« Les images sont pareilles à des miroirs : elles ne montrent rien que ce que nous y projetons. Nous croyons regarder le monde, et c’est nous-mêmes que nous voyons, dans le reflet tremblant de nos propres songes. »
Jean Starobinski, L’Œil vivant
Je m’étais approché, assez indiscrètement et brusquement du carnet dans lequel il faisait, selon moi, semblant d’écrire… mais il réussit, une fois de plus à masquer ce qu’il faisait en tournant, avec une vitesse hallucinante, la page sur laquelle je pensais vu quelque chose dont je ne saurais rien dire. Je l’interrogeais avec conviction… Peut-être avec une pointe d’agressivité motivée par le dérangement que je ressentais en moi-même…
– Voyez-vous, je vous comprends… me répondit Lucian, mon ami psychiatre qui avait repris son calme. Je vous dois une petite confession… Il se trouve, qu’il y a peu, j’ai reçu une proposition d’écriture d’un article pour un magazine bien connu dont je tairais le nom. Cet article devait parler de la notion d’image et comment cette notion était susceptible d’être développée de mon point de vue.
Vous imaginez bien, si j’ose dire… que j’étais flatté. Sur le moment, je pensais que cela ne me poserait point de difficulté infranchissable. Je commençais donc et très vite j’avais réuni les premiers éléments de mon article.
Bien que jusqu’à ce jour j’aie, comme tout un chacun utilisé le mot «image», je n’en connaissais que le sens général, je n’y avais jamais vraiment réfléchi. Je ne savais donc pas vraiment ce qu’est une image et je dus me mettre en route, intellectuellement bien sûr, pour trouver et développer ma propre idée de ce que «l’image» veut dire. En attendant que «cela» vienne, comme je vous l’ai dit, je commençais sans savoir vraiment où j’allais..,, Ce que vous avez entraperçu est très précisément le début de ce travail…
Impossible d'arrêter mon ami. Aurait-il voulu m'empêcher de parler qu'il ne s'y serait point pris autrement et, de plus, ce qu'il disait n'était pas inintéressant. Aussi je le laissais continuer sans l’interrompre, attendant mon heure qui viendrait certainement...
– J’intitulais mon article: Où commence l’image?
Et me voilà, devant cette demande, embarrassé, comme on l’est face à un miroir dans lequel on ne se reconnaît pas encore. Qu’est-ce qu’une image? On croit savoir, mais dès qu’on s’approche, le sol se dérobe.
Je regarde autour de moi: écrans, affiches, visages, reflets, souvenirs, fantômes. Tout semble image, tout semble vouloir s’imager. Nous vivons, dit-on, dans un “règne de l’image”, mais qu’est-ce qui règne, au juste? Est-ce la surface lumineuse ou ce qui, derrière elle, fait signe vers une absence ?
J’ai accepté cette commande sans savoir exactement ce qu’on me demandait, sinon d’interroger ce mot si simple et si obscur: image. Depuis Platon, nous sommes hantés par elle. Pour le philosophe grec, l’image est doublement suspecte: imitation de l’imitation, ombre d’une ombre, trompeuse par essence. Et pourtant, comment penser sans images? Même le philosophe le plus austère, lorsqu’il cherche la vérité, n’avance qu’à travers des figures: la caverne, la ligne, le soleil. La pensée, elle aussi, a besoin d’images pour se figurer ce qu’elle poursuit.
Peut-être faut-il commencer là: par l’aveu d’ignorance. Comme Socrate, dire “je ne sais pas ce qu’est une image” et marcher. Marcher dans cette forêt de formes, d’éclats et de simulacres. Chercher non pas une définition, mais un chemin, une expérience de l’image, dans ce qu’elle a de vivant, de troublant, d’indécis.
Walter Benjamin écrivait que l’image est ce qui surgit dans un éclair, au moment du danger. Pour lui, elle n’est pas représentation, mais arrêt du temps, collision entre passé et présent. Roland Barthes, lui, voyait dans la photographie non pas l’éternel retour du même, mais la blessure du temps: ça a été. Entre ces deux gestes, l’éclair "benjaminien" et la piqûre "barthésienne", se dessine peut-être un territoire: celui où l’image n’est ni copie ni symbole, mais événement.
Je me dis que peut-être, avant de penser l’image, il faut la vivre. Laisser venir ce qu’elle fait, en nous, à nous. Car une image n’est pas seulement ce que l’on voit: c’est ce qui nous regarde.
Dans cette série d’articles, je voudrais avancer à tâtons, en compagnie des autres, les peintres, les photographes, les philosophes, les mystiques aussi, pour tenter d’approcher ce que veut dire, aujourd’hui, avoir une image du monde. Non pas pour en finir avec les images, mais pour apprendre à les voir autrement. Et pour cela...
À suivre...
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