jeudi 6 avril 2006


Les êtres naissaient, puis disparaissaient; se divisaient sans cesse, comblaient le vide, comblaient le temps, goûtaient, et étaient goûtés. Les millions d'yeux, les millions de bouches, les millions de nerfs, d'antennes, de mandibules, de tentacules, de pseudopodes, de cils, de suçoirs, d'orifices tactiles étaient ouverts dans le monde entier et laissaient entrer les doux effluves de la matière. Partout ce n'étaient que lumières, cris, parfums, froid et chaleur, duretés, nourritures. Partout ce n'étaient que frémissements, ondes et vibrations. Et pourtant, pour moi, c'était le silence, l'immobilité et la nuit.
Car ce n'était pas dans ces communications éphémères que résidait ma vérité. Ce n'était pas dans cette lumière, dans cette nuit, ni dans rien de ce qui était manifesté pour la vie. Les vies des autres, comme ma vie, n'étaient que des instants, de fugitifs instants incapables de rendre le monde à lui-même. Le monde était en deçà, enveloppant, réel, solidité fuyante qui se résout sur rien, matière impossible à sentir, impossible à aimer ou comprendre, matière pleine et longue dont la justification n'était pas extérieure, ni intérieure, mais elle-même.
On ne pouvait pas sortir du système. On ne pouvait pas s'exclure, on ne pouvait pas quitter. Cet infini était fabriqué de fini, cette éternité était construite seulement sur le temps. Si loin que l'on renverse le présent, on ne trouvait que ce qui avait été, rien d'autre que ce qui avait été. Quels que soient les résultats, issus du gouffre de la création, ils n'avaient pas de cause.

L'extase matérielle
J.M.G. Le Clézio
Folio essais

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