– Il se peut que cela fut nécessaire. L'image agit comme une scène de théâtre où se déroule quelque chose qui rend notre ouvrage...
– ... moins abstrait!
– C'est cela... vous savez… on parle beaucoup d’identité, aujourd’hui. On veut savoir qui on est, d’où on vient, à quel groupe on appartient.
– Qui est l'auteur de ces dessins?
– Mais moi, je me dis souvent: ce qui compte, ce n’est pas tant d’où on vient, c’est d’où on passe. Parce qu’on ne vient jamais d’un seul lieu. Comme le dit mon collègue Daniel Sibony, nous passons d’un lieu à un autre. Et c’est là, dans ce passage, que quelque chose se crée. C’est ça, l’entre-deux. L’entre-deux, c’est pas un vide. C’est pas une hésitation molle entre deux positions. C’est un espace vivant, vibrant, où l'on joue. Vous savez, dans une porte, on laisse toujours un peu de jeu, sinon elle bloque.
Eh bien, dans la vie, c’est pareil: si on supprime le jeu, si tout se colle, tout se coince, plus rien ne passe.
– Qu'appelez-vous... le jeu..?
– Le jeu, c’est ce qui permet à la vie de circuler.
Parce que c’est là qu’on invente : entre les mots, entre les langues, entre les gens.
C’est là qu’on découvre qu’on n’est pas un bloc identitaire, mais un jeu d’écarts, une passe de vie. Regardez le théâtre. Le comédien joue un rôle, mais il ne s’y confond pas. Il reste un espace entre lui et le personnage, et c’est là, précisément, que se loge l’art, la vérité du jeu.
S’il était totalement son personnage, il serait fou; s’il en était totalement détaché, il serait froid, mécanique. Le jeu, c’est cet entre-deux du comédien et du rôle, et la vie, c’est pareil : on est toujours un peu entre ce qu’on est et ce qu’on joue.
Et puis, vous savez, il y a l’amour. L’amour aussi, c’est un entre-deux. Ce n’est pas la fusion, la fusion, c’est la mort du jeu. C’est pas non plus la séparation totale, sinon, il n’y a plus de lien. C’est ce mouvement entre deux êtres qui cherchent à rester distincts tout en se rejoignant. L’amour, c’est un jeu d’écarts tendus, un battement: je te touche sans te prendre, tu me rejoins sans me posséder. C’est fragile, c’est risqué, mais c’est vivant.
L’entre-deux, c’est aussi le lieu du désir. Le désir naît de la distance, pas de la possession.
Et le désir, c’est ce qui nous met en route, ce qui nous pousse à traverser.
Alors, quand nous voulons combler tous les écarts, tout prévoir, tout fixer, nous tuons le jeu, nous tuons le désir, nous nous rendons injouable. Ce mot, injouable, j’y tiens beaucoup. Il y a des vies injouables, des couples injouables, des politiques injouables.
– Pourquoi?
– Pourquoi ? Parce qu’on a fermé le jeu. Parce qu’on a voulu qu’il n’y ait qu’un seul sens, une seule vérité, une seule voie. Mais la vie, ce n’est pas une démonstration. C’est un mouvement d’écarts, une série de passes. Vous voyez, dans le foot, on dit “la passe”: c’est ce qui fait circuler, ce qui relie sans coller.
Dans la psychanalyse, on dit aussi “la passe”: c’est le moment où quelque chose passe du symptôme à la parole, du vécu à la pensée.
Et dans la vie, il y a aussi cette passe, ce moment où on peut jouer autrement, où on quitte un cadre pour en inventer un autre. Ce moment est rare, mais c’est là que ça vit vraiment. Alors, être dans l’entre-deux, ce n’est pas être perdu. C’est être dans le mouvement. C’est savoir que ce qui fait tenir, c’est pas la fixité, c’est la tension.
Et qu’on peut être soi, mais en jeu, pas en bloc. C’est une éthique du passage: ne pas s’accrocher à l’un, ne pas rejeter l’autre, mais jouer l’écart qui les relie. L’entre-deux, c’est là que ça parle, que ça désire, que ça crée. C’est là que l’humain se fabrique. Et peut-être que le plus beau geste, aujourd’hui, c’est de redonner du jeu au monde, de rendre les vies jouables à nouveau.
C’est cela, peut-être, le vrai théâtre de l’existence : une scène entre deux bords, où l’on apprend à passer, à se risquer, à jouer.

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