mardi 14 octobre 2025

Sang Chaud raconte


« De nous l'histoire n'attend qu'une chose: être soulevée, c'est-à-dire suspendue, pour être relancée, rejouée. Pour recommencer. L'histoire ne cesse, comme structurellement, de désirer là même où elle revient sur elle-même et se remémore. Constamment elle cherche ou retrouve de nouveaux rythmes. Elle veut être capable de bifurquer, de séparer certaines choses trop familières et de mettre d'autres choses en d'inattendus contacts: façons d'imagi-ner. Elle veut faire cesser ce qui semblait établi, faire commencer ce qui semblait impossible. Elle veut faire varier la chanson de l'existence, sans rien oublier de ce qui fut tenté.
L'histoire ne connaît ni fin dernière, ni loi immuable. C'est lorsque surviennent les soulèvements que cette imprévisibilité ou imprescriptibilité deviennent manifestes, éclatantes.
Or cette condition de l'histoire en tant que devenir humain se retrouve, d'une certaine façon, dans l'exercice même de l'histoire en tant que discipline savante.»

Georges Didi-Huberman, Imaginer recommencer, Les éditions de Minuit, p.37


Sang Chaud, à l'intérieur du Léviathan, face à Don Carotte, il pense, silencieusement…
 
– J’entray, tremens et attrahitus, comme la souris devant la langue du serpent.
Le monstre avoit ouvert sa gueule immense, et sa langue, rubra, viva, undulans, s’étendoit jusques à moy.
Non pas pour me happer, mais pour m’inviter.
Et moy, pauvre Sang Chaud, je n’eus point de force pour refuser.
Quand je mis le pied dessus, la langue s’amollit sous mon poids, quasi pulpa movens, et j’entendis, au fond, comme un rire… ou un gargarisme d’eau.
J’eus froid, puis chaud, puis plus rien: la peur estoit passée dans mon sang.

Alors je marchay, lentement, in os Leviathani, et tout se changea d’un coup.
L’air se fit couleur d’aurore, la mer devint plafond, et le sol, chair ferme et vivante, vibroit comme la peau d’un tambour endormi.
Et là, devant moy, ô prodigium! Estoit Don Carotte.
Il estoit assis sur un rocher qui respirait,
et j’oserois jurer qu’il ne sçavoit point où il estoit.
Il m’apparut noble, plus grand, plus raide qu’autrefois, la plume à la main, traçant des signes sur un livre qu’aucune mer ne pourrait effacer.
Magister meus ne trembloit point.
Il me vit, sourit à peine, et me dit d’un ton de roi :
« J’ay franchy le monstre. Il s’est incliné devant ma volonté. »
Ha! stultus triumphator! 
Il croyoit l’avoir contraint à s’ouvrir, mais je sçavois, moi, qu’il n’avoit fait que suivre la pente de sa propre illusion.
Le Léviathan ne s’est point incliné: il l’a laissé passer. Comme on laisse un enfant battre des bras dans la lumière avant de s’envoler en s’endormant.
Et luy, Don Carotte, croit que sa langue d’homme a su commander celle du monstre.
Il écrit, il tonne, il fait du verbe une épée,
nec sentit se esse intra ventrem viventis.
Et pourtant, tout en luy a changé.
Ses mots ne sont plus de ce monde.
Ils sonnent creux, polis, comme des coquilles vides.
Quant à moy, je m’assis un peu plus loin, sur un os qui palpitait.
Je le regarday, longuement.
Et je pensay: Ecce, magister in ventre monstri, poeta in visceribus mundi.
J’eus envie de rire, puis de pleurer.
Tout estoit «comme avant», dis-je, mais le monde n’est plus.
Et nos sumus intra illud quod fuit extra.


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