jeudi 16 octobre 2025

 
 

 
 Dans le ventre du Léviathan, où se reconstruisent à l'infini les histoires, à ne parler qu'entre eux, la langue de Don Carotte et de Sang Chaud, suivant ses propres racines littéralement se "réduit" et semble retourner d'où elle vient. Ce qui, en d'autres temps, eusse été dit ainsi...
 
– Tout de même, Don Carotte, expliquez-moi ce sort:
Comment ces vils rameaux, ces racines encore,
Nous suivent en ce monde, infini, sans rivage,
Où le verbe s’égare en son propre mirage,
Là, tout me semble obscur, confus et sans retour,
Et chaque mot s’étend en d’infinis détours.
 
– Elles ne nous ont point suivi, Sang Chaud, je pense;
C’est l’ombre de nos pas qui prolonge leur danse.
 
– Serait-ce nous, plutôt, qui suivons leur chemin,
Depuis l’arbre apparu soudain, au clair matin?
Là-bas, dans la clairière, au centre des îlots,
Où rien ne croît jamais que la mousse et les flots.
 
– Sans doute, cher ami, leur sève nous précède;
Les racines relient la tombe et la cime de l'aède.
Elles vont vers le ciel, s’enfoncent vers les morts,
Et tissent entre deux la trame des accords.
Regarde : les vagues épousent leur cadence,
Et la mer, à leur rythme, accorde sa puissance.
Ainsi devrais-tu faire, ô Sang Chaud, en ton cœur :
Suis le flux et le flux deviendra ta liqueur.
 
– Mais que faisons-nous donc, dans cet "otium", dis-moi...
Sinon voir passer l’Histoire et n’en savoir la loi?
Lisons-nous, par hasard, les mots de ce vieux train
Dont nul ne sait le but, ni le jour, ni le frein?
Ne serait-il grand temps de comprendre, peut-être,
Pourquoi nous demeurons sans agir ni connaître?

– Comment peux-tu, mon cher, contempler le convoi,
Quand toi-même, dedans, tu t’agites et tu vois?

– N’essaye point, l’ami, de noyer le poisson,
Car je sens sous nos pas la fin de la leçon.

– Avant tout, cher Sang Chaud, dites-moi sans détour:
Que voulez-vous nommer par “otium” en ce jour?

– J’y viens, mais d’abord, je vous dois, à défaut
De preuve ou de regard, l’aveu d’un clair défaut:
Votre langue, enflée d’orgueil, chatoyant comme un paon,
Fait la roue à tout vent, s’éblouit, bat du flanc.
Serait-ce que le temps, brisant notre réserve,
Ait livré votre verbe à l’ombre qu’il observe?

– Écoute, Sang Chaud, fils des saisons du feu,
Il est des changements qui dépassent les dieux.
Et les tiens, crois-moi bien, ne sont pas les moindres:
Ta parole s’enfante et tes doutes vont poindre.


Seigneur ! Balayez donc devant votre maison,
Et le soleil, alors, vous dira sa leçon:
Quand sur votre seuil d’or tombera son midi,
Vous verrez qu’il est tard… et l’heure du déclin

 
... est devenu... mystère de l'inversion du temps...
 
– Tout de mesme, Monseigneur Carotte, comment se faict-il, diantre, que ces racines, obstinées comme mules de couvent, nous ayent suivy jusque en ce monde-ci, infiniment infini, où tout me semble désordonné par-dessus l’autre? 
Les parolles, les vocables y résonnent en mille tours et détours, plus subtilz que labyrinthe du très habile Dédale!


– Que dalle, elles ne t’ont point suivy, Sang Chaud… point! Que nenni!


– Serait-ce donc que nous, pauvres hères errants, les aurions suivies? 
Depuis qu’elles jaillirent, soudainement, avec l’arbre de la clairière, là-bas, ès îles où ne devait croistre que mousse malingre et brins passagers?


– Sans nul doubte, oui-da.
 Les racines sont cordes d’entre mondes: elles rattachent les vifs aux trépassés, la terre au firmament.
Quand d’un même vouloir elles s’élancent vers le hault et vers le bas, elles vont vers ce qu’a esté, vers ce qu’adviendra. 
Regarde, compère, comme bellement elles s’entortillent aux vagues, et les vagues, souples, leur font révérence selon les courans.
 Tu ferais sagement de t’en inspirer, Sang Chaud.


– Mais, Monseigneur, que faisons-nous icy, sinon contempler passer le train de l’histoire, celuy où nous serions montés par fortuit hasard? 
Ne seroit-il mie grand temps de savoir où il nous charroye?


– Mais comment diable veux-tu voir passer le train, si tu es dedans, hareng de Dieu?


– N’essayez point de me noyer le poisson, je vous en conjure… Môssieur…  Rappelz razon dans votre barquaille. Si tant est que nous assoyions sûr, vu nostre estrange condition, quel poisson soit encore poisson e non poison… ou mesme prison!


– Pour ce faire, cher Sang Chaud, il me faudroit avant tout sçavoir ce que tu entends par ce mot-là, vesnu d’un outrage: otium?


– J’y viens, j’y viens… Monseigneur… Mais auparavant, je me dois… je vous dois… de vous le dire, faute de pouvoir vous le monstrer.
 Serait-ce parce que nous n’avons plus nul devoir de réserve, que vostre langue, pareille à la queue d’un paon toute enflée de superbe, cligne de l’œil à tout ce qui se présente?


– Écoute, Sang Chaud: il est des changements qui nous passent par-dessus la tonsure, et les tiens ne sont pas les moindres, par ma foi!


– Seigneur ! Balayez donc devant vostre huis, si vous désirez, grâce au soleil, sçavoir quand il sera midi… et quand sonnera l’heure du déclin!
 
– Vois comme la langue chancelle, rit, se mord la queue. On entend encore l’écho d’un cirque ancien ou d’un vieux théâtre de foire: demi-ceci, demi-cela, un peu ivre, un peu prophétique semblant de loin sortir d’un autre âge. 
 
Or, il se pourrait que ce soit précisément dans cet autre âge, cirque ancien, théâtre de foire, que se trouvent les clés que recherchent nos deux héros, malgré eux. 

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