’aide de cordages de chanvre qui brûlent les mains à chaque tirée.
 Deux hommes grimpent dessus comme des insectes sacrés, nouant les poulies à leurs extrémités, petits cœurs de bois sculptés d’une seule pièce, où les cordes s'enroulent comme des serpents dociles. Puis viennent les arcs, ces poutres courbes qu’on ajuste entre les mâts comme les côtes symétriques d’une cage thoracique. Un par un, les membres du cirque hissent, soutiennent, fixent, mais toujours avec lenteur,
avec une sorte de tendresse contenue,
comme si chaque geste était une prière faite au bois. La structure naît dans le silence. Une charpente de cathédrale renversée. Un arbre inversé qui pousse vers le sol au lieu du ciel. Alors vient le moment des tentures.
 De grandes peaux tissées, rouge sang, épaisses, lourdes d’humidité de nuit. 
On les hisse à l’aide des poulies, on les déplie lentement, et c’est comme si l’air lui-même devenait un tissu. Elles montent. Elles dansent. Elles se gonflent d’un souffle qu’on ne voit pas, et, tout en haut, dans l’arrondi des mâts, elles viennent s’attacher comme les ailes d’un oiseau qui aurait décidé de ne plus voler. Chaque pli a son sens. Chaque corde, son angle. Chaque nœud, sa mémoire.
 Sang Chaud, émerveillé, ouvre les yeux pendant que Don Carotte ferme les siens et se met à mimer.
– Au centre, la piste ronde. 
Un cercle parfait, pas tout à fait égal, car tracé à l'ombre du bâton. 
Sur le sable on y verse la sciure, cette poussière d’arbre mort.
 Mais ici, la mort du bois est une mémoire. 
Chaque copeau provient d’une poutre taillée, d’un banc raboté, d’une marche ajustée ou d'une loge sculptée. 
C’est la mémoire du tronc qui revient pour accueillir le pas du voltigeur, la chute du clown, les sabots du cheval ou les griffes acérées des félins. 
Le sol sent le tanin, le sucre sec, la sève brûlée autant que la pisse ou le crottin.
La piste est une bouche.
 Une bouche circulaire où, à espaces plus ou moins réguliers, entreront les souffles. 
Après avoir dit tout cela d'une traite, il fit une pause, respira avec l'air béat de celui qui revient à lui. 
– Don Carotte, qui est l'Enfant Lune? 
– De quoi s’agit-il, Sang Chaud? Ce nom ne me dit rien... Aurais-je parlé pendant mon sommeil? Simple délire! Répondit-il non sans une certaine brusquerie de ton.
– Don Carotte, se pourrait-il que me cachiez quelque chose? Je vois bien que ce nom vous trouble quelque peu... Non, vous ne l'avez point prononcé pendant votre sommeil... mais il m'est apparu, je ne sais comment ni pourquoi, pendant que vous évoquiez la construction... Et il me semble qu'il était porté, bercé même, par les mots eux-même... si ce n'est par vous... Le moins que je puisse dire est que tout cela, y compris ce que vous déniez, semble parfaitement familier... J'irai jusqu'à dire que cela vous ressemble...
 
 
 
 

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