jeudi 13 avril 2006

Sous la bannière


Nos sociétés grégaires et patriarcales ont toujours pratiqué la ségrégation. La mentalité agraire perçoit comme une menace contre son intégrité ce qui, venu du dehors, pénètre, s'instille, s'installe en elle. Le clan du corps communautaire bannit le corps étranger au nom de l'anormalité. La prédation justifie l'exclusion. Tant que la souveraineté de la vie humaine n'apparaîtra pas comme le dépassement d'un état de survie où l'espèce dépérit sous couvert de se conserver, le troupeau croupira sur les pâturages de la peur, en cultivant la haine et le rejet de l'égregaire.
Bien qu'elle eût aboli l'odieux privilège de la naissance, la Révolution française n'en a pas moins, pendant deux siècles, mobilisé les esprits contre les féroces soldats égorgeant nos filles et nos compagnes, et dont le sang impur ne manquerait pas d'arroser nos sillons par temps de sécheresse des idées. La terreur intériorisée est un appel vibrant et incongru à l'ennemi, elle le provoque, le suscite au besoin. Sous quelque bannière que l'intrus s'avance, il a les traits de l'inacceptable. Richesse, pauvreté, force. faiblesse, couleur de peau ou de cheveux, âge, sexe, caractère, origine géographique et sociale, lignage familial, état de santé, handicap physique ou mental, comportement atypique, tout ce qui ne répond pas à la normalité grégaire, tout ce qui relève de la différence, de l'individualité, de la spécificité irréductible s'expose à la justice clanique, au défoulement vengeur, aux coups que la force brutale et la ruse sournoise ont besoin d'asséner au bouc émissaire pour exorciser la peur et l'envie d'être seul et souverain dans la destinée du vivant.

Le Chevalier, la Dame. le Diable et la Mort
Raoul Vaneigem
Le Cherche Midi

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