mercredi 15 octobre 2025

Deux hommes en la tente

 « Qui se soulève exclame, devant le monde, qu'il est grand temps. Alors désirer déborde, désobéir advient. Tout recommence. C'est comme si le temps lui-même manifes-tait, s'insurgeait. Comme si, en se soulevant, on délivrait le temps lui-même de ses chaînes. Comme si on démultipliait le temps en temps pluriels, en temps possibles, ce qui implique fatalement de dresser certains temps (qui pourraient ouvrir un champ à de la liberté) contre d'autres (qui ne font que refermer l'espace sur de la soumission). Ce qui nous soulève ne serait-il pas le fait d'une vague de multiples temps autres, de « grands temps», ou de « gros temps» comme on le dit de la tempête? Le geste du soulèvement ne reviendrait-il pas, d'emblée, à lancer à travers tout l'espace des gestes de temps, gestes de temps hétérogènes ou hérétiques susceptibles d'interrompre le cours normal des choses, de faire advenir des situations jusqu'alors impensables? Capables, en somme, de faire que tout recommence?»

Georges Didi-Huberman, Imaginer recommencer, Les éditions de Minuit, p.64


 



Au premier regard, l’image semblait n’être qu’un jeu de formes: un théâtre de toile rouge, des cordages, deux personnages pris dans le tournoiement de longues racines vertes, ou de tentacules, selon l’humeur. Une scène d’aventure naïve, presque enfantine, que j’aurais pu parcourir sans y prêter plus d’attention que celle due à une illustration comme il en est dans les contes pour enfants. Les couleurs vives, la ligne appuyée, le contraste entre le rouge du fond et le vert des formes organiques: tout paraissait plaider pour un simple plaisir visuel, un peu brutal, presque décoratif.

Et pourtant, il y avait ce détail: les deux hommes portaient les mêmes amples vêtements. Une redingote bleu nuit retournée aux manches et longues basques laissant apparaître une doublure rose.
L’un avait la barbe brune, l’autre la barbe blanche.
Et, chose que je n’avais pas vu d’abord, il me semblait qu’ils "se regardaient" bien que leurs têtes ne fussent point parfaitement tournées l’une vers l’autre.

Cette réciprocité du regard a tout changé. L’image s’est ouverte comme un livre. Je n’étais plus devant une scène de naufrage ou de cirque marin, mais face à une énigme du temps.

La première lecture: la confusion

J’ai d’abord voulu comprendre l’espace.
Ces mâts, ces cordes, ces drapés rouges: une tente, peut-être celle d’un cirque. Les racines, car il fallait bien choisir entre mer et terre, semblaient envahir ce lieu clos, s’enroulant autour des poteaux comme pour les étouffer. Tout indiquait une lutte: l’humain contre le végétal, la forme contre le flux.

Je me suis dit alors que la scène parlait du chaos, de la perte de contrôle, d’un monde où la nature reprend ses droits. L’homme, fragile, se voit pris dans les forces qui le dépassent. Lecture classique, raisonnable.
Mais elle me laissait sur ma faim, comme une explication trop courte d’un rêve trop long.

Quelque chose manquait: un lien entre ces deux hommes. Pourquoi deux? Pourquoi semblables, pourquoi séparés?
Je notais seulement, sans le comprendre encore, que le vert des racines n’était pas menaçant : il avait la teinte douce des plantes aquatiques, non celle d’un monstre.

La fissure: le regard

C’est là que tout a basculé.
En observant la position des visages, je ne comprenais pas... En imaginant être à leur place je compris que, de la même manière que moi: bien qu’ayant l’air de regarder ailleurs ils "se voyaient".
L’un, projeté dans les airs, tourné vers l’infini du temps, semblait reconnaître en bas ce qu’il allait devenir… ou le contraire… L’autre, marchant dans les bras des racines, levait les yeux vers lui, comme on regarde un souvenir vivant.

Cet échange de regards... ou ces échanges de regards, car j'y avais introduits les miens, plutôt complexe, ont fissuré mon interprétation. L'image ne montrait pas une lutte, mais "une rencontre".
Non pas deux individus, mais le "même homme" à deux âges, pris dans la matière vivante de son propre temps. À cet instant, mon regard de critique s’est retourné contre lui-même: j’ai senti qu’il n’y avait pas que ces deux hommes qui se regardaient. Moi aussi, j’étais pris dans cette boucle.
Le jeune homme, c’était peut-être mon propre regard d’alors: celui qui veut comprendre, expliquer, dresser un sens. Le vieil homme, celui que je deviendrais peut-être, acceptant que le sens ne soit jamais clos.

Les racines: les chemins de la mémoire

Les racines, désormais, n’étaient plus des pièges.
Elles s’étendaient, fluides, guidant le regard vers le fond et l’extérieur, ce qui est hors-cadre…. Hors les murs.
Ces racines semblaient "mener quelque part", non pas vers le bas, mais vers une sorte de centre fuyant.
Je me suis souvenu que les racines d’un arbre s’éloignent toujours du tronc, qu’elles ne reviennent jamais à leur point d’origine: paradoxalement, c’est en s’en allant qu’elles nourrissent le lieu d’où elles viennent.

Il y avait donc là une vérité subtile: chercher ses racines, c’est accepter qu’elles ne ramènent jamais à l’origine, mais à la "dispersion", à la "divergence".
L’homme jeune, suspendu dans l’air, cherche encore un centre.
L’homme âgé, flottant au-dessus des racines, semble l’avoir compris: l’origine n’est pas un point, mais un réseau, une géographie mouvante. J’ai senti que cette idée s’étendait en moi comme ces lignes vertes dans le dessin. Je n’étais plus en train d’analyser l’image, c’était elle qui m’explorait, qui m’enveloppait lentement. Peut-être est-ce cela que veut dire “interpréter”: être traversé par ce qu’on contemple, comme ces racines traversent la tente.

Le cirque : l’espace du monde

Restait à comprendre le lieu. Ce cirque, ou ce vaisseau, monté de cordes et de toiles rouges. Je l’avais d’abord pris pour un décor, un accident visuel. Mais il était, en vérité, la clé de l'image.

Le cirque n’est pas fixe, ni dans le lieu, ni dans le temps. On le monte, on le démonte, on le transporte ailleurs. À chaque représentation, il renaît, identique et autre. C’est l’image même de l’existence: "ex-sistere", se tenir hors de soi, être toujours déplacé.
Les deux hommes vivent à l’intérieur de cette tente comme deux acteurs conscients de leur scène.
Leur vie n’est qu’une succession de montages et de démontages: structures mentales, certitudes, visages que l’on dresse pour ne pas se dissoudre. Ce lieu mouvant est la métaphore du moi: sans cesse reconstruit, sans cesse précaire.
Le cirque change de ville comme la conscience change d’état.
À chaque démontage, on croit tout perdre, et pourtant, tout se rejoue, ailleurs, presque à l’identique.
Je crois avoir compris alors que le critique que j’étais, celui qui croyait “savoir”, n’était qu’un chapiteau passager, une version provisoire de moi-même, dressée le temps d’un regard.

Le double et le regardeur

Je n’ai pu m’empêcher de penser à Borges, non seulement au Borges érudit et ironique des bibliothèques infinies, mais à celui, plus rare, qui écrit sur la "rencontre avec soi": cet instant où le vieil homme croise son double jeune dans une ruelle de Buenos Aires et comprend que leur vie, entière, tient dans cet échange muet.

Le tableau que je contemplais semblait prolonger ce moment:
les deux hommes ressentent leurs présences, se voient, se reconnaissent, mais ne peuvent s’atteindre.
Leur distance n’est pas spatiale, elle est "temporelle".
Entre eux circule la matière verte du temps, fluide et vivante, non pas linéaire, mais rhizomatique.
Ils ne peuvent se rejoindre que dans le regard de celui qui les observe: "le tiers invisible", le spectateur, ou le lecteur. Ainsi, en les contemplant, je les unissais malgré eux. Leurs yeux se rencontraient à travers le mien. Et, d’une certaine façon, je devenais le véritable “chapiteau” de leur scène : la tente mentale où leur échange pouvait avoir lieu.

 Le changement intérieur du regard

Je mesure, en écrivant ces lignes, combien ma lecture s’est transformée.
Je suis entré dans l’image comme on entre dans une histoire qu’on croit simple: un naufrage, une lutte, un chaos. Et j’en suis ressorti dans un autre état: celui d’un homme conscient que le chaos est son propre mouvement vital.

Les racines ne sont plus menaçantes. Elles sont ce qui nous relie, à l’autre, au passé, au futur, au sol que l’on n’habite jamais vraiment.
Le cirque n’est plus un décor : il est le monde, monté et démonté à chaque instant de conscience.
Et ces deux hommes ne sont plus des figures d’aventure: ils sont les deux pôles d’un même regard, l’avant et l’après d’une même illumination. Si j’avais vu cette image des années plus tôt, j’y aurais reconnu une scène de catastrophe.
Aujourd’hui, j’y vois un "système respiratoire", un organisme symbolique, un souffle où tout circule: la mémoire, le temps, la peur, la tendresse.

Le regard comme racine
À présent, je comprends que l’image n’était pas faussement naïve: elle était simplement "trop directe" pour qu’on la voie d’emblée.
Elle ne montre rien d’autre que ce qui se passe quand un homme se découvre double, quand il s’observe en train de devenir ce qu’il est déjà.
Les racines, les vagues, les cordes, les toiles rouges: tout cela n’est que la texture du temps.
Et les deux hommes, pris dans ce réseau, ne cherchent plus à s’en échapper.
Ils savent que le seul chemin qui mène à l’origine est celui qui "s’en éloigne".
Qu’exister, c’est toujours "monter et démonter le même cirque", à travers les âges, les lieux, les visages. Leur regard réciproque n’est pas celui d’une reconnaissance sentimentale, mais d’une compréhension silencieuse:
“Tu es moi, dans une autre tente, sous un autre ciel.”
Et moi, le regardeur, je referme lentement le livre, conscient que je viens d’être traversé, à mon tour, par ce qu’ils se disent sans un mot.
Je quitte l’image comme on quitte un miroir: en emportant l’impression que quelque chose, derrière moi, continue de regarder.



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