lundi 24 novembre 2025

La déchirure et le rire

 
« Ils se connaissaient depuis tellement longtemps, et chacun d'eux savait trop bien ce que l'autre allait dire avant même qu'il ouvre la bouche.
Existe-t-il un moment dans la plupart des relations humaines ou ce genre de choses arrive? se demandait-il. Où les deux participants sentent que dans la relation quelque chose de vital est mort? On a l'habitude de décrire en ces termes le déclin de l'amour, mais n'est-ce pas encore plus vrai de l'amitié? Leur relation s'était endurcie avec les années au point que chacun d'eux sentait que tout ce que l'autre faisait ou disait avait déjà été dit ou fait à de nombreuses reprises. La sensation de l'inattendu, ce fumier qui nourrit les relations humaines, s'était épuisée et n'avait pas été remplacée par quelque chose de nouveau, et pourtant ni l'un ni l'autre n'aurait pu dire comment ou quand cela était arrivé.»

Gabriel Josipovici, Goldberg variations, Les nomades, quidam éditeur, p.209



Le vent et la pluie commençaient juste à tomber quand Lucian sonna chez Félix.
Il n’avait pas dormi. La nuit avait été traversée de phrases qu’il n’avait pas écrites, de frissons qui ne lui appartenaient pas, et d’une étrange compassion mêlée de honte… celle de se sentir atteint par le récit d’un autre.
Félix ouvrit la porte d’un geste ample, comme un rideau de théâtre qu’on soulève sans hésiter.
Ah ! Mon cher Lucian ! s’exclama-t-il. Vous avez la tête d’un homme qui vient d’être attaqué par son propre patient.
Il éclata d’un rire tonitruant qui ne blessait point,
mais qui sonnait comme une cloche… et réveillait ce qu’on ne voulait pas voir.
Lucian entra, s’assit dans le grand fauteuil rouge, celui où, disait Félix, tous les psychanalystes font leurs crises existentielles.
Félix… j’ai besoin de vous parler d’Igniatius.
— Oui! Le fameux Don Carotte! Je me souviens…
Félix ferme les yeux et joint ses deux mains.
Je me doutais qu’il finirait par vous remuer. Il a ce talent-là: l’imprévu raconteur d’âme.
Lucian, sans répondre, sortit le carnet n°7, le pose devant Félix comme on pose une arme vide.
Puis il déroule les dessins d’Igniatius:
les volcans déformés, la terre qui bouge, les îles qui s’étirent comme des membres mal remis, la paille, un contour d’âne, presque un souffle dessiné.
Félix cesse immédiatement de sourire.
Il s’installe droit, sérieux, le menton sur sa main.
Parlez Lucian, dit-il. Dîtes-moi tout, depuis le début. Sans rien économiser.
Et Lucian parle. Longtemps.
Il raconte la scène de l’orage, le nom Igniatius qui ressurgit comme une pierre retrouvée au fond d’un lac, le paradoxe d’un enfant sans parents entendus comme des voix dans le tambour du ciel, la bête silencieuse, refuge, tiers, monde. Il raconte la colère d’Igniatius, sa douleur, son renversement.
Et cette question qu’il lui avait adressée et qui l’avait tellement troublé:
« Parlez-moi de vous en parlant de moi. »
Félix hocha la tête en silence, puis, avant de parler, prend le carnet. Il le feuillète lentement, comme si chaque phrase était une pierre qu’il devait retourner pour en examiner la face cachée.
Il s’arrête sur la page où Lucian avait écrit:
Si je ne reconnais pas ma propre implication, elle risque de fausser notre rapport.
Ah, dit Félix. Voilà la ligne qui son­ne vrai. C’est ici que tout bascule.
Il pose le carnet sur ses genoux.

Lucian, dit-il, ce patient vous touche. Trop. Et pas seulement par son histoire. Il vous touche dans une zone qui précède votre propre récit. Vous avez reconnu cela, en partie. Mais vous n’avez pas compris d’où cela vient.
Lucian voulut protester, mais Félix lève la main, d’une manière douce et tranchante.
Je ne vous accuse pas. Tous les analystes rencontrent un jour leur Igniatius. La question n’est pas “Pourquoi cela m’arrive?” mais “Pourquoi cela m’arrive avec lui?”
Il prend l’un des dessins: celui où le volcan semble respirer, presque humain.
Regardez cela. Ce qu’il appelle “Archipel”, vous l’appelez “analyse”. Ce qui bouge dans ses îles, c’est vous qui le sentez dans votre poitrine. Vous êtes entré dans sa métaphore comme on entre dans la chambre… ou la tête d’un autre.
Puis il ajoute, en penchant la tête :
Et lui, il l’a senti. Exactement comme un enfant sans parents sait reconnaître, avant qu’on le lui dise, la moindre faille dans l’attention de l’adulte.
Félix laisse un silence s’étendre, ce silence plein de concision qui prépare une incision.
Lucian… Je vais être brutal, parce que vous avez besoin que quelqu’un le soit.
Il le fixe droit dans les yeux.
Vous avez été ému parce que vous avez entendu, dans son orage, quelque chose que vous connaissez. Je ne sais pas quoi. Mais vous le savez. Et Igniatius l’a perçu avant vous.
Lucian baisse les yeux. Ses mains tremblent.
Je… je ne comprends pas. murmure-t-il.
Bien sûr que vous ne comprenez pas. Si vous compreniez, ce serait moins dangereux.
Il lui prend doucement le poignet, Félix ne touche jamais, sauf dans des moments de vérité.
Il semblerait que vous soyez devenu, pour Igniatius, ce que l’âne fut pour lui: celui qui absorbe le bruit, celui qui écoute à sa place. Ce qui est magnifique. Et périlleux.

Lucian sent un frisson le traverser. Félix reprend:
Le problème n’est pas qu’il vous analyse, tous les patients analysent. Le problème, c’est qu’il vous analyse juste. Et que cela vous soulage autant que cela vous terrorise.
Lucian releve la tête, stupéfait.
Félix sourit, un sourire moins joyeux, plus entendu:
Il vous a demandé: “Lorsque vous écrivez sur moi, est-ce moi ou est-ce vous que vous décrivez?”
Il pose une main sur le carnet.
Et vous, Lucian, vous n’avez pas su répondre… Parce que vous ne savez pas.
Lucian ferme les yeux sur laquelle une larme glisse lentement.
Félix ajoute:
Il est temps d’aller chercher d’où vient votre propre orage. Pas pour lui. Pour vous.
Puis il se lève, va chercher un verre d’eau et le pose devant Lucian.
Reprenez vos notes. Et maintenant… racontez-moi votre premier souvenir de bruit dans une maison trop grande.




Lucian, les yeux ouverts sur l’abîme et sur l’image de son enfance, comprend soudain que l’analyse a basculé, qu’il est entré, malgré lui, dans le miroir d’Igniatius.
 
 

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