mardi 26 août 2025

 
 Don Carotte est inconscient. Pour lui ce qui se passe sur l'île est bien loin de lui. Et pour Sang Chaud, c'est exactement l'inverse. Il ne sait pas où est Don Carotte... peut-être même le croit-il mort... en tous cas mourant.
 

 
Pendant que l’île, déserte jusqu’alors, est submergée par les racines géantes d’un arbre inconnu qu’elle n’avait point vue jusqu’alors, celles-ci, se multipliant infiniment, l’entraînent dans sa chute aussi sûrement que l’aurait la moindre éruption.
Au cœur de ce chaos bigarré, serpentant aux confins de l’âme de cet inconnu, surgit toujours, à ses côtés le même fantôme: une présence et absence, double complice et spectre tyrannique. Ainsi l’irrépressible acrobate ne danse jamais seul: un second partenaire, invisible, l’accompagne, et son pas hésitant cherche à combler l’ombre laissée par cet autre. Voilà le nœud de son numéro: l’amitié transformée en hantise, la mémoire qui devient personnage.
Je regarde, fasciné. Ce cirque n’a ni fauves ni dompteur, mais un homme qui se débat avec ses propres ombres qu’il tente de dompter. 
L’observateur, songeur, n’a de cesse de noter. 
Tout spectateur, tôt ou tard, devient complice. Car en vérité, en écoutant cette voix étrangère, je reconnais la mienne. Oui, ses hésitations sont les miennes, ses oublis sont mes propres gouffres. Cet homme est un miroir, et moi qui croyais observer un clown, je me découvre observé par lui.
Alors, dans le silence du chapiteau, à nouveau endormi, j’applaudirais presque. Non pour saluer une prouesse, mais pour remercier cet homme et ce cirque d’oser offrir en spectacle ce que chacun de nous cache: le désordre secret d’une mémoire qui nous tient debout.
Alors que le cirque, toutes tentures déchirées et colonnes affaissées, lumières éteintes, semble disparaître, l’observateur fatigué peine à soutenir ses paupières. Lentement, il tombe dans un profond sommeil. Peu à peu des images prennent vie dans sa tête:
Un homme se tient au centre d’une piste. Mais il ne ne tient pas vraiment debout: il oscille, dérive, comme pris dans le courant invisible d’un temps qui s’épaissit et se retire. Ses gestes hésitent, mais ses hésitations ont de l’allure… tout un art. Le chapiteau l’engloutit, le recrache, comme s’il voulait faire de lui non pas un clown mais un mystère qui tente de renouer avec ses origines.
Autour de lui, les projecteurs tournent, s’allument, s’éteignent. Lumières et ombres se poursuivent, se chevauchent, comme deux bêtes furieuses dans un cercle trop étroit. 
Moi, l’autre, observateur attentif, je demeure dans l’ombre.
Ses traits se dérobent. Son pas se brouille. C’est un paradoxe éclatant: le centre est invisible. La lumière ne le révèle pas, elle le contourne, comme si elle craignait d’exposer ce qui s’y tient.
Alors, au lieu de voir, j’écoute. Je tends l’oreille à cette voix qui parle dans l’air, voix qui se dit sienne et qui ne l’est peut-être pas tout à fait.
Mais ma vision n’est jamais complète. Car devant moi se dressent les poteaux du chapiteau, colonnes massives qui coupent le cercle en morceaux. Des cordages épais, tendus comme des nerfs, m’interdisent de saisir la totalité. Je n’ai que des fragments, tronqués, voilés qui, à défaut de véritable communication, font signes de l’extérieur. Comme si je regardais une mémoire rédimée qui vole en éclats… ayant perdu son irrévocable appartenance au présent et déjà je comprends: ce que je perçois de cet homme, c’est exactement ce qu’il vit de lui-même. Une suite d’écrans, d’empêchements, de morceaux de passé qu’on ne peut rassembler.



1 commentaire:

Anonyme a dit…

Merveilleux